33 ans de création, de passion et d’enthousiasme (2)

Jean Buzelin poursuit son large panorama de productions du label britannique Leo Records distribué en France par Orkhêstra International.
Vu le nombre de disques, le feuilleton continue !
Épisode 2 : 12 disques et pas moins de 5 "OUI ! on aime !".

Après un tour d’horizon de la scène russe contemporaine, poursuivons en Suisse où Leo Feigin va volontiers prospecter dans un pays, certes petit géographiquement, mais qui vit la création de labels renommés, comme Hat Hut, ou plus récemment Intakt. Leo a enregistré notamment Bertrand Denzler, Giancarlo Nicolai, Michel Wintsch, Christy Doran, etc., sans oublier une grande partie de l’abondante production du pianiste irlando-suisse John Wolf Brennan. Si le pays se garde d’intégrer l’Union européenne, la scène musicale helvétique est très ouverte et cultive volontiers les rencontres. Et puis la Suisse voisine avec la France, l’Allemagne, l’Autriche et l’Italie, pays musicalement riche et bouillonnant que nous visiterons ensuite à la découverte de musiciens peu connus de notre côté. La scène transalpine, particulièrement effervescente depuis quelques lustres, a trouvé accueil et appui auprès de Feigin qui a enregistré Eugenio Colombo, Enrico Fazio, Enzo Lanzo, Stefano Maltese, le Dolmen orchestra de Nicola Pisani, Vincenzo Mazzone avec Pino Minafra, lequel Pino Minafra rassembla pour la première fois son Italian Instabile Orchestra en studio pour Leo, etc., sans compter les nombreux disques de Carlo Actis Dato.

4tet - Different Song : "Step In To The Future"
Voices & Tides : "Tidal Affairs"
Matthias Ziegler : "La Rusna"
MMM Quartet : "Live at the Metz' Arsenal"
Telegraph - Francesca / Galasso / Miranda
Swedish Mobilia : "Knife, Fork and Spoon"
Arrigo Cappelletti - Guilio Martino Quartet : "Mysterious"
Tran(ce)formation Quartet : "Entrance"
Stefano Luigi Mangia / Adolfo La Volpe / Stefania Ladisa / Angelo Urso : "Ulysses"
Andrea Buffa : "30 Years Island"
Tim Trevor-Briscoe / Szilárd Mezei / Nicola Guazzaloca : "Underflow"
Urumchi : "Nar(r)"

Tant par ses recherches musicales que sonores, le flûtiste Matthias Ziegler, né à Berne en 1955, échappe à toute tentative de classification. Il a enregistré Mozart et travaille dans les musiques et jazz contemporains ; dans ce dernier domaine, il a joué avec le pianiste George Gruntz, le percussionniste Pierre Favre et le contrebassiste Mark Dresser, et a réalisé son premier disque en 1999. Sa démarche instrumentale est très originale, et même unique, puisqu’il joue d’une gamme de flûtes complète, dont les plus graves ont été spécialement fabriquées pour lui. Ziegler appartient donc à une catégorie d’artistes, rares, qui s’engagent dans des recherches et explorations totalement en dehors des sentiers, battus ou non. Avec la vocaliste Franziska Baumann, il a fondé le duo Voices & Tides, dont voici le second CD. Il comprend huit compositions communes. Les sons graves des flûtes, l’environnement sonore créé, la qualité du chant, la finesse de l’interprétation, la sensation d’espace créent un univers assez fascinant et d’une profonde beauté. Voix maîtrisée, effets de souffle, lenteurs quasi “planantes“ auxquelles succèdent des mouvements beaucoup plus vifs, serrés, inscrivent l’improvisation dans un contexte de live electronics, sans le recours du re-recording. Il en résulte une musique très nuancée, colorée, et dotée d’une vraie dimension orchestrale. (OUI !)

Voices & Tides : "Tidal Affairs"
Leo Records / Orkhêstra

La tendance aux sons graves est encore accentuée dans le travail de Ziegler en solo. Du moins dans son disque qui se meut dans le prolongement (à moins qu’il ne soit situé en amont) de celui en duo. Pas d’électronique ici, mais une superposition de flûtes graves, ce qui donne un résultat à peine plus brut, tant la maîtrise instrumentale et le jeu sont impressionnants. Longues nappes sonores étirées, explorations quasi telluriques, improvisations presque "jazz", dans la mesure où l’on retrouve les attaques et les effets de souffle des grands jazzmen, Roland Kirk, Eric Dolphy, Jeremy Steig, Michel Edelin — quatre noms qui me viennent spontanément —, au service d’un travail musical assez inouï. Pour mélomanes et auditeurs curieux.

Ni musique expérimentale, ni exercice dédié à l’improvisation libre lors de la rencontre entre le trio du pianiste Michel Wintsch et de la musicienne chinoise Yang Jing. Au contraire, nous nous trouvons dans un contexte jazzy "orientalisant" comme il y en a eu, plus ou moins réussis, depuis des décennies. Réussi, ce disque l’est, car il y a réellement un partage de l’écoute. Il ne s’agit pas ici d’un soliste "exotique" accompagné par un trio jazz, mais véritablement d’un quartette jouant une musique sensible, délicate, ouverte, d’une grande fraîcheur et d’une profondeur certaine. Yang Jing, interprète réputée de musique chinoise traditionnelle, s’est aussi illustré dans des contextes contemporains asiatiques et, en 2000, a rencontré Max Roach en Chine avec qui elle a joué. La même année, elle vint en Suisse et travailla durant sept ans avec Pierre Favre (deux CD). Elle pratique le pipa (p’i-p’a), sorte de luth, et le guqin (ou kou-k’in suivant les traductions), qui s’apparente à la cithare. Michel Wintsch et Bänz Oester ont enregistré plusieurs disques pour Leo avec Gerry Hemingway, ici remplacé par l’excellent Norbert Pfammatter. Un grand bonheur d’écoute. (OUI !)

4tet - Different Song : "Step In To The Future"
Leo Records / Orkhêstra

Le groupe Urumchi fut fondé par le saxophoniste suisse Werner Lüdi, pionnier méconnu du free jazz, mort en 2000 — je me souviens d’un duo "terrible" avec Peter Brötzmann (FMP CD 22). Cet excellent trio de vétérans de la nouvelle musique suisse (dont Fredy Studer qui enregistra naguère avec André Jaume), accueille ici l’impressionnante chanteuse Saadet Türköz qui chante douze pièces originales en kazakh et en turc (et les compose pour la plupart). Il ne s’agit pas d’une synthèse world music mais d’un véritable échange entre des origines culturelles et musicales différentes. Pas de carcan imposé d’un côté, pas d’improvisation libre aléatoire de l’autre, mais une voie pensée, maîtrisée qui aboutit à une création musicale absolument originale. Superbe ! (OUI !)

Les rencontres de musiciens de tous bords et de toutes provenances trouvent naturellement une place de choix dans le catalogue Leo Records. Depuis longtemps, les frontières géographiques et musicales se sont ouvertes et les affinités se sont nouées bien au-delà des territoires d’origine. Si le saxophoniste suisse Urs Leimgruber vient plutôt du jazz, le guitariste Fred Frith a débuté dans le rock anglais sophistiqué avant de s’ouvrir aux formes les plus ouvertes de l’improvisation. C’est aussi vers l’improvisation pure que s’est tournée Joëlle Léandre, arrivée, elle, du champ dit "contemporain", tandis que le compositeur américain Alvin Curran fut un pionnier de la musique électro-acoustique, fondant à Rome, dès 1966, le groupe Musica Electtronica Viva. Que croyez-vous donc qu’il advint de la rencontre entre ces musiciens, solistes et improvisateurs chevronnés ? Une séance de free music de plus ? Que nenni ! Une réalisation, au contraire, exceptionnelle d’équilibre, de conscience, d’écoute réciproque… bref, de musicalité pure. État de grâce miraculeux ou création artistique exceptionnelle… ou les deux ! (OUI !)

Trio électrique italien proche du rock, Telegraph joue une musique apparemment plus "balisée", mais une écoute attentive déjoue tous les préjugés. Si une certaine esthétique est revendiquée, la musique n’est jamais fermée, les tempos jamais lourds ni carrés. Au contraire, une élasticité et une respiration qu’on n’attend pas forcément dans ces configurations instrumentales, facilitent la conduite vers des pistes et des ouvertures : accents parfois bluesy, belles mélodies — on appréciera le jeu d’archet du contrebassiste Dario Miranda —, atmosphères variées, parfois étranges. Une belle réalisation.

Telegraph - Francesca / Galasso / Miranda
Leo Records / Orkhêstra

On retrouve Miranda au centre d’un autre trio électrique : Swedish Mobilia. Ici, le son est plus fort, la batterie plus lourde, dans cette "cuisine" en dix pièces totalement improvisées. Or, là réside la grande différence avec le trio ci-dessus. Il faut d’ailleurs le savoir, car les rythmes, solides, semblent préétablis ; "objets en mouvement", dit un petit texte de présentation. Les trois compères doivent se connaître sur le bout des doigts pour se "trouver" instantanément. Comme dans la free music, il est difficile d’être en permanence dans un état spontané de création, mais ici, si les passages à vide sont masqués par quelques répétitions de riffs (le rock) et par le remplissage sonore, on atteint parfois une certaine grandeur. Très intéressant.

Après deux trios, quatre quartettes. Le premier nous ramène à un "jazz" qui sonne "jazz", si je puis me permettre ce truisme. Mais ne nous fions pas aux apparences même si celui-ci se présente selon une formation bien connue et typique dans l’histoire du jazz : un saxophoniste principal soliste, Giulio Martino, un pianiste, Arrigo Cappelletti, qui signe l’essentiel du répertoire, une contrebasse et une batterie. Il s’enrichit, s’ouvre et se nourrit de multiples apports qui ont sillonné la vie du pianiste : du blues au Brésil, de l’opéra italien à l’Afrique de l’Ouest, de la musique contemporaine à Paul Bley (surtout) et Cecil Taylor. Influences discrètes sous-jacentes et totalement intégrées pour un jazz ouvert, éclaté — apprécions le jeu particulièrement fin de la paire rythmique — mais d’une grande cohérence.

Arrigo Cappelletti - Guilio Martino Quartet : "Mysterious"
Leo Records / Orkhêstra

Cap sur l’Orient, enfin un Orient réinventé sinon imaginé, avec le Tran(ce)figuration Quartet qui recherche "ce qui relie la musique improvisée au mystérieux phénomène de la transe". Une "transe douce" en l’occurrence, qui se tourne vers la musique indienne, un certain rock, et le jazz — la superbe composition de Mal Waldron, The Seaguls of Kristiansound termine une suite de cinq pièces originales. Pour les membres du groupe, la musique possède un effet thérapeutique, d’où la recherche de timbres, de modes, de sons qui s’agencent soigneusement, avec délicatesse et sans aspérités, en de belles mélodies. Une recherche certaine de la beauté, de l’équilibre, de l’harmonie et de la paix intérieure. Et je n’oublie pas la qualité des musiciens, en particulier Giorgia Santoro sur différentes flûtes, et Adolfo La Volpe aux guitares acoustiques et électriques.

D’une autre ambition se présente "Ulysses" où l’on retrouve d’ailleurs l’excellent Adolfo La Volpe qui a comme compagnons de route Stefano Luigi Mangia, Stefania Ladisa et Angelo Urso. Avec un regard possible vers Joyce, cet Ulysse est un voyage en neuf compositions très diverses et quatre improvisations collectives. Chaque étape est le prétexte d’une rencontre, parfois surprenante, avec un "héros" choisi : Demetrio Stratos, Léonard de Vinci, Dostoïevski, Einstein, Martin Luther King, J.-L. Borges, saint François d’Assise, Kürt Gödel et, à l’arrivée, Ulysse lui-même et le chant pur a cappella. Aventure multiforme mais assez fascinante, sorte d’alchimie musicale fragmentée mais très élaborée, totalement inclassable, conduite par un quatuor à l’instrumentation originale. Une étonnante découverte, embarquement immédiat. (OUI !)

Stefano Luigi Mangia / Adolfo La Volpe / Stefania Ladisa / Angelo Urso : "Ulysses"
Leo Records / Orkhêstra

Notre périple italien s’achève de la meilleure manière sur un terrain plus familier, la grande "île" du jazz, en compagnie de quatre musiciens qui forment une véritable famille. Andrea Buffa, qui a composé les dix pièces, joue dans le quintette Locomotive Kanarone avec Fiorenzo Bodrato (cf. CultureJazz.fr - vitrine octobre 2008), lequel dirige ses propres trio et quintette avec Carlo Actis Dato, qu’on ne présente plus et responsable de nombreux disques chez Leo Records, et Dario Mazzucco (cf. CultureJazz.fr - Duos, trios, impros, 01/09/2008, et Petit tour d’Europe, 10/09/2010). On retrouve ici le jazz italien dans ce qu’il a de meilleur, la générosité, la communication directe, son côté chantant et dansant, son exubérance parfois, ses couleurs lumineuses et le bonheur de jouer. Impossible d’y résister, succès garanti sur scène.

Clôturons ce second chapitre par une autre rencontre internationale : un trio anglo-italo-hongrois. Le saxophoniste Tim Trevor-Briscoe et le pianiste Nicola Guazzaloca sont des partenaires de longue date, puisqu’ils se sont connus il y a treize ans et ont commis un disque en duo très réussi en 2006 (LR 505). De son côté, le violoniste avait été découvert conduisant un octette (LR 447, où figurait Matthias Schubert), puis un quartette (LR 530, cf. CultureJazz - vitrine avril 2009) dans des œuvres très originales. Les caractéristiques musicales de chacun s’estompent ici dans l’improvisation libre : six pièces collectives la plupart du temps tout en retenue, en pointillisme, voire en hésitations, avant que de brusques éclats brisent la tension et libèrent les musiciens, sans que leur maîtrise ne soit mise en défaut, en particulier dans les trois plages live où ils semblent le plus épanouis.

Nous poursuivrons prochainement notre périple en Allemagne avant de traverser la Manche puis de franchir l’Atlantique.


Les références :

> Voices & Tides : "Tidal Affairs" - CD LR 589

Franziska Baumann (voix, SensorLab electronics), Matthias Ziegler (fl, fl basse, fl contrebasse, loops).

Enregistré à Winterthur, le 11 août 2009 et le 26 janvier 2010.

> Matthias Ziegler : "La Rusna" - CD LR 629

Matthias Ziegler (fl alto, fl basse, fl contrebasse).

Enregistré à Ludwigsburg et à Wintherthur, sans date.

> 4tet - Different Song : "Step In To The Future" - CD LR 635

Yang Jing (pipa, guqin), Michel Wintsch (p), Bänz Oester (b), Norbert Pfammater (dm, perc).

Enregistré à Renens (Suisse), sans date.

> Urumchi : "Nar(r)" - CD LR 633

Saadet Türköz (voix), Hans Hassler (acd), Alfred Zimmerlin (cello, voix…) Fredy Studer (dm, gongs…).

Enregistré à Maur (Suisse), les 20 et 21 novembre 2010.

> MMM Quartet : "Live at the Metz’ Arsenal" - CD LR 631

Joëlle Léandre (b), Fred Frith (g), Alvin Curran (electronics, p), Urs Leimgruber (ss, ts).

Enregistré à Metz, le 20 novembre 2009.

> Telegraph - Francesca / Galasso / Miranda - CD LR 611

Giovanni Francesca (g, live electronics), Dario Miranda (b, elb, shruti), Aldo Galasso (dm, perc).

Enregistré en Italie les 1er et 2 août 2009, et le 27 octobre 2010.

> Swedish Mobilia : "Knife, Fork and Spoon" - CD LR 628

Adrea Bolzoni (g, live electronics), Dario Miranda (b, live electronics), DanieleFrati (dm, perc).

Enregistré à Milan, les 5 et 6 mai 2011.

> Arrigo Cappelletti - Guilio Martino Quartet : "Mysterious"- CD LR 615

Giulio martino (ss, ts), Arrigo Cappelletti (p), Roberto Piccolo (b), Nicola Stranieri (dm).

Enregistré à Cavalicco (Italie), en juin 2008.

> Tran(ce)formation Quartet : "Entrance" - CD LR 609

Giorgia Santoro (fl, fl alto, fl basse, bansuri, effets), Adolfo La Volpe (g, electronics), Marco Bardoscia (b), Vito De Lorenzi (dm, tabla, esraj, perc) + cor, violon, violoncelle, clarinette/sax baryton, tuba sur une plage.

Enregistré à Lecce (Italie), du 16 au 19 décembre 2009.

> Stefano Luigi Mangia / Adolfo La Volpe / Stefania Ladisa / Angelo Urso : "Ulysses" - CD LR 627

Stefano Luigi Mangia (voix, as, jouets), Stefania Ladisa (vln, jouets, voix), Adolfo La Volpe (g, harmonium, electronics, bjo, voix…), Angelo Urso (b, jouets, voix).

Enregistré à Bari (Italie), entre février et avril 2011.

> Andrea Buffa : "30 Years Island" - CD LR 624

Andrea Buffa (as, ts, bcl), Carlo Actis Dato (ts, bs, bcl), Fiorenzo Bodrato (b, cello) Dario Mazzucco (dm).

Enregistré à Turin, les 12 et 13 février 2011.

> Tim Trevor-Briscoe / Szilárd Mezei / Nicola Guazzaloca : "Underflow" - CD LR 614

Tim Trevor-Briscoe (sax), Nicola Guazzaloca (p), Szilárd Mezei (vln).

Enregistré à Bologne (Italie), le 17 avril 2010.


> Liens :