"Blue Note. Le Meilleur du Jazz depuis 1939", par Richard Havers

Ce livre est divisé en sept chapitres, dont les trois premiers sont consacrés, d’abord aux héros de l’histoire dans leur pays d’origine, Albert Lion et Francis Wolff sont nés et ont vécu en Allemagne, avant d’être contraints de la quitter avec l’arrivée de Adolf Hitler au pouvoir -Albert Lion avait néanmoins fait déjà le voyage en Amérique, “Le Creuset du Jazz” ; le second, “New York, le bon endroit”, à la ville où le jazz a lieu, NYC ; le troisième, “L’Évangéliste du Jazz”, raconte leurs débuts dans le métier du disque, un enregistrement de booggie-woogie qui fut un grand succès. Puis vient le récit des années 50 et 60, “Un monde d’hommes” et "Un Lion en hiver”, les années les plus productives de Blue Note et celles qui en ont fait la renommée. Enfin deux chapitres sont consacrés aux aléas de la marque Blue Note, qui a fait l’objet de plusieurs transactions avant d’aboutir chez Universal, qui a décidé de la relancer en y plaçant des artistes de renom, “Le Maillon vital” et "Et vinrent les hommes (et les femmes) providentiels”.

Richard HAVERS, Blue Note. Le Meilleur du Jazz depuis 1939
éditions Textuel

Les récits sont circonstanciés -sans aucunes références- et racontent ce qui s’est passé dans le monde de Blue Note. Il n’y a guère de perspective sur les autres maisons de disques, sur le monde réel, ni sur l’histoire du jazz.

À la fin de chaque chapitre, l’auteur a ajouté une sélection de disques dont sont reproduites les pochettes et sur lesquels il donne tous les renseignements discographiques, y compris ceux concernant la pochette. Le chapitre 3 n’a qu’un disque à proposer, mais le quatrième (années 50) en offre 17, le cinquième (années 60) : 38 ; le sixième (péripéties diverses) : 7 ; et le dernier (réutilisation de la marque) : 14.

Un index permet de retrouver les endroits où sont cités les musiciens.

Les illustrations sont nombreuses et passionnantes. On y découvre, par exemple, qu’un blindfold test n’était pas une figure de style, Mary Lou Williams a les yeux bandés d’un foulard blanc au côté de Leonard Feather (p. 88). On trouvera la reproduction de pages de carnets de production de Albert Lion, qui montrent un certain désordre ; des planches-contacts de Francis Wolff, grandeur nature, avec les indications de recadrage ; beaucoup de photographies en pleine page, bien reproduites ; de nombreux fac-similés de pochettes, de dos de pochettes, de tracts publicitaires etc.

Pour les collectionneurs, un tableau des étiquettes permettra de s’y retrouver dans les diverses éditions (p. 342-343). Il manque un tableau des initiales des matrices qui apparaissent sur les disques en vinyle. Il n’y a pas non plus de liste chronologique des disques parus.

Cet ouvrage est à destination d’un public plus large que celui des collectionneurs et amateurs de jazz, comme l’insistance sur la partie post-Lion/Wolff le montre bien.

Les lecteurs d’un livre, comme celui qu’Ashley Kahn a consacré à Impulse [The House that Trane built -The story of Impulse records, Londres, 2006, 338p] seront désappointés. Richard Havers n’a pas la rigueur d’un historien, il se contente d’un récit journalistique. Il n’y a aucune source et le style est souvent relâché. Un seul exemple : “Quelques historiens du blues considèrent cet artiste [le chanteur Josh White] comme un vendu” (p. 58b), ce qui nécessiterait quelques précisions et le mot “vendu” nous semble un peu inadéquat. Le texte passe souvent du langage écrit au langage parlé, avec des apostrophes au lecteur à ne pas s’en laisser compter par les critiques -sans indiquer lesquels. Il y a un côté "j’ai raison contre les autres et c’est d’ailleurs évident” assez agaçant. Les jugements esthétiques sont parfois bien curieux. À propos du Dancing in the Dark enregistré par Cannonball Adderley sur son disque “Something Else” : "Ajoutez des cordes et vous jurerez entendre Charlie Parker” (p. 154b), comme si la différence entre les deux reposait sur les arrangement sirupeux. Il se trouve que Parker a enregistré ce thème avec cordes (NYC 5 juillet 1950, Orchestre de Joe Lippman, disques Mercury), il est facile d’entendre les différences.

Havers ne se préoccupe que de Blue Note et attribue la chute de Blue Note à l’état du jazz, ignorant qu’à la fin des années 60, les grandes maisons (Verve, CBS) continuaient d’enregistrer de nombreux musiciens et que les Européens ayant cessé d’aller en Amérique parce nombre de musiciens américains venaient vivre en Europe, les conditions de vie dans leur pays étant trop dures (racismes, émeutes etc.) ; ils les ont enregistrés dans leurs propres pays. Ce sont donc les maisons de disques comme Verve, CBS, Pablo, Steeple Chase, Hat Hut, Soul Note, Black Saint, ECM, Futura (liste non exhaustive) qui ont enregistré le jazz dans ses différents styles. Les acheteurs de l’entreprise Blue Note voulaient faire de l’argent avec la marque, mais cela ne marcha pas. Tout ce que trouve à dire l’auteur pour leur défense, c’est que ces disques servirent plus tard à la musique hip-hop ! Le renouveau récent de Blue Note est encore bien éloigné de ce qui a créé le prestige de la marque. Il n’y a aucune cohérence entre les artistes et aucun style visuel. J’ai personnellement découvert en lisant ce livre que j’avais des disques Blue Note récents, rien ne les distinguant des autres productions. Et que de chanteuses !

Parodiant la célèbre définition que Pierre Larousse a donnée de Napoléon Bonaparte dans son Grand Dictionnaire Universel du XIXème siècle : "Général de la République française né à Ajaccio (île de Corse) le 15 août 1769, mort au château de Saint-Cloud, près de Paris, le 18 brumaire an VII de la République française, une et indivisible (9 novembre 1799)”, on pourrait écrire que “la maison Blue Note, qui a enregistré le jazz de ses origines (Sydney Bechet, Albert Ammons) jusqu’au free jazz (Cecil Taylor, Ornette Coleman) a disparu en mai 1966 quand A. Lion l’a vendu à Liberty records”.

2014 : le label Blue Note célèbre son 75ème anniversaire ! (© Blue Note - Universal)

Cet ouvrage aurait mérité des relectures sérieuses tant dans l’original que dans la traduction, sans que l’on sache toujours à qui attribuer le pompon.

On peut lire ainsi que "free-jazz” serait un oxymore, alors que cela semblerait plutôt être une évidence (p. 188b). Wynton Kelly joue du piano pizzicato (p. 285b) - est-ce à dire qu’il pince les cordes, comme l’on fait de nombreux pianistes de free jazz, au lieu de les frapper avec les touches ? On en doute. Richard Havers déclare "sinistre” le titre “Second Balcony Jump” (p. 208b), ignorant donc que jump désigne une danse, comme dans le très célèbre “One O’ clock Jump” ; ce mot a plusieurs autres sens intéressants [Voir Jean-Paul Levet, Talkin’ that tallk. Le langage du blues et du jazz, Paris, 1992 ; réédition Outre Mesure, 2010].

Certaines erreurs sont gênantes. Un thème ”dédicacé” à John Coltrane lui est en fait “dédié” (p. 278a). Le traducteur fait dire à l’auteur que "La musique est extrêmement bien capturée”. Est-ce au lasso à électrons ? Elle a simplement été "captée”. Notons une faute courante : il est écrit qu’un arrangement est pour "une voix, une section rythmique et trois cuivres” (p. 380b), ce qui serait assez original, mais la lecture du personnel montre qu’il s’agit d’une trompette et de deux saxophones, donc d’un cuivre et de deux anches, ce qui fait trois "vents”, si, comme on peut le penser le mot employé en anglais était “Horn”.
Il y a aussi un abus manifeste du mot "éponyme”, dont l’emploi est un grand tic actuel du langage journalistique français.

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Avec un peu plus de soin dans la rédaction et la traduction, ce beau livre aurait été parfait dans le genre d’ouvrage de vulgarisation empathique avec la marque. Il reste un bel objet que l’on se plaira à feuilleter pour regarder les photos, après avoir lu un texte au style bien incertain. Le choix de disques qui suit chaque chapitre, même si les opinions de l’auteur peuvent laisser perplexes, est excellent et fait office d’un bon guide d’achat.

Un beau cadeau pour Noël, du plus bel effet sur une table basse, dans la sobriété de sa couverture bleue.


Richard HAVERS, Blue Note. Le Meilleur du Jazz depuis 1939 [Blue Note. An uncompromising expression], traduction de Christian Gauffre, éditions Textuel, 2014, 416 pages, 450 photographies et fac-similés, 27,7x21,6 cm, relié (59 euros).

Parution le 29 octobre 2014.

On rappellera l’existence d’un livre consacré aux pochettes : Blue Note. The Albums Cover Art, edited by Graham Marsh, Felix Cromey and Glyn Callongham, San Francisco, 1991, 127 p., 30x30 cm.