Où les tribulations du chroniqueur le mènent et le malmènent...

Troisième étape

Retour en un lieu connu, le Chorus, pour écouter un trio dont nous ne connaissions pas deux membres sur trois, Jacob Sacks (piano) et le norvégien Eivind Opsvik (contrebasse). Et encore, le troisième et leader, le batteur Dan Weiss, nous ne l’avions entendu par le passé que sur un CD, à savoir le « sax pistols » de l’ami Francesco Bearzatti, galette à ne manier qu’avec des gants ignifugés tant la musique y était, et est toujours, incendiaire.

C’était le vingt-cinq octobre dernier à Lausanne et, ma foi, le printemps continuait alors que le trio achevait là sa tournée. Comme à l’habitude, quand nous découvrons une nouvelle formation, tout débuta toujours par une interrogation, interrogation qui siège dans l’instant précis qui précède la première note.
Qu’écouterons-nous ? Quel sera le climat général, le ton ? Le lamartinien « Ô temps suspend ton vol ! » trouve là toute son utilité. Bien vu Alphonse, cette infinitésimale fraction temporelle est un don véritable et il n’est pas donné au premier quidam venu de lui donner ne serait-ce que l’ombre d’un visage avec de simples mots. Quoi qu’il en soit, c’est un petit moment aux grands effets que nous aimons vivre et vivre encore.

Dan Weiss

De fait, l’ambiance musicale du trio évolua d’abord entre le classique, du baroque au XXème siècle, et le jazz new yorkais d’aujourd’hui avec une élégance et une précision fort recommandables. Assez rapidement, cependant, Dan Weiss démontra sa capacité à mêler les genres, notamment en intégrant les particularismes de la musique indienne dans nos idiomes occidentaux grâce à la science des tablas qu’il pratique avec un guru, Pandit Samir Chatterjee, depuis de nombreuses années. Et le résultat, nous l’avouons volontiers, est inattendu, inaccoutumé et probant.

Nous ne connaissions peu de chose de la musique indienne, si ce n’est que Ravi Shankar nous irrite dangereusement (John McL.. aussi d’ailleurs), ni de cette civilisation dont le fonctionnement demeure à nos yeux énigmatique. Mais force nous fut de constater que l’approche musicale de Dan Weiss est séduisante et surtout, lisible (en partie grâce à une ponctuation rythmique extrêmement rigoureuse), qu’elle ne dépareille pas dans le contexte et qu’elle ajoute de l’inédit à un jazz qui pourrait en avoir quelquefois besoin, même si Jacob Sacks est un pianiste intéressant et Eivind Opsvik un drôle d’agitateur de la profondeur contrebassiale (pas de commentaire, merci…), profondeur ayant à voir avec ce spleen nordique possiblement né dans la longue et propice langueur des jours hivernaux ne manquant jamais de suspendre leur cours…
Il y eut donc de belles phases mélodiques augmentées des atours de la tourne des derviches qui ne nous déplurent pas. Ces nouvelles irisations sur la couleur des tambours que nous proposa avec un indéniable talent et un engagement total Dan Weiss ne nous semblèrent pas anecdotiques car, fortement épaulé par ses complices, il bouleversa la sauce tonale à laquelle nos oreilles sont habituées sans nous heurter ni nous perdre.

Au jardin, la greffe est un art et il faut plus qu’un instrument adéquat pour qu’elle prenne. Au-delà des savoirs, il faut y mettre de l’esprit et avoir une indispensable empathie envers le plant dont la création nous ravit. Ce trio ne manque pas de ces qualités et les fruits du greffon qu’il soigne ont le goût des tentations les plus fines.


Quatrième étape

Au Périscope, à Lyon, pour écouter un nouveau trio. Cette fois, nous connaissions deux des trois protagonistes, Matteo Bortone (contrebasse) et Anne Pacéo (batterie). Il nous restait à découvrir Christophe Imbs (piano & compositions) devant un auditoire clairsemé, ce qui nous énerve et nous irrite et nous agace et nous exaspère toujours quand cela ne nous insupporte pas et plus si affinité.

Christophe Imbs

Ce dernier jour d’octobre (jour de la charrue dans le calendrier républicain), c’était leur deuxième concert et, comme cela devient une habitude dans notre beau pays, ce fut donc la dernière date de leur tournée. Un trio de jazz actuel donc, plutôt trois et demi que trois d’ailleurs eu égard aux effets qu’utilisa le pianiste tout au long du concert, épaississant son instrument avec une sorte de nappe aux grésillements étranges mais pas nécessairement dérangeants. À d’autres moments, les effets prirent ostensiblement le dessus, ce qui ne nous contraria pas. De fait, nous nous demandâmes s’ils étaient vraiment utiles ces effets, étant entendu que les compositions avaient une consistance suffisante pour exprimer l’univers musical du pianiste, du moins le pensons-nous. Chacun voyant midi à sa porte, nous fûmes baignés dans une musique qui ne craignit pas de brasser les grandes chevauchées mélodiques avec des espaces musicaux plus incongrus, moins fréquentés, et somme toute assez jouissifs. Ce n’est pas si souvent que l’air de la liberté souffle de nos jours dans les musiques dites modernes. À ce sujet, notons que beaucoup d’entre elles pensent s’être affranchies des contraintes formelles quand elles ne font que déplacer les repères, créant ainsi une autre forme de soumission aux canons en vigueur et rien de plus. Ne confondons pas « re-création » avec transgression. N’est pas Albert Ayler qui veut, non mais…

Au final, Anne Pacéo, Matteo Bortone et Christophe Imbs ne déméritèrent pas. Leur trio jouit à l’évidence d’un beau potentiel. Il sait être puissant sans excès et n’ignore pas la finesse. Il leur faut jouer plus bien sûr afin d’assouplir le cadre. Mais cela ne dépend pas de leur bon vouloir.


Cinquième étape

Rebecca Martin & Larry Grenadier

À Genève, le 1er novembre, jour de Toussaint, rencontrer en concert Rebecca Martin & Larry Grenadier nous permet d’affirmer que tous les saints ont des préférences et qu’ils se penchent sur certains plus que sur d’autres.
À la naissance de Madame et Monsieur Grenadier , ils ont dû manquer de choir tant ils se sont penchés sur eux. Et, comme par enchantement, quelques décennies plus tard, ce qui à leur écoute apostrophe l’auditeur, c’est l’osmose, musicale et humaine, qui les relie. L’espace intime qu’ils offrent en partage avec les compositions originales de la chanteuse et les standards interprétés est l’une de plus sincères confidences que nous n’ayons jamais entendues. C’est, au bas mot, le fruit d’un art sobre au sein duquel chaque mot et note sont un monde en soi de tranquille douceur, de confiance paisible en la beauté. Pas une once de superflu, pas l’ombre d’un faux-semblant.
Larry Grenadier et Rebecca Martin semblent à tout moment naître et renaître des profondeurs du souffle vital qui les anime. Dans un monde d’agitation vaine et indigeste, leur petite musique de l’âme, dépouillée, limpide, modeste, est un miracle d’équilibre, un ruisseau d’émotion musicale qui serpente avec sérénité et donne naissance à quelques paysages inespérés. Nous, privilégiés, les avons parcourus de concert avec eux, le temps d’une soirée à l’AMR.

À suivre...



Dans nos oreilles

Pat Martino : we’ll be together again
Bill Evans : You must believe in spring
Jason Moran : All rise – A joyful elegy for Fats Waller

Sous nos yeux

Louise Erdrich : Ce qui a dévoré nos cœurs (The painted drum)
Philippe Jaccottet : Œuvres