Nous avions présenté Sonny Simmons et résumé sa “carrière“, ou plutôt sa vie qui ne fut pas rose tous les jours, lors de la sortie d’un DVD qui lui avait été consacré, dans un article mis en ligne le 5 avril 2009 (cf. Culturejazz - Autour de Sonny Simmons) auquel nous renvoyons le lecteur. Plus récemment, deux disques du saxophoniste avaient attiré notre attention : “Near the Cross“ en duo avec le pianiste François Tusques (cf. Culturejazz - François Tusques, jazzman (et) militant toujours, 15/10/2013), et “Beyond the Planets“ (cf. Culturejazz - Electro… libre, 17/06/2014). Ces disques étaient parus sur Improvising beings.

Sonny Simmons : “Leaving Knowledge, Wisdom and Brilliance“
Improvising beings

Ce beau label français preneur de risques fait cette fois très fort avec la publication de pas moins de huit CD d’un coup inclus dans deux coffrets au graphisme underground chiadé (et quasiment illisible !), accompagnés d’un texte de Julien Palomo, l’intrépide producteur-musicien, et présentés dans une boîte en carton d’emballage, futur collector garanti !
Mais ne nous arrêtons pas là, quoique cette présentation ait son importance dans la politique éditoriale.
Le premier coffret comporte dix pièces de 10 à 34 minutes, enregistrées en studio durant une longue période (près de huit ans) par Sonny Simmons et ses partenaires Bruno Grégoire, Michel Kristof et Julien Palomo lui-même. L’œuvre la plus longue, qui ouvre cette compilation, est une pièce très méditative, d’aspect nettement oriental (qui peut évoquer le bouddhisme tibétain), au développement très lent parcouru d’infimes modulations de l’instrument principal, le cor anglais dont le son est d’une grande pureté et qui, peu à peu, prend une certaine ampleur.
Une même atmosphère se retrouve dans le morceau suivant, avec un rythme plus soutenu, marqué. Et ainsi de suite… Une description ou un commentaire des œuvres qui composent judicieusement ce premier coffret ne serait d’aucune utilité : il faut entrer dans la musique, accompagner son long cheminement, en sentir le souffle (les harmoniques produites par le cor anglais, les longues phrases ou, au contraire, parcimonieuses de l’alto toujours retenues), en vivre toutes les subtilités, voire les “hésitations“, s’immerger dans un monde sonore fascinant, profond et spacieux. Le fond musical dense, installé par les instruments électroniques qui déroulent de larges nappes, se déploient en échos (un orgue dans une cathédrale), et les petites percussions, insistantes et répétitives (encore le bouddhisme) inciteraient l’auditeur disponible à entrer en méditation pour s’immerger dans ce monde sonore et en saisir toutes les subtilités, ainsi un passage qui évolue comme une sorte de raga. Il faut s’abandonner à l’écoute de cette démarche musicale d’une haute spiritualité et l’accompagner jusqu’à sa résolution finale. Cela prend du temps et cela se mérite.

Sonny Simmons : “Chasing the Bird ?“
Improvising beings


Le second coffret, plus varié dans sa répartition car il comprend aussi de très courtes pièces (le premier CD), ne s’inscrit pas dans la durée comme le premier. Il s’est au contraire fabriqué dans un laps de temps très court. Comme si le saxophoniste de 81 ans, après tant d’années blanches (ou noires !) voulait, non pas rattraper le temps perdu, mais au contraire, sachant les années comptées, aller au plus profond de sa démarche musicale et sa quête spirituelle. Évoluant toujours dans un espace installé électroniquement, il y évolue de façon plus désordonnée que précédemment. Il utilise beaucoup plus le saxophone que le cor anglais et laisse s’exprimer toutes les facettes de son jeu : séquence free (une sorte d’inspiration japonaise), envolées d’alto, discours tendu, puissant, ou bien fin, plus calme, bribes de phrases, interventions vocales (un blues)… Le champ se révèle plus expérimental, étrange, avec force mixages et dilutions, on atteint des hauteurs parfois stratosphériques (cataclysmiques ?), avec beaucoup de résonance, mais aussi des sortes d’aplats homogènes, des modulations répétitives et d’infimes variations. Le résultat frôle le grandiose ! Plus secouant, mais parfaitement complémentaire du premier, ce coffret de quatre disques demandera aussi du temps pour en apprécier les richesses musicales.
Mon « OUI » concerne autant la musique que le projet éditorial un peu fou qui nous permet de la découvrir et de l’accompagner des heures durant.

  En bref :

Linda Sharrock : “No is No“
Improvising beings

Voici, pour compléter, quelques nouveautés qui enrichissent ce joli catalogue. Tout d’abord la chanteuse Linda Sharrock, hélas handicapée depuis quelque temps, et dont le chant, privé des mots, se résume souvent à un râle, mais un râle où la volonté et le cri (l’appel) dépassent la douleur. Elle tient sa place au milieu d’un quintette, une puissante collective free, qui n’est pas là pour la “servir“ ou la ménager, mais pour l’entourer de son amour et de sa force. Deux suites No is No assez différentes ont été enregistrées en deux jours, l’une en studio, où la voix, plus constante, se place “en avant“, l’autre en public où elle se situe plus comme le sixième instrument. Difficile de résister au drame (sans que n’apparaisse aucune tristesse) que provoque cette mélopée, en particulier dans les passages lents, graves et mouvants.

Lucien Johnson / Alan Silva / Makoto Sato : “Syinging Nettles“
Improvising beings

Lucien Johnson est un saxophoniste-ténor néo-zélandais (né en 1981) qui, venu tenter sa chance à Paris il y a quelques années, ne fut pas particulièrement accueilli à bras ouverts par le petit milieu du jazz. Par chance, il enregistra un disque, (qui sort à présent) accompagné, poussé, drivé, par une excellente rythmique, en l’occurrence le contrebassiste vétéran Alan Silva et son travail “de l’intérieur“, et le batteur Makoto Sato au jeu foisonnant. Lucien Johnson est un ténor puissant, qui effectue un gros travail sur le son et les harmoniques.Un musicien à découvrir, et un excellent disque à écouter.

Keiko Higuchi / Yasumune Morishige : “Awai“
Improvising beings
Hugues Vincent / Yasumune Morishige : “Fragment“
Improvising beings

Makoto Sako, comme son compatriote bien connu Itaru Oki (rappelons son récent disque en solo, cf. Culturejazz - Electro… libre, 17/06/2014) entouraient Linda Sharrock. L’occasion de tourner l’objectif du côté d’autres musiciens japonais, moins connus ici comme le violoncelliste Yasumune Morishige qui s’exprime aussi bien à l’archet que pizzicato avec parfois des sons “claquants“ (orientaux). Il improvise librement et porte grande attention à sa compatriote Keiko Higuchi au chant volontiers écorché, strident ou, au contraire, presque guttural, dont la voix devient aussi très pure (occidentale si l’on veut).

Après ces huit pièces dialoguées, il rejoint son confrère Hugues Vincent pour une série de neuf Fragments dans une nouvelle séance d’improvisations libres où les deux violoncelles jouent en symbiose, passant de la puissance à la gravité. Une musique, souvent méditative, d’une belle dimension.

Ganjin : “Healing“
Hugues & Maki : “L’Oiseau de Moebius“
Airplane

Deux intéressantes productions hors catalogue nous permettent de retrouver Hugues Vincent.
L’une en trio avec Frantz Loriot à l’alto (violon) et Yuko Oshima, batteur puissant (les tambours) qui déploie des sonorités étranges. Moins free music que les deux précédents, ce disque, nourri par un peu d’électronique, possède une forte dimension orchestrale, avec des compositions, des arrangements et des rythmes choisis.

L’autre en duo où le violoncelliste, parfois électrique, rencontre Maki Hachiya et sa voix qui “raconte“ (comme une comédienne). Une voix qu’elle “électrifie“ également, ce qui permet des parties très variées, légères, minimalistes, ou pleines et solides. Les divers petits objets manipulés par les deux musiciens apportent une certaine poésie et beaucoup de légèreté et à leurs improvisations souvent empreintes de sensibilité.

  Dernière minute :

François Tusques / Mirtha Pozzi / Pablo Cueco : “Le Fond de l’air“
Improvising beings
François Tusques : “Laisser l’esprit divaguer“
studio234

Au moment de boucler cette revue de disque, j’en reçois trois nouveaux, gentiment envoyés, comme les autres, par Julien Palomo, et dont je n’ai effectué qu’une première écoute un peu superficielle ; mais je tenais à les ajouter à ma recension.
François Tusques, l’artiste phare du label, est doublement, voire triplement, présent. D’abord sur la dernière nouveauté d’Improvising beings, accompagné, voire sympathiquement parasité, par les percussions un peu désordonnées mais pleines de couleurs de Mirtha Pozzi et Pablo Cueco. Ce qui nous donne parfois un petit air d’Intercommunal Music (pour les vieux de la vieille), avec quelques évocations africaines (Dollar Brand).

Le second CD (double), présente deux duos de pianos plus anciens, l’un avec Françoise Toullec où le piano préparé — Tusques en était un fervent défricheur et pratiquant autrefois — est largement à l’honneur, et le second avec le pianiste américain Eric Zinman (que l’on entend, lui aussi, dans le groupe qui accompagne Linda Sharrock). Le titre de ce double disque, “Laisser l’esprit divaguer“ est particulièrement bien choisi et résume en trois mots les belles plages musicales qu’il contient.

Burton Greene / Lawrence Cook : “A 39 Year Reunion Celebrated“
studio234


Sur le même label, Studio234, que dirige Eric Zinman, nous avons la grande chance d’entendre à nouveau un batteur mythique, Lawrence Cook, bien délaissé depuis les années 60/70. La façon dont il ponctue, soutient, enrichit avec swing et légèreté le jeu de piano contrasté, tantôt abrupt, tantôt sensible, d’un autre vétéran, Burton Greene, est un modèle d’intelligence fine que devrait écouter bien des batteurs envahissants.
Je reprends l’écoute…

  > Les références :

> Sonny Simmons : “Leaving Knowledge, Wisdom and Brilliance“ – Improvising beings ib25 (4 CD)
Sonny Simmons (as, ehn, voc), Bruno Grégoire (perc, voc), Michel Kristof (el. sitar, el guembri, elg, perc), Julien Palomo (org, p, synth, perc, voc).
Romainville, de juin 2006 à janvier 2014.

> Sonny Simmons : “Chasing the Bird ?“ – Improvising beings ib26 (4 CD)
Sonny Simmons (as, ehn, voc), Anton Mobin (prep. chambers), AKA Bondage (processed g), Other Matter : Michel Kristof (elg, sitar, elec. esraj), Julien Palomo (synth, org), reconstruction by Nobodisoundz.
Romainville, juin 2013.

> Lucien Johnson / Alan Silva / Makoto Sato : “Syinging Nettles“ – Improvising beings ib29
Lucien Johnson (ts), Alan Silva (b), Makoto Sato (dm).
Paris, novembre 2006.

> Linda Sharrock : “No is No“ – Improvising beings ib30 (2 CD)
Linda Sharrock (voc), Itaru Oki (tp), Mario Rechtern (reeds), Eric Zinman (p), Yoram Rosilio (b), Makoto Sato (dm).
Paris, 20, & Issy-les-Moulineaux, 21 mai 2014.

> Keiko Higuchi / Yasumune Morishige : “Awai“ – Improvising beings ib19
Keiko Higuchi (voc), Yasumune Morishige (cello).
Tokyo, 2011-2012.

> Hugues Vincent / Yasumune Morishige : “Fragment“ – Improvising beings ib28
Hugues Vincent (cello), Yasumune Morishige (cello).
Orléans, 20-21 mai 2013.

> Ganjin : “Healing“ – Ref.001
Frantz Loriot (vla), Hugues Vincent (cello), Yuko Oshima (dm).
Orléans, juillet 2013.

> Hugues & Maki : “L’Oiseau de Moebius“ – Airplane APX1014
Hugues Vincent (cello, el. cello, objets), Maki Hachiya (voc, el. voc, p, objets).
Orléans, avril 2013 ?

> François Tusques / Mirtha Pozzi / Pablo Cueco : “Le Fond de l’air“ – Improvising beings ib31
François Tusques (p), Mitha Pozzi (n’tama, bombo, tamboril, perc), Pablo Cueco (zarb, berimbau, cajón, qui jada, perc).
Paris, 5 juillet 2104.

> François Tusques : “Laisser l’esprit divaguer“ – studio234 110 (2 CD)
CD 1 : Françoise Toullec, François Tusques (p duo).
Radio France, Paris, 13 février 2007.
CD 2 : Eric Zinman, François Tusques (p duo).
Dedham, MA (USA), 11 juin 2011.

> Burton Greene / Lawrence Cook : “A 39 Year Reunion Celebrated“ – studio234 011
Burton Greene (p), Lawrence Cook (dm).
Cambridge, MA (USA), Mai 2008.