Bob DYLAN : « Triplicate »
Columbia

Robert Allen Zimmerman aura bientôt soixante-seize ans (le 24 mai) et, depuis 2015, les seules traces discographiques qu’il laisse sortir des studios Capitol de Los Angeles sont des enregistrements de standards du «  Great american songbook », celui-là même que les jazzmen ignorent souvent avec ou sans superbe, trop occupés qu’ils sont à composer ou récupérer alentour des sources d’inspiration quelquefois discutables. Notre étonnement quant à ce phénomène déjà ancien nous amène à poser cette simplissime question : Et si les instrumentistes dévoués à la musique classique n’interprétaient plus Bach, Mozart, Mendelssohn, Lully, Mahler et les autres, que joueraient-ils donc et sur quel héritage s’appuieraient-ils ? Le Prix Nobel 2016 ne renie pas le sien, d’autant que cet héritage l’a amené à créer sa musique, musique dont nul n’ignore à quel point elle a marqué le vingtième siècle mais aussi, belle ironie, comment elle a relégué dans un improbable jadis le dit héritage. Il ne nous vient donc pas à l’esprit dans ces lignes de critiquer le choix du gars de Duluth, d’abord parce qu’il maîtrise son sujet quant au choix des compositions et, ensuite, parce qu’il retrouve dans ce périlleux exercice une voix plutôt convaincante. Avec une diction qui frôle l’irréprochable, ce qu’il faut de justesse, ce qu’il faut de fêlure et de grain pour nous rappeler le passage du temps, Bob Dylan habite à sa manière chacune des compositions élues à son panthéon. Et si Dylan n’est pas un crooner policé, pas plus qu’un virtuose, il semble aborder ces standards en sachant ce que ses lacunes vocales produiront de commentaires. Mais s’en est-il seulement soucié ? Sa liberté, ses chansons les plus connues (et reprises) la lui ont donnée depuis belle lurette. Il a gagné le droit de n’en faire qu’à sa tête. Il demeure cependant évident qu’il n’a pas pensé, ne serait-ce qu’un instant, à faire un coup. Pas le genre de la maison, on le sait depuis longtemps. Il se contente de plonger entre les fantômes de son passé à la recherche, qui sait, d’une hypothétique réponse, à moins qu’il ne se satisfasse que de déambuler dans les annales de son esprit, ce qui nous parait universel quand le chemin de vie s’allonge et que l’essentiel de l’individu s’extirpe du futur pour habiter le présent. Va-t-on l’en blâmer ? Certainement pas. Nous laissons ce privilège au cénacle des détenteurs de vérités ultimes et indiscutables. Nous entendons plutôt dans ce triple disque un chanteur chaleureux et humble, rêveur et revenu de tout, qui rappelle à ses concitoyens, de facto (et sans le vouloir ?), que l’Amérique des Schwartz, Cahn, Van Heusen et Hammerstein avait tout d’une brocante humaine dénuée d’ethnocentrisme (la mémoire, c’est aussi fait pour ça) et que cela ne changera pas, quoi qu’en pense les Donald et leurs cohortes d’abrutis. Quoi qu’il en soit, Triplicate est à coup sûr un album dylanesque. On l’aime ou on le déteste. On l’achète ou pas. Et lui, il s’en fout. Il continue à chanter. Il continue à peindre ; en écoutant Sinatra ?


Bob DYLAN : "Triplicate"

> Columbia - 39382 / Sony Music

Disque 1 – ‘Til the Sun Goes Down
01. I Guess I’ll Have to Change My Plan / 02. The September of My Years / 03. I Could Have Told You / 04. Once Upon a Time / 05. Stormy Weather / 06.This Nearly Was Mine / 07. That Old Feeling / 08. It Gets Lonely Early / 09. My One and Only Love / 10. Trade Winds

Disque 2 – Devil Dolls
01. Braggin’ / 02. As Time Goes By / 03. Imagination / 04. How Deep Is the Ocean ? / 05. P.S. I Love You / 06. The Best Is Yet to Come / 07. But Beautiful / 08. Here’s That Rainy Day / 09. Where Is the One ? / 10. There’s a Flaw in My Flue

Disque 3 – Comin’ Home Late
01. Day In, Day Out / 02. I Couldn’t Sleep a Wink Last Night / 03. Sentimental Journey / 04. Somewhere Along the Way / 05. When the World Was Young / 06. These Foolish Things / 07. You Go to My Head / 08. Stardust / 09. It’s Funny to Everyone But Me / 10. Why Was I Born

Bob Dylan : chant / Tony Garnier : basse / Charlie Sexton : guitare / Donnie Herron : steel guitar / Dean Parks : guitare / George Receli : batterie /... La section des vents, arrangée et dirigée par James Harper, n’est pas nommée, ce qui est très désagréable.


Pour les inconditionnels, " Shadows in the dark " (2015) et " Fallen angels " (2016) compléteront parfaitement la rétrospective dylanienne. A noter également une longue interview dans laquelle Dylan parle de ce travail (en cours ?). C’est ici : www.bobdylan.com/qa-with-bill-flanagan