Petite revue de parutions sortant des sentiers battus par des noms qui ne trouvent pas toujours un écho mérité chez nous. Certains sont inconnus ou presque, donc à découvrir, d’autres méconnus parfois injustement, ce qui est plus regrettable, d’autres ne cherchent plus à briller sous les projecteurs. Mais tous ont leur idée de la musique et tous sont engagés, à des titres et à des niveaux divers sans doute, dans le travail de création, loin des modes et des facilités. D’un maître du piano à un jeune quartette free, l’éventail est large et représentatif des ouvertures qui existent encore dans les voies musicales qui nous passionnent.

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  Michael Musillami Trio + 3 : « From Seeds »

Michael Musillami Trio + 3 : « From Seeds »
Playscape / Orkhêstra

> Playscape PSR #020109 - distribution Orkhêstra

Michael Musillami (g), Joe Fonda (b), George Schuller (dm) + Ralph Alessi (tp), Marty Ehrlich (as), Matt Moran (vib).

Six compositions de Musillami, enregistrées à New York le 1er février 2009.

Dès la première pièce, la plus longue, ce disque accroche par sa qualité de jeu et de son : une musique ouverte, aérée, un swing élastique, des instruments qui se chevauchent, se répondent, s’écoutent, une musique qui respire, ce qui devient rare. Résidant dans sa Californie natale, Michael Musillami est considéré aux Etats-Unis, comme un guitariste de premier plan. Il a étudié avec Joe Diorio et a fait ses armes aux côtés de Richard “Groove“ Holmes, Junior Cook, Dewey Redman, Curtis Fuller… Il a été associé au regretté saxophoniste Thomas Chapin et avec le bassiste Mario Pavone — trois disques avec chacun d’entre eux parmi les quinze réalisés en tant que leader, en partie sur son propre label, Playscape, créé en 1999 (deux autres CD sont disponibles chez Orkhêstra).

on aime !

Auprès de ses deux partenaires réguliers (qu’on ne présente pas), Musillami a invité trois grands solistes à qui il a proposé six compositions belles et solides, excellents tremplins pour leurs interventions, et surtout pour cette ouverture dont nous parlions au début, ouverture qui est synonyme de la plus grande liberté lorsque les musiciens jouent le jeu de l’aventure et de la création collectives. Enfin, outre ses dons de catalyseur, on appréciera la qualité du jeu de guitare du leader, l’articulation, la précision, la rondeur et la netteté de la note, et le phrasé qui tient constamment l’auditeur en éveil. N’ayons pas peur de le dire, il s’agit de grande musique et de grand jazz. Laissez donc un peu tomber John Scofield qui a depuis longtemps renoncé, et écoutez Michael Musillami dont le nom n’est guère connu en France, vous ne le regretterez pas.

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  Profound Sound Trio : « Opus de Life »

Profound Sound Trio : « Opus de Life »
Porter Records / Orkhêstra

> Porter Records PRCD - 4032 - distribution Orkhêstra

Andrew Cyrille (dm), Paul Dunmall (ts, bagpipes), Henry Grimes (b).

Cinq compositions collectives, enregistrées au Vision Festival, New York, le 14 juin 2008.

Nous avions présenté, il y a quelque temps, plusieurs disques de la marque Porter Records dans une chronique titrée « Grandeur et présence de la musique afro-américaine » (28/02/2009). Parmi ces parutions figurait un duo entre Henry Grimes et le batteur Rashied Ali qui vient de nous quitter. Le contrebassiste retrouve cette fois un autre grand joueur de tambours et de cymbales de sa génération, Andrew Cyrille, tandis qu’un troisième larron, le saxophoniste écossais Paul Dunmall, se joint à eux pour un set musical sans concessions. En effet, nous sommes saisis dès l’entrée par une musique brute, free, puissante et fortement ancrée dans l’héritage afro-américain dans lequel Dunmall est “comme chez lui“ — sont-ils devenus rares les saxophonistes américains qui possèdent encore ce son de ténor énorme, aylérien, ce discours charpenté, rude, râpeux et plein d’aspérités ? Reste que Grimes et Cyrille ont trouvé là un partenaire de leur trempe, et qu’ils peuvent donner libre cours à leur jeu instrumental non conventionnel. Recommandé aux amateurs qui ne craignent pas d’être bousculés, comme l’étaient les auditeurs, ravis, de ce concert improvisé.
Pour la petite histoire, Paul Dunmall enregistrait deux jours plus tard une musique complètement différente avec Tony Malaby (voir chronique « Neuf perles fines d’Albion » le 12/06/2009).

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  The Naked Future : « Gigantomachia »

The Naked Future : « Gigantomachia »
ESP / Orkhêstra

> ESP 4053 - distribution Orkhêstra

Arrington de Dionyso (bcl, contralto cl), Thollem McDonas (p), Gregg Skloff (b), John Niekrasz (dm).

Cinq compositions collectives, enregistrées à Portland (Orégon) le 8 août 2008.

Comment se nourrir d’influences et d’expériences multiples, et dépasser les fusions simplistes, les amalgames faciles, les relectures au second degré ? Voilà à quoi s’attèlent les quatre musiciens du Naked Future pour leur premier enregistrement que produit ESP (c’est une référence). Le son original du groupe, dense, parfois éclaté, parfois brouillon, interpelle d’entrée, comme le jeu rugueux et agressif de la clarinette basse de Arrington de Dionyso qui a pratiqué musiques improvisées et rock underground. Il y a de tout cela dans cette musique assez iconoclaste, culottée, mais qui ne manque pas d’humour. Difficile d’affirmer que n’apparaissent pas quelques facilités, ou que les nuances priment sur les niveaux, mais on perçoit un réel désir de jeu collectif et de création spontanée qui suscitera l’attention de l’amateur ouvert et curieux, celui qui aime fureter dans les marges.

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  Dennis González - João Paulo duo

Dennis González - João Paulo duo
Clean Feed / Orkhêstra

> Clean Feed CF144CD - distribution Orkhêstra

Dennis González (cnt, tp), João Paulo (p).

Six compositions de Paulo, trois de González, enregistrées au Portugal le 12 juin 2007 et en octobre-novembre 2008.

Changement complet d’ambiance avec ce duo qui nous fait quitter le Texas natal de Dennis González pour rejoindre le Portugal de João Paulo. De fait, une sensibilité ibérique transparaît de ces neuf superbes pièces, chantantes et ensoleillées. Aux côtés d’un pianiste pétri de musiques populaires et classiques, au jeu très présent, riche et lyrique, le trompettiste s’est une fois de plus totalement impliqué dans cette nouvelle aventure musicale, lui qui a côtoyé pour le meilleur, depuis plus de vingt ans, de grands musiciens américains : Charles Brackeen, qu’il a remis en piste tout comme Alvin Fielder, Olu Dara, Andrew Cyrille, Oliver Lake, Malachi Favors, Ellery Eskelin, Mark Helias et bien d’autres avec ce sens du collectif et du partage qui l’animent.

on aime !

Le son de la trompette ou du cornet, rond, riche, éclatant mais jamais trop cuivré, la précision de l’attaque et de la note, le discours parfaitement maîtrisé, sans redites, passionnant à suivre, font merveille dans ces mélodies que nourrit le pianiste, mélodies et improvisations qui vont bien au-delà d’une beauté lisse, mais qui témoignent d’une réelle exploration des paysages sonores. Les tempos ne sont ni langoureux ni alanguis, mais au contraire souvent vifs, décidés et volontiers remuants sinon dansants. Tout cela joué avec autant de force retenue que de subtilité. Une grande musicalité, dirait-on pour simplifier, et un disque qui enrichit le beau label portugais Clean Feed (où l’on retrouvera bien d’autres disques de Gonzalez, et aussi de Paulo).

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  Ran Blake : « Driftwoods »

Ran Blake : « Driftwoods »
Tompkins Square / Orkhêstra

> Tompkins Square TSQ2097 - distribution Orkhêstra

Ran Blake (piano solo).

1. Driftwoods / 2.Dancing in the Dark 2 / 3. Dancing in the Dark 3 / 4. Lost Highway / 5. Unforgettable / 6. Cancao do Sol / 7. No More / 8. I Loves You, Porgy / 9. Strange Fruit / 10. Pawnbroker / 11. There’s Been A Change / 12. Portrait / 13. I’m Going to Tell God / 14. You Are My Sunshine.

Enregistré à Brookline (Masachussetts), probablement en 2009.

Après le duo, nous ne pouvions terminer notre petite revue de disques de musiciens et orchestres américains que par le piano seul. Celui-ci est joué par un des spécialistes de la question, Ran Blake (né en 1935), grand connaisseur de toute la musique américaine, des chants de travail noirs au jazz d’avant-garde, en passant par la musique de film et les compositeurs contemporains “classiques“. À la suite du précédent « All That is Tired » paru en 2005 (TSQ1965), et à travers treize standards ou compositions (notamment de Charles Mingus et de Quincy Jones), le pianiste rend hommage à quelques-uns de ses chanteurs et chanteuses préférés : Sarah Vaughan, Billie Holiday, Mahalia Jackson, Sheila Jordan, Hank Williams, Nat King Cole, Milton Nascimento, etc. Pour en avoir accompagné beaucoup — qui ne connaît pas son duo avec Jeanne Lee en 1961 ? —, Ran Balke était admirablement placé pour faire “ressortir le chant“ de son jeu de piano. Ainsi chaque note est pensée, chaque note compte comme son poids sur la touche. Réfléchi, exploré, détaillé, chaque thème est retravaillé par le pianiste qui en extrait l’essentiel et en dévoile toutes les nuances et les beautés qu’on ne perçoit plus toujours, tant nombre de ces morceaux nous sont familiers.

on aime !

Tout cela avec rigueur et une grande économie de moyens, mais surtout avec l’amour qu’il porte à la musique, à ses compositeurs et à ses interprètes. Mais qu’on ne s’y trompe pas, l’exercice était difficile et périlleux. La prise de son n’étant pas “gonflée“, le piano ne résonne pas trop, d’autant que Blake fait un usage très modéré des pédales. On aura compris que tout était réuni pour que ce disque, qui sort des sentiers battus tout simplement par son évidence, constitue un grand bonheur pour l’auditeur. Soyez celui-ci, c’est un privilège.

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