Métamorphoses

Regis Huby : Music For Large Ensemble
Le 25 mars 2022, Le Trident - Scène nationale Cherbourg-en-Cotentin


Régis Huby : violon et composition / Guillaume Roy : alto / Atsushi Sakaï : violoncelle / Olivier Benoit : guitare électrique / Pierrick Hardy : guitare acoustique / Jocelyn Mienniel : flûte / Jean-Marc Larché : saxophone soprano / Catherine Delaunay : clarinette / Pierre-François Roussillon : clarinette basse / Matthias Mahler : trombone / Illya Amar : vibraphone et marimba / Bruno Angelini : piano, fender rhodes / Claude Tchamitchian : contrebasse / Guillaume Seguron : contrebasse / Michele Rabbia : batterie, percussions, électronique
Jean Deroyer : direction musicale / Orchestre Régional de Normandie
Gérard de Haro : son.


En fin de soirée, dans les foyers du théâtre, je retrouve un ex-collègue cherbourgeois, pas revu depuis dix ans. "Je ne suis pas féru de jazz" me rappelle-t-il, "je suis plus attaché aux musiques mélodiques" et de faire référence à Ibrahim Maalouf et Melody Gardot. Je salue alors sa curiosité et tente d’expliquer en quoi ces musiques qui articulent écriture et improvisation me semblent si passionnantes. Ses yeux se froncent... "De l’improvisation ? Il n’y en avait guère ce soir... C’était très écrit !".
Il a visiblement manqué un épisode dans l’histoire de la première année de résidence cherbourgeoise de Régis Huby : cette série de trois passionnants "salons de jazz" qui se sont déroulés fin janvier (lire ici...). Avec l’Acoustic Quartet du guitariste Pierrick Hardy (Catherine Delaunay, clarinette et Claude Tchamitchian, contrebasse), le violoniste dévoilait les mécanismes de l’improvisation articulée avec l’écriture musicale. Une excellente clé d’écoute pour profiter pleinement du concert de ce vendredi 25 mars 2022, création mondiale de Métamorphoses, Music for Large Ensemble.

Ce travail de résidence en profondeur et sans concessions à la facilité, à "l’accessibilité" de la musique porte ses fruits. Le superbe théâtre à l’italienne de l’ancien port transatlantique est comble. On voit des visages (désormais démasqués, le plus souvent) pointer à chaque loge et le long des balcons. L’exigence musicale, l’audace d’une production ambitieuse (32 musiciens, ce n’est pas rien !) sont ainsi récompensés.

Les conditions sont optimales pour que le concert se déroule au mieux. Même Gérard de Haro [1] est présent derrière la console pour veiller à la perfection du son comme à son habitude !
Depuis les fauteuils d’orchestre où je me trouve, on ne peut distinguer l’ensemble de cet orchestre "grand format". Quand débute "Métamorphoses", on devine à peine Michele Rabbia penché sur son ordinateur pour mettre en mouvement une mappe sonore mouvante. Personne ne bouge... Alors, Jean Deroyer fait émerger une vague sonore de son orchestre. Elle avance et emporte dans son mouvement l’Ensemble de Régis Huby disposé en arc de cercle sur le devant de la scène. L’Orchestre prend le large et nous éloigne des lumières printanières de la rade Cherbourgeoise. Matthias Mahler fait sonner son trombone comme une corne marine, inaugurant fièrement un voyage au long-cours haut en couleurs et riche d’ambiances changeantes. Il n’y aura pas de pause, le capitaine Huby nous a prévenus. Manière de dire "accrochez-vous" ou plutôt, détendez-vous, laissez-vous porter, les ondes musicales pourront vous bousculer mais aussi vous charmer et éveiller en vous l’émotion agréable d’un voyage en musique inédite".

Assembler deux grandes formations dans un projet commun n’est pas une tâche facile pour le compositeur. En tant que violoniste, Régis Huby s’est forgé une solide expérience de la pratique et de l’écriture pour orchestre. Il a pu ainsi tracer sa route en évitant les écueils pour mener à bon port ce projet ambitieux.
L’Orchestre de Normandie a, de son côté, une certaine expérience des projets hors de l’univers des musiques du répertoire classique. Ainsi, il y a quelques mois, il créait Alter Ego, une rencontre avec le musicien burkinabé Oua-Anou Diarra, joueur de n’goni, chanteur, percussionniste et spécialiste de la flûte peul sur une partition écrite par Yves Rousseau [2]. On en négligera pas le fait que Pierre-François Roussillon, directeur de l’Orchestre de Normandie, est aussi le clarinettiste basse du Large Ensemble, ça aide à consolider les liens.
Au fil du concert, on est impressionné par la fluidité de l’écriture et d’une orchestration sans lourdeurs. Les séquences s’enchaînent et participent de l’architecture d’une œuvre aux riches couleurs qui sait alterner et diversifier les formes de l’orchestre au solo.
On retrouve là la force du Large Ensemble né de l’imbrication de sous-ensembles [3] qui ont leurs vies propres et leur solide expérience de pratique entre liberté et écriture.
Ce soir, le trio IXI (Huby, Sakaï, Roy) explore une plage mystérieuse, rejoint par les deux contrebasses à l’archet (Séguron, Tchamitchian). Plus loin la limpidité du piano, seul, se fait envoûtante, frissonne, s’agite, vitupère (Angelini)... On pense à Messiaen ou John Cage. D’une étape à l’autre, l’Orchestre tout entier réuni hisse toutes ses voiles à la découverte d’horizons à explorer. Pas de monotonie dans le cheminement : Catherine Delaunay se lance dans un solo hurleur tonitruant. Olivier Benoît lui répond sur sa guitare, en ondes électriques tortueuses. Plus loin encore, les contrebasses dialoguent et se lancent dans une danse tournoyante qui s’achève en ostinatinato (façon blablablabla, faussement à court d’idées), auquel répond le marimba...

Régis Huby Large Ensemble & L’Orchestre de Normandie "Métamorphoses" à Cherbourg
© Thierry Giard

Il reste en mémoire les accents très ethniques de la flûte de Joce Mienniel dans un solo échevelé et capricieux entre souffle et vocalises, l’alto de Guillaume Roy, toujours attentif, réactif, inventif soutenu par ses complices aux cordes, Un moment de scie musicale (Rabbia) dialoguant avec le vibraphone (Amar), parfaitement envoûtant.
Le double Large Ensemble rejoint son port d’attache après ce voyage riche en émotions et nous laisse sans voix ou presque...
Il reste nos mains pour des applausissements (sans modération) ponctués de nombreux "bravo" amplement mérités.
Prochaine escale à Caen le 28 avril... N’hésitez pas, embarquez !


  Lire aussi, à propos des projets de Régis Huby :

et aussi : Chronique de ce même concert cherbourgeois, Métamorphoses sur Jazz Magazine (par Franck Bergerot).

[1Le célèbre ingénieur du son qui fait tant de merveilles et enregistre tant de disques dans son beau studio, La Buissonne, à Pernes-les-Fontaines, dans le Vaucluse.

[2Yves Rousseau reste d’ailleurs très lié à Régis Huby ainsi qu’à Pierrick Hardy ou Jean-François Roussillon, présents dans le Large Ensemble mais aussi dans ses propres projets

[3Le trio IXI, l’Acoustic Quartet de Pierrick Hardy, le quartet Equal Crossing de Régis Huby...