Manifeste pour un nouveau solo

La douceur du temps incite à la dérive, ( c’est le moment de lire Rien n’est fini, tout commence par Gérard Berréby et Raoul Vaneigem... ), dérive en mode spiralé : la rue de Bretagne, sa sublime librairie Comme un roman, son marché des Enfants rouges, le Bougnat rue de Saintonge, rescapé des années soixante, le Café Rouge disparu et remplacé par les Chouettes, tout de blanc devenu ; au bar à vin, on célèbre Li Po jusque sur le trottoir
« Que sans tarder on verse du vin ! (…)
J’appelle le garçon,
qu’il troque tout cela
pour le meilleur vin !
Ensemble nous y noierons
la tristesse éternelle ! »
et enfin le Carreau du Temple. Pierre, métal, verre, bois : comme le cœur d’un cristal émergé depuis quelques mois.

Pendant que nous nous installons, Bruno CHEVILLON, contrebasse et bidouilles électroniques, est déjà installé derrière un rideau qui fait office d’écran transparent. Défilement d’images, bande son en italien et français, un entretien entre deux personnes ( « qu’est-ce qui vous a fait vous intéresser au sous-prolétariat ?  »). Kouahhh !!! un concert engagé, le lumpenprolétariat, la lie du monde, alors qu’on vit enfin un époque radieuse et apaisée ?

Dans la continuité de ces images et de la bande son, Chevillon tire les premières notes de sa contrebasse. Une savante manipulation lumineuse déconstruit l’espace vertical de la scène en kakemonos recevant qui une image fixe, qui un bout de film, faisant sortir le bassiste de l’ombre pas du tout, un peu, beaucoup. Impossible de ne pas penser aux essais multimedia actuels de la scène musicale. Non, une tablette graphique, la participation du public et la réactivité la plus immédiate ne suffisent pas. Confondre technologie et art, pfff.... Pourquoi pas l’art et le cochon ? Ici, la simplicité sophistiquée fait dans le genre épuré, dépouillé, économe, minimal. Pure poésie pure.
Chevillon n’a pas besoin d’en faire trop. Même pas besoin d’en faire d’ailleurs. Être-là suffit.
Et sa voix. Qui narre, conte et raconte en italien du Pasolini dans le texte.
Les kakemonos se résolvent en un seul fond de scène : nous nous retrouvons en plein Zao Wu Ki, ciel et nues mouvantes, noir-et-blanc âpre.
Alors, comme une seconde partie en forme de road movie : un horizon, le soleil levant, ça sent la route avalée comme les amphètes et les mâchoires serrées-bloquées à se péter les couronnes.
Chevillon alternemêle voix et contrebasse ; ses mouvements magnifiés par l’éclairage ( oui, Chevillon est customisé d’origine pour accrocher la lumière ) revisitent l’art d’enlever une partition comme on enlève une chaussette (avec élégance !! ), de tenir dressé un archet en attente. Il fabrique des sons à peine audibles ( frottis de la table d’harmonie paume à plat, pinces à linge pour des effets rebondissants, archers frottés sur la tranche de la table ), emploie quelques aides électroniques, mais pas plus que ça et déroule une suite de séquences-situations-historiettes-anecdotes-vignettes-paragraphes. On y croit !!

Entre les techniciens lumière-projection-son et le musicien, l’osmose est absolue. Pas une longueur dans ce solo, rien à enlever, tout est bon. Il faudra compter avec ce concert qui sonne comme un manifeste pour un nouveau solo . Il y a de l’obsolescence dans l’air pour les pratiquants du genre... qu’on se le dise !!!
On tape longtemps dans nos petites mains. Il salue, sort, revient, ressort, re re vient. On tente un bis. Mais non. C’est fini.

Est-il utile de rappeler que cette engeance d’intermittents ne bénéficiera pas d’une retraite chapeau, elle ?

ONJazz Fabric #3 - 25 octobre 2014
Le Carreau du Temple - 4 rue Eugène Spuller 75003, Paris
Bruno Chevillon : contrebasse, voix

NDLR : Au même programme, en seconde partie, le groupe du trompettiste Fabrice Martinez, "Chut !". Une injonction strictement respectée par le chroniqueur !


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