Les temps forts des 12 et 13 novembre.

Seconde partie du compte-rendu du festival D’Jazz Nevers 2012 (1ère partie à lire ici...).
Pleins feux sur les journées des 12 et 13 novembre.

> 12 novembre 2012 : Quand le rock et le théâtre inspirent des musiciens de jazz.

Après une première soirée mémorable ponctuée d’un zeste de rock avec l’univers de Janis Joplin, c’est au tour de l’Impérial Quartet d’entamer la deuxième journée le lundi 12 novembre.
Le festival s’attache depuis ses débuts à faire découvrir des formations émergentes les plus intéressantes du moment. L’Impérial Quartet fait partie de celles-ci. Il bénéficie du soutien de l’AFIJMA [1] dans le cadre de l’opération Jazz Migration, pour donner de nombreux concerts en France.
Ce quartet rassemble quatre jeunes musiciens parmi les plus doués de la génération montante du jazz français, entendus dans des grandes formations aussi diverses que Tous Dehors, Radiation 10 et le Surnatural Orchestra. Damien Sabatier et Gérald Chevillon utilisent à eux deux toute la famille des saxophones (du sopranino au saxophone basse), Antonin Leymarie est à la batterie et Joachim Florent (déjà entendu à Nevers aux côtés des groupes Jean-Louis et Metal-o-phone) délaisse sa contrebasse pour se consacrer exclusivement à la basse électrique. Le concert débute par un long solo de guitare basse, qui annonce la couleur d’une musique prometteuse qui sort de l’ordinaire, décomplexée de tout emprunt stylistique. Ce power quartet s’attache avant tout à défendre une musique à l’exploration collective, au caractère parfois dansant, dans laquelle nous découvrons les multiples facettes de leurs instruments, de nombreuses polyrythmies et des sonorités inouïes. Des compositions pleines d’audace et ouvertes à la prise de risque éveillent notre attention. Elles évoluent sous nos yeux et remplissent nos oreilles de bonheur dans un répertoire au caractère inédit, aux climats variés, alliant intelligemment écriture et improvisation. Un très beau coup de cœur, à voir, revoir sur scène et réécouter sur disque de par l’inventivité de la musique que le quartet présente et l’énergie collective assez rock qu’il véhicule.
Cette formation prouve que la nouvelle génération du jazz français est capable de donner au jazz une diversité et une ouverture musicale incontestables, pas autant entendues dans les autres musiques.

"Le nerf" - mise en scène G. Malvoisin - Nevers D’jazz 2012.

Depuis quelques années, le festival de Nevers s’efforce de présenter des passerelles entre le jazz et le théâtre. Plusieurs spectacles ont témoigné de cette volonté de tisser des liens entre ces deux pratiques artistiques : Prévert Blues avec le Quartet d’Henri Texier, le très beau projet Sati(e)rik Excentrik conduit par le collectif rhone-alpin La Forge, L’instrument à pression avec Jacques Bonnaffé... Cette année, c’est au tour du metteur en scène dijonnais Guillaume Malvoisin de concilier théâtre et jazz, avec sa nouvelle pièce Le nerf. Le public est plongé dans l’arrière-salle d’un cinéma pour évoquer le thème de l’attente où musiciens et employés, un peu blasés, expriment leurs doutes et leurs inquiétudes. Prenant pour point de départ la pièce The Connection de Jack Gelbert, doté d’un grand succès aux Etats-Unis en 1959, Guillaume Malvoisin garde très peu de choses de la version originale et y inscrit ses propres obsessions.

"Le nerf" - mise en scène G. Malvoisin - Nevers D’jazz 2012.
"Le nerf" - mise en scène G. Malvoisin - Nevers D’jazz 2012.

Le nerf est une pièce prétexte à des moments musicaux très variés, passant de la musique électronique à l’électroacoustique, du jazz au rock, de magnifiques mélodies très écrites à des improvisations inspirées de grilles. Elle nous plonge dans une ambiance de cabaret berlinois, où les numéros chantés et parlés véhiculaient une certaine indiscipline et insolence. Les interventions musicales illustrent très bien les couleurs sombres de cette pièce. Elles peuvent être alternées ou mélangées aux textes récités ou à des parties chantées par Mister Death qui s’adresse directement au public. Les solos profonds et vibrants de la contrebasse de Sébastien Bacquias accompagnés des notes délicates glissées par la guitariste Christelle Séry (occupant plutôt une fonction de coloriste) donnent au spectacle une dimension musicale surprenante, parfois assez étrange, renforcée par les très beaux chorus du saxophoniste Aymeric Descharrières, à découvrir de toute urgence si ce n’est pas encore fait, de par sa très bonne adaptation à des contextes musicaux variés, son identité sonore très affirmée et surtout ses magnifiques improvisations "décollantes " (notamment au saxophone baryton) qui nous rappellent l’univers free jazz de François Corneloup.
Voici une très belle occasion de découvrir un mariage original entre théâtre et « jazz », dans lequel la liberté du texte épouse très bien celle de la musique.

Asnake Gebreyes / Ukandanz - Nevers D’jazz 2012

Le festival propose chaque année un concert au Café Charbon, lieu neversois qui programme régulièrement des groupes de musiques actuelles (rock, metal...). Le groupe lyonnais Ukandanz présentait un répertoire qualifié d’Ethopian crunch music. Leur source d’inspiration est riche de polyrythmies variées, rapides et dotée d’un système modal particulier. Elle réunit l’énergie du jazz rock à celle du groove éthiopien, emmenant le public dans des moments de transe inégalés, l’incitant à danser. Le groupe présente un son puissant, particulièrement fort et agressif. Doit-on rappeler à certains musiciens soucieux de mieux s’entendre sur scène en réglant leurs amplis le plus fort possible, aux ingénieurs et techniciens du son, voire parfois aux organisateurs, que le public n’est pas là pour être assourdi par la musique mais pour l’apprécier dans des limites d’intensité sonore tolérables par l’oreille humaine ? Certes les bouchons d’oreilles sont là pour pallier ces problèmes, mais tous les auditeurs ne les utilisent pas, ils peuvent gâcher certaines couleurs musicales et ne protègent pas de toutes les longueurs d’onde.

Guilhem Meier / Ukandanz - Nevers D’jazz 2012
Damien Cluzel / Ukandanz - Nevers D’jazz 2012

Ce constat nous incite à penser que ce n’est pas en jouant le plus fort possible que l’on va donner à la musique toute sa qualité d’écoute et l’apprécier au mieux, contrairement à l’idée très souvent défendue par certains groupes sur scène. Cette musique très chargée peut aussi décevoir par ses aspects très répétitifs dans les rythmes et les phrases assez peu mélodiques. On a bien compris où le groupe voulait nous emmener au bout des premières minutes. Il y a donc peu de surprises à découvrir dans les morceaux suivants... Je reste dans l’ensemble un peu déçu, contraint de sortir de la salle pour écouter cette musique de loin et tenter d’apprécier tout de même un certain niveau de recherche musicale sur le plan rythmique, une mise au point sans doute délicate et des musiciens certainement intéressants : cas du batteur très énergique Guilhem Meier, du saxophoniste Lionel Martin et surtout du chanteur Asnake Gebreyes. On aurait cependant préféré une musique un peu moins brutale dans sa première approche.
Dans un festival qui souhaite ouvrir ses portes à un public le plus large possible, il va de soi que l’on ne peut pas tout aimer. C’est aussi ça la prise de risque de la diversité. L’ouverture vers l’esprit « world music » est tout de même réussie, emmenant une partie du public vers ces horizons trop peu entendus dans les festivals de jazz.


> 13 novembre 2012 : De Nick Drake au jazz contemporain de Marc Ducret.

La troisième journée du festival débutait avec le rituel des concerts de 12h00 au Pac des Ouches, petite salle voûtée de pierres, qui se trouve sous le Palais Ducal de Nevers. Ce lieu accueille en période de festival des petites formations allant du solo au trio, souvent pour présenter une musique totalement acoustique. Misha Fitzgerald Michel présentait son dernier disque « Time of No Reply », très bien accueilli par la presse, paru sur le label No Format. Ce guitariste discret s’est fait remarquer aux Etats-Unis aux côtés de grandes pointures du jazz américain telles que Billy Hart et Ravi Coltrane lors de son cursus à la New School de New York, dans laquelle il rencontra Jim Hall et Kenny Werner. Il fut également l’un des élèves de la classe de jazz de François Jeanneau au CNSM de Paris.
Pour ce concert des plus intimes, le guitariste rend hommage à Nick Drake, artiste de la musique folk anglaise des années 60, assez méconnu de son vivant, devenu culte depuis sa disparition en 1972 à l’âge de 27 ans, après avoir laissé trois disques inoubliables. Misha Fitzgerald Michel est à la guitare acoustique 12 cordes, accompagné du violoncelliste Olivier Koundoumo. Il propose une relecture simple des versions originales, sans les jazzifier, en y présentant sa propre sensibilité, sa culture musicale et toutes les ressources de son art. On y découvre un guitariste virtuose, un son très soigné, une musicalité époustouflante et un respect intégral des chansons d’origine. En solo ou duo, le guitariste excelle par son style léger et précis, son phrasé souple, sa grande facilité à produire les notes les plus belles, sa façon de présenter Nick Drake avec une pointe d’humour et de cynisme. Cet hommage des plus touchants et émouvants restera gravé dans la mémoire des auditeurs et nous montre que malgré l’image de guitariste de jazz qu’il revendique, Misha Fitzgerald Michel est avant tout un musicien en liberté.

"Mediums" - Nevers D’jazz 2012

À 18h30, la scène de l’auditorium Jean Jaurès du conservatoire de Nevers était éclairée par les projecteurs de la société Oléo, dans le cadre du tournage d’un film pour Mezzo à propos du récent trio The Mediums de Vincent Courtois.
Considéré comme l’un des violoncellistes les plus intéressants de la scène européenne, Vincent Courtois est un fidèle du festival de Nevers. Il a notamment été entendu dans un duo avec Jeanne Added, le trio Amarco ou en sideman avec Didier Levallet, Louis Sclavis et le Erdmann/Rohrer Quartet.

Vincent Courtois - novembre 2012
"Mediums" - Nevers D’jazz 2012
"Mediums" - Nevers D’jazz 2012

Pour ce nouveau projet résolument mélodique et sans rythmique apparente, Vincent Courtois s’inspire du monde poétique des cabarets ésotériques et autres cabinets de curiosités qui ont rempli sa jeunesse, lorsque son père, peintre et décorateur forain, l’emmenait à ces drôles de spectacles, avec ces fameux « entresorts », sortes d’endroits dans lesquels on entre, on y découvre quelque chose de curieux qui disparaît dès que l’on en sort... Pour raviver ces souvenirs d’enfance au caractère mystérieux (le violoncelliste avoue s’être inspiré des films cultes de David Lynch), il s’entoure de deux saxophonistes ténors les plus doués de la scène européenne du jazz actuel : Robin Fincker, entendu dans le trio Blink ou le Surnatural Orchestra et Daniel Erdmann, membre incontournable du trio Das Kapital. Cette instrumentation singulière permet à Vincent Courtois d’explorer les multiples facettes sonores de ces instruments du milieu, à la tessiture centrale et au timbre assez voisins. On est rapidement transporté par des mélodies séduisantes, des sons inouïs, des improvisations à la grande maîtrise et sensibilité musicales. Les thèmes portent des titres intrigants, parfois à l’image de la musique : « Une inquiétante disparition », « Femme sans corps », « La nuit des monstres »... Courtois démontre une fois de plus avec The Mediums son lyrisme incandescent, sa virtuosité imminente et son aptitude à donner à ses projets des orientations musicales toujours très singulières.

En soirée, la Maison de la Culture accueillait le projet Tower Bridge du guitariste Marc Ducret, un autre musicien fidèle du festival entendu deux ans plus tôt en trio. Ce guitariste atypique de la scène européenne, reconnu pour son jeu ultra précis, très rythmique, ses déferlements de notes à grande vitesse, avait déjà dirigé une grande formation en 1993 avec « Seven Songs From The Sixties ». Le festival l’avait aussi accueilli en solo et aux côtés de Louis Sclavis, Daniel Humair et François Corneloup.

Marc Ducret - Nevers D’jazz 2012

Entouré de onze musiciens particulièrement intéressants de la scène du jazz et des musiques improvisées en Europe et aux Etats-Unis, Marc Ducret tente par ce projet une transposition musicale de sa lecture du roman Ada de Vladimir Nabokof. Il fait le choix d’utiliser des moyens strictement musicaux, sans avoir recours à des citations du livre. Il confie sa musique à trois orchestres différents, qui après avoir chacun tourné séparément sont regroupés sur la même scène pour interpréter un répertoire commun dans le cadre d’une tournée unique de dix représentations en France. Le premier, Real Thing #1, est un quintette franco-danois composé de Kasper Tranberg (trompette, bugle), Matthias Mahler (trombone), Frédéric Gastard (saxophone basse) et Peter Bruun (batterie). Le deuxième, Real Thing #2, est un quartet franco-américain qui comprend Dominique Pifarély (violon), Tim Berne (saxophone alto) et Tom Rainey (batterie). Le troisième, Real Thing #3, est un sextet qui regroupe Antonin Rayon (piano), Sylvain Lemêtre (percussions), Matthias Mahler (trombone), Fidel Fourneyron (trombone) et Alexis Persigan (trombone).

Fidel Fourneyron (de dos) et Marc Ducret - Nevers D’jazz 2012


Marc Ducret est leader de ces trois formations.
Le répertoire est construit à partir de courtes cellules rythmiques considérées comme un matériau de base élémentaire, à partir duquel le compositeur a déduit l’intégralité de sa musique présentée sous forme de longues pièces à géométrie variable. Ces morceaux se répondent les uns aux autres, en un jeu infini d’emboîtements. Marc Ducret précise : « Tous les mélanges sont possibles et provoquent une relecture à l’infini du matériau thématique. Il ne s’agit pas de juxtaposer deux groupes jouant une musique similaire, mais de provoquer une interaction entre des musiciens qui utilisent un matériau commun mais organisé de façon totalement différente ».
La musique qui résulte de ce projet peut parfois paraître abstraite et délicate d’approche pour le grand public mais elle reste très attrayante et considérée comme une référence pour un public plus averti. Son écriture est exigeante et son interprétation particulièrement délicate. Les espaces sonores sont évolutifs et inédits, les improvisations spectaculaires...
En plus d’être un guitariste redoutable qui a frotté ses cordes avec des musiciens d’outre Atlantique, Marc Ducret est un compositeur hors norme qui défend une conception très personnelle de la musique. Voilà ce qui a attiré l’attention du public lors de ce concert évènement que l’on ne pourra pas oublier dans l’histoire du festival.


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Photographies de Christophe DESCHANEL

Nous tenons à remercier tout particulièrement le photographe Christophe Deschanel, un habitué du festival de Nevers qui porte un regard très personnel sur les musiciens, dans l’instant.
Il a accepté de nous confier quelques uns de ses clichés réalisés lors du festival D’Jazz 2012.

En photographe indépendant fuyant l’enfermement dans une thématique, Christophe Deschanel considère ses clichés comme "des petits haïkus en image, des instants spirituels non calculés. Il faut juste être présent." [2]

.::La rédaction: :.

> Vous pourrez en savoir plus sur lui et sur son travail de photographe en visitant les sites :


> Lien :

[1Association des Festivals Innovants en Jazz et Musiques Actuelles

[2Entretien pour "Nevers, ça me botte" n° 176 - octobre 2011