Et pourtant ils tournent... les disques...
...Car pour les orchestres, c’est moins évident. Et pourtant, oui les musiciens s’activent, travaillent, se rencontrent pour jouer et enregistrer. Cette revue de disques très éclectique est d’ailleurs largement placée sous le signe des rencontres, rencontres entre musiciens de pays différents, spontanées ou recherchées, retrouvailles, rencontres et découvertes de cultures et de traditions différentes, et enfin, rencontre au sommet avec l’œuvre d’un des plus grands compositeurs de l’histoire du jazz, qui par ailleurs est une femme, donc une compositrice !
Bien des disques ici recensés méritent un OUI ! La plupart m’ont vraiment touché. Mais, ne voulant pas être taxé de générosité un peu systématique ou complaisante, je laisse le lecteur les distribuer lui-même à partir des quelques notes, trop brèves, sensées les présenter. Il a le choix et, j’espère, la curiosité.

Joëlle Léandre profitait de son inactivité forcée – elle pour qui la scène, la performance, l’improvisation directe sont un choix résolu et une nécessité – pour m’envoyer ses trois derniers CDs/COVID, enregistrés, évidemment, en concert. En mai 2018, elle partageait avec Evan Parker au saxo ténor, et le pianiste espagnol Agusti Fernández le plaisir de célébrer les quarante ans de carrière de l’excellent percussionniste slovène Zlatco Kaucic, peu connu ici. Ça se passait au Cerkno Jazz Festival. Sur le papier, ce Jubileum Quartet est un quartette de jazz (sax-piano-contrebasse-batterie), mais les codes se démontent très vite dans cette suite de 45 minutes. Une musique dense, puissante et d’une grande force. « A uiš ?  » (CD Not Two MW1005-2 - www.notttwo.com).

En octobre 2018, elle était à Varsovie pour y retrouver deux musiciennes américaines, la pianiste Myra Melford et la chanteuse Lauren Newton dans huit Whispers, conversations à deux ou à trois, “chuchotements orageux !”, particulièrement rythmés et stimulants. Doit-on encore signaler la forte présence de la contrebassiste, l’autorité de la pianiste et la large palette de la vocaliste ? « Stormy Whispers » (CD FSR 11/2020 - www.fsrrecords.net).

Le troisième concert, enregistré à Forli en avril 2019 avec son complice de trente-cinq ans l’accordéoniste Pascal Contet, comporte également un titre, celui du lieu Area Sismica, décliné en sept parties. Sons inouïs, liberté totale, complicité des échanges jamais téléphonés, construction d’une véritable œuvre qui se bâtit à deux... sont quelques impressions qui viennent à l’écoute de cette performance assez époustouflante ; qui a fait l’objet d’une excellente recension dans l’Appeal du disque de novembre 2020, vers laquelle je renvoie volontiers le lecteur. « Area Sismica » (CD We Insist ! WEIN12 - www.weinsistrecords.com ).

Une autre rencontre internationale réunit un saxophoniste finlandais, Mikko Innanen, un organiste français, Cédric Piromalli, et un batteur danois, Stefan Pasborg, le premier étant le principal compositeur du du programme. C’est pourtant le superbe thème de Piromalli, Mocking Bird, qui nous "prend" dès les premières notes, le saxo baryton développant un véritable preaching bien calé sur les grondements de l’orgue Hammond. Le ton est donné. Le feu de l’esprit va brûler jusqu’à la fin, relancé à chaque plage par des thèmes, souvent de véritables hymnes, sur lesquels le son plein et les phrases charpentées du saxophoniste (qui joue aussi de l’alto et du sopranino), l’orgue churchy (comme on n’en entend plus) et le drumming rythmé et dansant, sans oublier la cohésion du trio, produisent une musique puissante qui, si elle évoque les grandes heures des trios du genre, n’en est pas moins très contemporaine. Absolument jazz ! « This Is It  » (CD Clean Feed CF566CD - distr. Orkhêstra). OUI !

Je ne sais pourquoi, l’écoute de ce duo de guitares sèches, frais et spontané, entre le danois francophile Hasse Poulsen et le slovène Samo Salamon, m’en rappelle un autre, fameux, qui avait réuni les Allemands Hans Reicheil et Achim Knispel en 1977. Quoique bien différente (et un peu électrique), leur musique diffusait la même fraîcheur, la même respiration. Et pourquoi ne pas remonter au premier du genre, celui qui réunissait Lonnie Johnson et Eddie Lang ? (En studio car un Noir et un Blanc ne pouvaient se produire sur une même scène dans les années 1920... et après). Comme quoi, cette belle tradition remonte à loin et Poulsen et Salamon en donnent à leur tour une belle image. Et le plus étonnant est que le duo entre Salamon (6 et 12 cordes) et Poulsen (6 cordes) s’est déroulé à distance pendant le confinement du printemps 2020, chacun apportant ses compositions sur lesquelles improvisations, solos et accompagnements se mélangeaient.
Douze duos d’une atmosphère emplie de poésie qu’on écoute comme si les deux musiciens étaient, ensemble, à côté de nous ! « String Dancers » (CD Sazas – www.samosalamon.com / www.poulsen.fr). -Cf. aussi Appeal du disque d’août 2021-

Quand j’entends le mot métissage, je me méfie. Utilisé à tort et à travers et à toutes les sauces, il sert souvent à cacher une world music de pacotille ou une fusion artificielle. Or, il existe de vraies rencontres enrichissantes et de vrai travail sur des musiques qui ne relèvent pas directement du jazz. Ainsi le violoniste autrichien Rudi Berger se confronte au guitariste brésilien Toninho Horta depuis plus de ving ans.
Présentations : Rudi Berger, né en 1954, pratique toutes les musiques, du blues à la valse viennoise. Il est des débuts du Vienna Art Orchestra en 1977 ; il y reste trois ans et y revient de temps en temps. Durant les années 80, il enregistre ses premiers disques, réside à New York où il fréquente de nombreux jazzmen, ainsi qu’un groupe de tango argentin. Au Brésil entre 1996 et 2003, il fait la rencontre de Tonhino Horta. Né en 1948, celui-ci accompagne Elis Regina et Antonio Carlos Jobim en 1970, puis joue avec Milton Nascimento, Gal Costa, Joyce, Edu Lobo, Maria Bethânia, etc., et acquiert une grande réputation. Il enregistre en 1973, travaille avec Hermeto Pascoal, et joue avec de nombreux jazzmen (par exemple un duo avec Pat Metheny).
Ce disque comprend des enregistrements réalisés en 1997, 2000 et 2019 [1] . Les deux amis jouent en duo ou en petites formations. Leur musique, qu’on écoute avec un grand bonheur, possède un côté latin très prononcé. Fluide et lumineuse, elle est extrêmement bien jouée, l’articulation entre le violon jazz et le contexte brésilien s’avérant particulièrement réussie. « Rudi Berger featuring Toninho Horta » (CD Gramola 99240 – laurentcordier@byp-online.com / www.gramola.at).

Le contrebassiste Pierre Fenichel, dont on a pu apprécier la pertinence instrumentale dans divers projets et groupes de Raphaël Imbert, ainsi que son travail original sur les musiques de Dave Brubeck, nous propose une rencontre-souvenir entre un quartier ouvrier de Marseille et la Jamaïque avec ses gloires du ska et du reggae qu’il avait découvert, fasciné, en compagnie des copains de son adolescence. Il lui fallait mettre ça en musique. Comment ? En réunissant un quintette comprenant le trompettiste sud-africain Marcus Wyatt (excellente idée), le tromboniste Romain Morello, le guitariste Thomas Weirich et le batteur Braka. Ensuite en travaillant sur un choix de compositions de Count Ossie, Ken Booth, Lloyd Brevett & les Skatalites, Ernest Gold... et en en ajoutant deux de sa plume. Le résultat est étonnant : plus que “jazzifiées” et parfois presque méconnaissables, les pièces, jouées avec amour et finesse, retrouvent parfaitement l’esprit original. « Frenchtown Connection » (CD Durance-PF022022 – distr. Absilone / www.pierrefenichel.net)

Pierre Fenichel joue également un rôle capital de compositeur dans le groupe Maluca Beleza avec la chanteuse Caroline Tolla (Durance MB032021).

Le brouhaha des rues de Caracas, les pêcheurs amérindiens, les ouvriers agricoles des champs de tabac et des plantations de café... voilà ce qu’a ramené Emmanuelle Saby (clarinettes, chant, cuatro et kénarinette) de ses séjours au Venezuela et ses rencontres avec des musiciens locaux. Une riche moisson qui, sous la moulinette inspirée de l’ARFI, devient Bululú, un “Venezuela imaginaire” comme il se doit. Nous voilà donc embarqués dans une promenade faite de découvertes, au milieu des chants et des danses, traditionnels pour la plupart, finement arrangés et joués par Jean-Paul Autin (saxophones, saxone), Olivier Bost (trombone), Guillaume Grenard (trompette, bugle, euphonium, laptop, basse électrique) et Yuko Oshima (batterie, percussions) et bien sûr Emmanuelle Saby. Une atmosphère de fête et de labeur, de joie et de peine, de mouvement et de nostalgie, de terroir et de réalités vivantes sourd de ces musiques typées et attachantes. « Un Venezuela imaginaire » (CD ARFI AM070 – distr. L’Autre distribution / Les Allumés du Jazz / www.arf.org).

Moins bucolique mais plus saignant, revoilà L’Effet Vapeur, le trio Jean-Paul Autin (saxos alto et sopranino, clarinette basse et flûte à bec)-Xavier Garcia (synthés, samplers et traitements)-Alfred Spirli (batterie et objets divers), que renforce Guillaume Grenard (mêmes instruments que ci-dessus, laptop excepté). Depuis le DVD Bobines Mélodies en 2008, le groupe n’avait rien publié. De retour, donc, sur le Ring, ils ont construit un disque qui tend à évoquer, en douze rounds, le déroulement d’un match de catch. Singulière thématique ! Mais nos quatre catcheurs – l’invité tient la distance et s’offre de stratosphériques envolées – remportent la partie haut la main. Autin démontre une fois de plus, avec de sidérantes improvisations, qu’il est un saxophoniste alto et soliste de premier plan (bien trop à l’ombre des projecteurs) ; Spirli s’affirme comme un vrai batteur, et Garcia déploie une vaste palette d’une richesse inouïe, tout en exerçant à merveille un travail d’accompagnement. De très beaux thèmes “arfiens” démontrent que l’esprit de l’association demeure avec le renouvellement des cadres. Une œuvre dense, forte et cohérente qui vous met des étoiles tout autour de la tête ! « Ring » (CD ARFI AM071 – distr. id.). OUI !

Embarquement pour un voyage spatial avec le duo/trio angevin Encre(s) Sonore(s). En effet, dès l’envol, nous sommes propulsés dans un espace sonore mis en scène en direct par Julien Behar (saxo alto, electronics et prise de son) et Stéphane Decolly (basse électrique), ponctué par les dessins au pinceau à l’encre exécutés simultanément par Christophe Forget. (Si l’idée n’est pas nouvelle, elle se réalise ici dans une parfaite complémentarité). Le disque ? Plus qu’une bande sonore, encore qu’assez descriptive, la musique des deux instrumentistes est le résultat d’un travail très élaboré, notamment au niveau du son et de l’électronique. Huit pièces, dont cinq Encres, composent ce parcours, où une free music travaillée, des mélopées envoûtantes, des improvisations rythmées, des passages répétitifs... s’enchaînent dans une grande unité de ton et d’atmosphère malgré leurs différences de facture. Les sons résonnants envahissent l’espace durant ces quarante minutes d’un voyage qui nous conduit aux frontières de l’inouï. « Encre(s) Sonore(s)  » (CD [2] ZEI - distr. Inouïe / www.encressonores.blogspot.com).

Sylvaine Hélary fait partie des rares spécialistes de la, ou plutôt des flûtes, en particulier en France où l’étendard est tenu depuis des décennies par Michel Edelin. Fine musicienne et instrumentiste étonnante, elle signe son second disque en quartette pour l’excellent label Ayler Records. Avec ses compagnons Antonin Rayon aux divers claviers et particulièrement présent à l’orgue, Benjamin Gilbert aux guitare et basse électriques, et Christophe Lavergne à la batterie, elle a conçu ces Vies Scintillantes, exposées en six parties originales. Appuyées par des textes, les musiques s’inscrivent dans un espace résonnant (gros travail sur le son) et très soigné grâce aux arrangements qui diffusent une atmosphère souvent prenante. Je suis moins convaincu par les lyrics et les vocaux de la flûtiste qui n’ont pas la force ni la subtilité de ses développements instrumentaux. « Glowing Life » (CD Ayler Records AYLCD-164.- distr. Orkhêstra).

Il n’est pas forcément nécessaire d’être chanteur pour bien chanter (voir Archie Shepp par exemple). Abandonnant son saxophone avec lequel il a bourlingué pendant des décennies (en particulier avec Don Cherry et son entourage), Doudou Gouirand s’est composé un beau programme sous la thématique de Voix pour la paix. Peut-on encore y croire et s’émerveiller ? La réponse est oui, lorsque le sujet est abordé avec foi, simplicité et, j’allais dire, innocence. La voix de Doudou est éraillée, peu puissante, mais juste, au sens où elle se fond dans l’essence, dans le cœur des œuvres choisies : quatre thèmes forts de John Coltrane, Mal Waldron, Randy Weston, Abdullah Ibrahim, deux standards, trois compositions originales et le magnifique Nature Boy pour ouvrir le récital (tout en anglo-américain). Grâce à la participation de Jean-Sébastien Simonoviez, au jeu de particulièrement pertinent, original et improvisé, et son vieux complice Joël Allouche à la batterie, tous deux totalement impliqués, l’enregistrement s’est déroulé dans la spontanéité, la générosité et le dépouillement. Demeure l’essentiel, c’est pourquoi on y adhère immédiatement et sans réserve. « Voices for Peace » (CD Hâtive – www.hative.fr / www.doudou-gouirand.com ).

Sous les apparences d’un solo de piano comme il y en a beaucoup, voilà un disque singulier. Pianiste et compositeur suisse habitant depuis longtemps dans le sud de la France, René Bottlang a enregistré ce nouveau disque avec un partenaire invisible, Ralf Altrieth, artiste allemand multiformes (peintre, saxophoniste...), installé lui aussi dans le Gard depuis sept ans. Altrieth a donc composé le répertoire complet du récital que nous propose Bottlang, dix-neuf très belles pièces aux titres de poèmes, magnifiquement interprétées et où s’inscrit tout naturellement l’improvisation. Renforcée par un enregistrement lumineux, voici une musique hors du temps, donc intemporelle, dans laquelle on entre immédiatement, oreilles grands ouvertes. « Biographies » (CD Meta Records meta085 – www.ralfatrieth.com). OUI !

Et pour finir, un monument !, la musique de Mary Lou Williams jouée par l’Umlaut Big Band, dans l’esprit et avec les arrangements de l’époque. En fait, de toutes les époques puisque la pianiste-compositrice-arrangeuse (1910-1981) a parcouru toute l’histoire du jazz et en fut même l’une des grandes créatrices. Au moment ou neuf saxophonistes sur dix ne remontent pas plus loin que Coltrane, le chef d’orchestre Pierre-Antoine Badaroux, saxophoniste de 35 ans est aussi chez lui dans l’improvisation libre que dans l’interprétation vivante (et non pas figée) d’un répertoire qu’on penserait enterré et n’existerait, pour les amateurs, que dans les rééditions. Avec sa bande de vingt musiciens formidables, il s’est déjà attaqué à plusieurs répertoires anciens, dont celui de Don Redman, le “premier” arrangeur de jazz en grand orchestre – je simplifie. Cette fois-ci, on a vu encore plus grand : éplucher les archives de Mary Lou Williams conservées à l’Institut of Jazz Studios de Newark où est stockée une centaine de partitions, un corpus allant de 1930 à 1981, dont des pièces parfois jamais jouées ni enregistrées ou inachevées. Le double-disque qui en résulte est le résultat d’un travail énorme réalisé avec la coopération de la Philharmonie de Paris. Présentées en séquences, Variations in the Blues, KayCee (Kansas City, port d’attache de l’orchestre d’Andy Kirk dont elle fut la pierre angulaire jusqu’en 1942), Prelude to Duke (en deux parties, pour l’orchestre d’Ellington), 63, Hamilton Terrace (l’appartement de Harlem où elle habita de 1944 à sa mort et où elle recevait tous les jeunes musiciens), New Bottle Old Wine, Boogies (avec son fameux Roll ’Em dans un arrangement de 10 minutes avec les cordes de l’Umlaut Chamber Orchestra que l’on retrouve dans trois extraits de sa Zodiac Suite en première mondiale, et enfin Eternal Youth. Soit 42 plages dont plusieurs versions de thèmes réarrangés au cours du temps (Mary’s Ideas).
Tout est joué avec une fraîcheur, un enthousiasme, une rigueur et une liberté comme on peut l’entendre dans les nombreux excellents solos de tous ces musiciens que je ne peux énumérer ici. J’en choisirai un sans faire de jaloux : le pianiste Matthieu Naulleau qui a la lourde tâche d’occuper le siège de la grande dame et dont les parties difficiles sont exceptionnelles. Le volume, l’ampleur, la finesse des harmonies et des couleurs... tout sonne merveilleusement. Résultat d’un travail exceptionnel très bien présenté avec un livret très documenté, voilà un grand double-disque de musique d’aujourd’hui ! « Mary’s Ideas » (2CD Umlaut UMFR CD3435 – distr. L’Autre distribution / www.umlautrecords.com / WWW.umlaut-bigband.com). OUI ! - Cf. aussi Appeal du disque de septembre 2021, par Philippe Paschel -

Juste un petit point à préciser : Mary Lou Williams est présentée comme quelqu’un d’oublié. Elle n’est pas oubliée du tout (ou alors tout le monde est oublié, ce qui est un peu vrai d’ailleurs). Non reconnue à sa véritable valeur serait plus exact. J’invite les amateurs curieux à écouter l’anthologie de Jean-Paul Ricard « Mary Lou Williams, The First Lady in Jazz 1927-1957  » (3CD Frémeaux & Associés FA 5449), Jean-Paul étant également instigateur du très beau disque du Sylvia Versini Orchestra «  With Mary Lou in my Heart » (AJMI Series AJM 20), un autre très beau travail totalement différent réalisé en 2011.

[1+ un “jazz quartet” antérieur de 1988.

[2Comprend des bonus vidéo, et existe également en édition vinyle 33 tours limitée à 100 exemplaires.