Une 23° édition du 16 au 26 mai éprise de liberté contre vents et marées.

Créée en 1984 par Jean-Paul Capitani et Françoise Nyssen, l’Association du Méjan organise différentes activités culturelles à la chapelle Saint-Martin du Méjan dont une semaine en mai dédiée au jazz préparée par Jean-Paul Ricard (Président de l’AJMI) et Nathalie Basson (coordinatrice générale de l’équipe du Méjan) avec un soin toujours particulier dans le choix de groupes privilégiant une musique inventive et libre que ni les orages ni les grèves des transports n’ont affectés.

Jazz in Arles
Jean-Marc Larché et Yves Rousseau

Ainsi mercredi 16 mai, en délicieuse ouverture apéritive du festival à la Médiathèque d’Arles en fin d’après-midi, le contrebassiste Yves Rousseau et le saxophoniste Jean Marc Larché nous ont régalés avec leur duo Continuum qu’ils ont co-écrit, scellant ainsi une collaboration de presque vingt ans. Des compositions toutes originales pour un jazz résolument de chambre où l’on reconnaîtra quelques emprunts comme deux morceaux de Jean Sébastien Bach dont le dernier autour de l’aria des Variations Goldberg ou des moments suspendus comme Ambre ou L’Envol. Deux musiciens poètes avant tout, ayant un sens de la mélodie particulièrement prononcé sans renoncer toutefois au côté charnel du jazz, comme dans ce bel Hundertwasser aux sonorités arabisantes. « La belle tournée » comme le dit Yves Rousseau est bien partie !

Direction la chapelle du Méjan pour une seconde fin d’après-midi le lendemain jeudi 17 mai à laquelle hélas je n’ai pu me rendre, où le trio féminin Zéphyr (Delphine Chomel au violon, Marion Diaques à l’alto et Claire Menguy au violoncelle) emporta le public sur ses ailes, je dirai comme à son habitude, car l’ayant écouté une première fois il y a quelques années au Festival d’Avignon, ce trio à cordes aérien plein de sensualité confirme concert après concert, son originalité et sa grande musicalité. Il faut absolument écouter leur dernier disque Travelling enregistré au studio de La Buissonne.

Elodie Pasquier

Le festival reprend le mardi 22 mai à la Chapelle du Méjan, cadre décidément parfait pour l’acoustique, un peu moins pour la vision de la scène, en raison des piliers et des baffles qui en obligent plus d’un à se contorsionner ou à rivaliser d’astuce pour se procurer les meilleures places ! Ce soir-là, c’est la clarinettiste Elodie Pasquier qui nous présente son nouveau quartet BIMP composé de Christophe Monniot aux saxophones, Didier Ithursarry à l’accordéon et Aloïs Benoit à l’euphonium et trombone. Elodie Pasquier avait conquis le public l’année précédente dans son solo et emporte à nouveau son adhésion avec cette formation originale de trois instruments à vent autour de l’accordéon. Quatre musiciens aux parcours et univers différents qui nous livrent la première mouture de BIMP et cette association est fort réussie, oscillant entre la douceur de pas mal de berceuses ! (un hommage à Marceau qui vient de naître, Petite Sœur d’Elodie Pasquier ou à Lia de Monniot ou encore Maylis d’Alois Benoit qui conclut le concert) et l’éloquence dansante de morceaux comme Vert Jaune, Macareux et Colibris d’Alois Benoit ou Tu danses et Eastside de Didier Ithursarry, ou encore une impressionnante Sonate pour les Nouveaux Cieux de Monniot. Pas facile de trouver le point d’équilibre, mais la gageure fut remportée par la complicité des quatre musiciens attentifs à ne pas se voler la vedette. Un quartet, j’allais dire quatuor tant le côté chambriste l’emporte encore, à suivre de près…

Christophe Marguet, Andy Sheppard et Guillaume de Chassy

Mercredi 23 mai, c’est Letters To Marlène que sont venus écouter en amateurs avertis les jazzophiles du sud. Le trio Guillaume de Chassy, Andy Sheppard et Christophe Marguet, déjà réunis dans Shakespeare Songs, a une réputation qui le précède depuis quelques semaines avec la sortie de ce disque superbe (chronique enthousiaste de Thierry Giard ce mois-ci qui avait assisté aussi avec bonheur à la prestation du trio à Jazz Sous les Pommiers : voir http://www.culturejazz.fr/spip.php?article3324#02 ). C’est sur une idée du saxophoniste Andy Sheppard que le pianiste Guillaume de Chassy et le batteur Christophe Marguet ont écrit un hommage à la femme engagée Marlène Dietrich dont peu connaissent cette facette rompant avec l’Allemagne nazie et soutenant les troupes adverses. Les compositions souvent soutenues par des enregistrements de la voix de l’actrice ou autres archives sonores (non présents sur le disque) se succèdent avec des arrangements touchants de Lili Marleen ou Falling in Love Again que l’actrice chantait dans l’Ange Bleu. Beaucoup d’intensité dans quasiment toutes les compositions, variées, riches et souvent pleines d’émotion, quand on sait comment l’actrice a tristement terminé sa vie. Un rappel magnifique sur un tango composé par Marguet, Last Dance achèvera ce beau moment avec les percussions effleurées des doigts du batteur, lequel nous avait gratifiés également d’un solo magistral sur un morceau précédent. Le fantôme léger de l’actrice a plané sur nos têtes, comme pour nous inciter aussi en ces périodes troubles à combattre à nouveau les monstres prêts à se réveiller.

Philippe Mouratoglou, Ramon Lopez et Bruno Chevillon

Jeudi 24 mai, le trio du guitariste Philippe Mouratoglou, assisté du contrebassiste Bruno Chevillon et du batteur Ramon Lopez, nous a invités à écouter leur disque Univers-Solitude enregistré au Studio de La Buissonne, au titre déjà si poétique, sortant le lendemain sur le label Vision Fugitive (label du guitariste assisté de Jean-Marc Foltz puis Philippe Ghielmetti avec les superbes illustrations d’Emmanuel Guibert). Il fait suite à Legends of The Fall où Ramon Lopez était invité. Philippe Mouratoglou est un guitariste prolifique au son unique et magnifique qui utilise deux guitares acoustiques et crée un univers bien à lui dans lequel on rentre sans difficulté avec de jolis titres tous de sa plume, dont celui du disque, De Ciel en Ciel, L’Echelle de l’Evasion, Porte-Nuages ou Scott’s Blues en hommage au chanteur américain Scott Walker…Très jolie reprise d’Ornette Coleman sur Lonely Woman. Le leader reprendra également deux blues du disque Steady Rollin’ Man, Echoes of Robert Johnson (même label), enregistré en 2012 avec Jean-Marc Foltz et Bruno Chevillon, où il n’hésite pas à chanter comme dans Malted Milk. Ce qui est assez surprenant car il n’a pas la voix d’un bluesman….Peut-être la seule fausse note d’un concert où l’imaginaire se déploie dans toutes les directions avec en bonus de beaux solos de Bruno Chevillon et Ramon Lopez, pas assez applaudis.

Ikui Doki

Vendredi 25 mai, c’est Ikui Doki qui ouvre la soirée. Lauréats de la cuvée 2018 du dispositif Jazz Migration avec trois autres groupes, ce trio inventif composé de Sophie Bernado au basson, Hugues Mayot au saxophone et clarinette et Rafaelle Rinaudo à la harpe, reçoit ainsi une consécration bien méritée. Chacun est déjà connu parmi la jeune génération montante du jazz, dont en particulier Hugues Mayot, sortant dernièrement de l’ONJ d’Olivier Benoit. Ils ont de l’inventivité à revendre, avec un répertoire de compositions collectives autour de la musique française du début du XXe siècle, époque où leurs trois instruments se sont révélés. Hommage en particulier à Claude Debussy qui n’aura jamais été autant célébré cette année anniversaire de sa mort, donnant lieu à une belle renaissance pleine de jeunesse et d’humour (Debussy l’Africain), sous une forme définitivement chambriste. Des moments suspendus, comme la reprise par Sophie Bernado d’un poème de William Blake s’accordant parfaitement au son profond du basson qui remue les entrailles. La harpe préparée et quelque peu malmenée dont une corde se détendra sous le regard inquiet de ses acolytes, révèle tout son incroyable potentiel sous les doigts ou instruments variés utilisés par Rafaelle Rinaudo. Compositions très courtes alternent non sans malice avec d’autres plus étoffées et c’est avec regret que l’heure qui leur est impartie se termine. Nous les retrouverons cet été sur notre chemin avec plaisir aux festivals Charlie Free et Junas !

Le quartet d’Enrico Pieranunzi

Suit ensuite le quartet du pianiste italien Enrico Pieranunzi arrivé l’avant-veille pour éviter les grèves…certains sont venus spécialement l’écouter de loin et uniquement pour ce concert ! Son aura est toujours très forte et ce soir, il jouera avec Luca Bulgarelli à la contrebasse, André Ceccarelli à la batterie et Seamus Blake au saxophone ténor. Le maestro a bien l’intention de ne pas traîner et s’impatiente vers 22 heures, se dirigeant rapidement vers son piano. Concert dense, « bouclé » peu avant 23 heures avec un rappel illico presto qui en laissera plus d’un sur sa faim…Sans doute sont-ils fatigués de leur longue tournée européenne qui se termine. Court mais bon dira-t-on, élégamment bien construit comme à l’habitude du leader avec un saxophone ténor toujours puissant qui attaque le concert par Amsterdam Avenue du disque New Spring (remplaçant Donny McCaslin). La contrebasse est élégante et efficace liée au tempo maintenu par l’éternel André Ceccarelli. En opposition facétieuse à Ikui Doki, point de Monsieur Claude (qui vient de sortir ce printemps avec le même batteur et Diego Imbert à la contrebasse), mais un répertoire plutôt classique avec des compositions toutes du pianiste empruntées à différents disques comme Entropy, Flowering Stones, le doux Loveward ou encore le tonique et enlevé Permutation. Un plaisir inégalé évidemment qu’on aurait souhaité un peu plus développé.

Benjamin Moussay et Claudia Solal

Et arrive samedi 26 mai, belle et longue soirée de clôture où le public sera doublement gâté avec en première partie le joli duo du pianiste Benjamin Moussay et de la chanteuse Claudia Solal intitulé Butter in My Brain qui remporte actuellement un vif succès. (Lire la critique enthousiaste de notre collègue Yves Dorison : http://www.culturejazz.fr/spip.php?article3187#cs-bm). Vingt ans que ces deux-là travaillent ensemble et quinze depuis leur premier duo Porridge Days. Des compositions aux textes très personnels et décalés écrits par Claudia sur lesquels le pianiste a composé une musique piano et Fender Rhodes au caractère également singulier. Claudia raconte et introduit chaque chanson qu’elle habite totalement de sa voix charmeuse. Le fallait-il ? Peut-être pour ceux qui ont envie de comprendre les textes en anglais, mais cela coupe un peu l’ambiance poétique trouvée dans le disque. Tout est occasion pour inventer un texte comme ces anglais entendus sur un banc voisin dans un parc à Berlin découvrant que oui, les arbres sont verts (Trees are green) ou ce conte surréaliste (The House that Jack Built), ou bien encore des confessions touchantes très personnelles (I Confess ou Butter in My Brain). Seconde question : est-ce du jazz ? point de swing effectivement mais une ambiance simplement nue et épurée, ciselée et bigrement hypnotisante où l’on se sent flotter et dériver.

Roberto Negro et Emile Parisien

Redescente sur terre vingt minutes plus tard à l’extrême opposé avec le quintet du saxophoniste Emile Parisien très attendu à en croire les acclamations qui accueillent les musiciens. C’est un Sfumato quelque peu modifié qui est affiché : sous la férule du saxophoniste bien-aimé du public, on trouve les non moins appréciés Roberto Negro au piano (Joachim Kühn à l’origine), Pierre Perchaud à la guitare (Manu Codjia), Florent Nisse à la contrebasse (Simon Tailleu) et Mario Costa à la batterie. Une équipe de choc qui sera un feu d’artifice et terminera en apothéose cette édition. Sfumato, enregistré une fois de plus au Studio La Buissonne pour ACT, élu album sensation de l’année aux Victoires du Jazz 2017, roule sa bosse, se transforme, mûrit au gré des mois et des permutations de musiciens. Ce qui est formidable avec Emile Parisien, c’est cette vie et vitalité qu’il insuffle à chaque concert toujours unique et renouvelé. Il habite sa musique, se déplace sur la scène et joue en permanence l’équilibriste qui relie chacun sur un fil et entraine l’auditoire avec son saxophone soprano comme le joueur de flûte de Hamelin. Des compositions de Joachim Kühn souvent cité et d’Emile comme cet inquiétant Clown Tueur de la Fête Foraine en trois épisodes qui reprend une de ses compositions de 2006 pour l’étendre et la rendre encore plus menaçante. Manu Codjia dont la virtuosité a été une fois de plus souligné par notre collègue Thierry Giard au concert de Jazz Sous les Pommiers le jeudi 10 mai (lire sur http://www.culturejazz.fr/spip.php?article3320) est donc ici remplacé par le non moins talentueux Pierre Perchaud dont l’aisance est bluffante. Le jeu élégant et diablement pertinent de Roberto Negro fait merveille tandis que la paire rythmique s’y entend fort bien pour soutenir un tempo souvent infernal. Les quelques morceaux débutés doucement comme des ballades (sous les mains de Roberto Negro) se terminent souvent sur un rythme de malade ! Un concert haletant et généreux, ponctué d’applaudissements nourris, où chacun est reparti un peu plus riche de souvenirs musicaux très particuliers que sont ceux générés chaque année par ce festival arlésien. Merci donc à Jean-Paul Ricard et Nathalie Basson pour cette organisation impeccable et leur accueil chaleureux.


Jazz in Arles

Jazz in Arles