Dix-huitième et dix-neuvième étapes

Dix-huitième étape

Dans notre dernière communication au lecteur inconnu, nous avons omis d’écrire que les pérambulations en étaient à leurs seizième et dix-septième étapes. Loin de nous l’idée de déstabiliser quiconque, ce n’était qu’inadvertance et que les vertueux me tancent s’ils l’osent !

Zhenya Strigalev

Or donc, nous voici de nouveau dans la cave du Hot Club de Lyon. Zhenya Strigalev, ce n’est pas le nom d’un personnage dostoïevskien mais cela ne dépareillerait pas dans « Les carnets du sous-sol », surtout ce soir. Enfin à première vue, c’est un saxophoniste russe établi en Angleterre passant du temps à New York et son groupe, « Smiling Organizm », possède le mérite d’avoir en son sein un batteur du nom d’Eric Harland. On trouve également pour leur tenir compagnie durant cette tournée Matt Penman à la contrebasse, Linley Marthe à la basse, Liam Noble au piano et Alex Sipiagin à la trompette, ce dernier n’étant pas un personnage de Tourgueniev.

Mais quel bruit fait-il donc ce sextet ? Franchement, nous n’en savions rien avant cette soirée du jeudi dix-neuf février 2015, jour qui vit en 1918 l’abolition de la propriété privée dans la Russie soviétique. Quelque part entre vieille école et avant-garde Zhenya Strigalev nous proposa des compositions byzantines, avec une exigence formelle certaine, entrecoupée de longues improvisations incantatoires dont on se demanda par moment s’il les maîtrisait vraiment, non pas que son propos fut confus, entendons-nous bien, mais plutôt qu’il parut, de temps à autre, déconnecté des phrases musicales qu’il accouchait dans l’instant ; ce que nous lûmes à certains moments dans le regard de ses camarades de jeu. Quelque part entre l’envolée Aylerienne, l’atonalité aléatoire ornettienne, le bleu orange de Mingus, la fièvre Parkerienne et le groove urbain de Steve Coleman, le saxophoniste russe désarçonna, d’autant plus quand il se mit à lire un texte à la façon d’un « comique » inspiré (ou adolescent, l’on s’interroge…) intimement persuadé du bien-fondé de son propos. Ce fut bien ce qui nous inquiéta d’ailleurs… Durant le second set, il laissa une large place aux soli conjoints de Linley Marthe et d’Eric Harland, soli en forme de démonstration technique, très impressionnante certes, un tant soi peu bruyante aussi, qui ne servirent aucunement la musique. Le meilleur de la soirée, nous le dûmes au solo de Matt Penman sur la seule ballade de la playlist. Un solo musical pour le coup.

Vous l’avez compris, nous sommes encore dubitatifs quant à la musique produite par ce sextet. Peut-être là sa force. Peut-être ne sommes-nous pas fait pour l’entendre, même après l’avoir écoutée. Ce qui ne nous empêche pas de penser que Zhenya Strigalev est talentueux et inventif, ce qui devrait suffire à son aboutissement un jour prochain.


Dix-neuvième étape

Aller à Genève tâter du franc suisse revigoré ? Que nenni. À l’AMR, il y a Potter  ! Pas le Harry d’Hermione hein, mais bien le Chris de Chicago, pote à Pat le marinier, venu en terre suisse avec Fima Ephron à la basse électrique, Adam Rogers à la guitare et Nate Smith à la batterie, soit le quartet « Underground  » (à l’AMR, on joue à l’étage…) sans les cordes du disque récemment paru, ce qui, avouons-le, par avance ne nous déplaisait pas…

Chris Potter

Le premier set fut consacré à la suite «  Imaginary cities », issue du disque du même nom, le second à d’autres compositions du disque et une ou deux plus anciennes. L’occasion nous fut offerte d’écouter un quartet parfaitement rodé ne dédaignant pas de réinventer sur scène les compositions du CD. Au sommet de son art, le ténor chicagoan explora sans coup férir les multiples possibilités sonores et stylistiques à sa disposition, fermement épaulé par une rythmique infaillible et un guitariste juste et précis. Toujours soucieux de donner son maximum, Chris Potter n’a pas cependant ostracisé ses compagnons de route. Performer hors normes certes, mais pas égoïste pour deux sous. Notons au passage toute la finesse du bassiste électrique Fima Ephron dont le solo sur le rappel ( I fall in love too easily) fut un modèle de musicalité créative. L’élégance contre l’ostentation, quoi. De même Adam Rogers à chacune de ses interventions, ne manqua jamais d’explorer le sensible laissant l’ébouriffant à ceux qui n’ont rien à jouer. De fait, dans ce quartet mi-électrique, mi-acoustique, c’est bien Chris Potter et Nate Smith qui donnèrent du grain et de la raucité. L’équilibre entre les deux pôles fut subtilement entretenu et jamais l’on ne ressentit autre chose que le contentement d’être embarqué sur les rives d’un discours musical original par des musiciens au diapason.

C’était le samedi 21 février 2015, jour qui demeurera comme son dernier sur Terre pour Clark Terry. C’était également le cinquantième anniversaire de du décès de Malcom X. Dans les deux cas, cela n’a pas fait beaucoup de vagues. Les grandes marées étaient occupées ailleurs.


Dans nos oreilles

Aldo Romano - liberi sumus
Federico Casagrande - At the end of the day

Sous nos yeux

Francisco Coloane - le golfe des peines
Jacques Lacarrière - Ce bel et nouvel aujourd’hui