Contrebassiste, compositeur, arrangeur, chef d’orchestre, enseignant, cofondateur du quartette Perception, puis leader de « Confluence », du Swing Strings System, de Scoop, du tentette Générations, membre des Outlaws In Jazz, directeur musical de l’Orchestre national de jazz (1997-2000), directeur (à partir de 2001) de la Scène nationale de Montbéliard, directeur artistique de Jazz Campus en Clusinois, Didier Levallet a joué avec Hank Mobley, Mal Waldron, Johnny Griffin, Byard Lancaster, Toto Bissainthe, Chris McGregor, Anthony Ortega, Harry Beckett, Daunik Lazro, etc. Il a bien voulu jouer le jeu du blindfold test et tenter d’identifier, mais surtout de commenter, quelques enregistrements de ses pairs.

Steve Swallow : « Jesus Maria » (Verve MV 2516). Jimmy Giuffre (cl, lead), Paul Bley (p), Swallow (b). 1961.

C’est le trio de Giuffre avec Steve Swallow et Paul Bley. Je n’ai jamais considéré la musique uniquement du point de vue de l’instrument dont je joue. Cela dit, j’aime beaucoup Steve Swallow, il respecte l’esprit de la contrebasse. La partie qu’il joue ici est « obligée » et il n’est pas superbement enregistré. J’aime beaucoup LaFaro, mais Swallow représente l’autre versant, un versant qui a été mal perçu : il ne privilégie pas la virtuosité mais la profondeur de l’instrument, et ça me semble plus fondamental. LaFaro a apporté une telle libération de l’instrument qu’on a occulté d’autres aspects et tout le monde s’est précipité dans cette voie. Un bassiste qui joue vite, aujourd’hui c’est d’une banalité effrayante. Par contre, il y a de moins en moins de bassistes qui savent jouer un tempo, qui savent asseoir l’orchestre ou jouer avec la profondeur de l’instrument. Je regrette que Swallow ne joue plus de contrebasse, mais c’est peut-être le seul qui, à la guitare basse, reste lui-même.

avec Yochk'o Seffer, Louvain 1973
avec Yochk’o Seffer, Louvain 1973
avec Frank Lowe et Lawrence Butch Morris, Bruxelles 1977
avec Frank Lowe et Lawrence Butch Morris, Bruxelles 1977

Jaco Pastorius : « Trilogue » (Mps 068 175). Albert Mangelsdorff (tb, lead), Pastorius (elb), Alphonse Mouzon (dm). 1976.

C’est Albert, avec Jaco Pastorius. Le batteur pourrait être Tony Williams ou Jack DeJohnette, en tout cas ce n’est pas Elvin (...) Je savais que Mouzon peut faire autre chose que ce qu’on connaît de lui habituellement, – ça lui plairait, - mais, pour des raisons commerciales, on ne le laisse pas faire ! Pastorius joue très bien, c’est évident. Ça dépasse ce que je trouve un peu déplaisant dans la guitare basse : une certaine rigidité du son et une expressivité un peu figée. Certaines choses sont difficiles à faire à la contrebasse et très faciles à la guitare basse, et inversement. La guitare basse ne m’excite pas beaucoup, sauf quand on en joue très bien. J’en connais au moins un en France, Marc Bertaux, et là c’est intéressant.

avec Michel Graillier et Jean-Claude Montredon, Lille 1980
avec Michel Graillier et Jean-Claude Montredon, Lille 1980
avec Henri Texier, Kent Carter & Joëlle Léandre, Le Mans 1985
avec Henri Texier, Kent Carter & Joëlle Léandre, Le Mans 1985

Dave Holland : « Atg 6 » (Incus 36). Evan Parker (ss), George Lewis (tb), Derek Bailey (g, lead), Holland (b). 1980.

Il y a Derek Bailey à la guitare. Le bassiste a une très bonne technique classique, un bon coup d’archet, c’est très précis. Je pense que c’est Maarten Altena, mais si ce n’est pas lui, c’est curieux. On pense à Company, il y a peut-être Paul Rutherford au trombone. Le saxophoniste pourrait être Lol Coxhill, je ne pense pas que ce soit Evan Parker, ça ne ressemble pas à son discours tel qu’on le connaît. J’aime beaucoup ce que fait la guitare, c’est une musique qui rejoint la musique écrite à travers l’improvisation, ils arrivent vraiment à dissoudre la tonalité. Un éclatement des hauteurs fait qu’il n’y a pas de repère tonal. J’aime beaucoup cette musique. La seule question que je me pose, c’est de savoir si elle a un avenir, ou plutôt un devenir, elle est absolument non-évolutive. Elle n’aura pas de descendance directe et les gens vont revenir à une autre pratique musicale. Je ne vois pas de progression possible à partir de ça. Bailey, bien que ça ne paraisse pas évident, est un musicien qui m’inspire par rapport à mon jeu de contrebasse. Je me reconnais dans une musique comme celle-là, c’est une musique que j’ai pratiquée et où je suis aussi à l’aise que si je joue avec Georges Arvanitas. Je le revendique autant car je ne veux pas qu’on m’enferme sous une étiquette d’ « avant-gardiste », qui ne veut rien dire, ou de « vieux bopper », qui ne veut pas en dire plus. Les musiciens ont le droit de s’exprimer dans les différentes voies musicales qui sont à leur disposition (...) Je me demande si Dave Holland ne joue pas d’un archet à la française, c’est plus souple, moins costaud que Paul Chambers, mais il attaque nettement, sans accroc, la note sort naturelle. Je repense à Derek Bailey : son influence peut même s’entendre dans ma façon de traiter un solo sur les harmonies, c’est Monk à la limite, c’est la filiation Monk-Bailey. Wilbur Ware jouait comme ça, en lignes brisées, des oppositions de registres continuelles. Là non plus ce n’est pas un discours basé sur la rapidité linéaire...

avec Dominique Pifarély et Gérard Marais, Le Mans 2004
avec Dominique Pifarély et Gérard Marais, Le Mans 2004

Jimmy Blanton : « Jack the Bear » (Rca 730565). Duke Ellington Orchestra. 1940.

Tout part de là pour les contrebassistes, Blanton faisait le lien entre le classique et le moderne. Il a un son gros, large, qui s’apparente à celui des bassistes antérieurs et, en même temps, une grande souplesse. Ray Brown vient de là et ça va jusqu’à N.H.O.P. Ce qui est étonnant, c’est la puissance qu’il arrive à avoir avec tout un orchestre. Les cordes n’étaient pas réglées de la même façon, elles étaient montées plus haut et on ne pouvait pas jouer très vite. Avec la sonorisation de l’instrument, on a baissé le niveau des cordes, et à l’époque ce n’était peut-être pas encore des cordes en acier mais en boyau. Plus on a avancé dans la sonorisation, plus il est devenu nécessaire d’aborder différemment l’instrument. D’où les deux écoles de bassistes : d’un côté, la tradition Swallow-Mingus-Charlie Haden qui vient de Blanton, avec un gros son et un réglage dur, et de l’autre, l’école LaFaro qui développera la rapidité. J’aime beaucoup Gary Peacock car il me semble se situer entre les deux, il y a une grande sauvagerie dans son jeu.

avec Jean Bolcato, Nevers 2006
avec Jean Bolcato, Nevers 2006

Gary Peacock : « Ghosts » (Esp 1002). AIbert Ayler (ts, lead), Peacock (b), Sunny Murray (dm). 1964.

Ce disque est autant un repère que celui d’avant, on a l’impression que ces trois personnes n’ont jamais aussi bien joué. La première fois que j’ai entendu Albert Ayler, c’était à Lille il y a quinze ans, j’avais acheté « Ghosts » en quartette avec Don Cherry. On était assez surpris. Le bassiste était le moins déroutant des quatre. Il n’était pas moins moderne, mais le jeu de contrebasse nous semblait moins effarant que cette absence totale de tempo. On avait déjà écouté Ornette Coleman avec des gens qui savent swinguer, comme Billy Higgins, alors que le jeu de Sunny Murray nous semblait incroyable. Je n’ai pas écouté ce disque depuis longtemps et, aujourd’hui, on se rend compte que le jeu de Murray n’est pas violent du tout. En réécoutant Ayler, je comprends beaucoup mieux pourquoi Coltrane s’est passionné pour ce qu’il faisait. Je comprends mieux aussi pourquoi le free jazz fut un échec dans la mesure où on ne pouvait pas aller plus loin, tout était dit dès le départ. Cette musique-là, on pouvait la trouver extrêmement triste comme extrêmement marrante, extrêmement violente comme extrêmement corrosive. A la limite, elle n’était rien de tout ça et tout ça en même temps. De plus, elle correspondait à des données historiques très importantes, on était en 1964-65, et je crois qu’Ayler lui-même n’en avait pas conscience. Pour en revenir à Peacock, les contrebassistes sont faits pour être très souples, la contrebasse est au départ un instrument d’accompagnement, les contrebassistes sont amenés à jouer dans des circonstances très différentes, ils sont donc moins marqués tout en ayant leur personnalité — on reconnaît Peacock avec Ayler, Paul Bley ou Bill Evans. Peacock est peut-être le seul qui fait oublier LaFaro, il a un jeu clair, bien articulé. Il a un tellement beau son ! Je me situe un peu entre Peacock et Haden, je n’ai pas la virtuosité de Peacock, c’est sûr, mais j’ai plus de mobilité que le jeu de Haden. J’aime le côté discontinu qu’on trouve chez Peacock, les sautes de registre. Il est moins linéaire que LaFaro.

avec Ramon Lopez et Jean-Charles Richard, Le Mans 2009.
avec Ramon Lopez et Jean-Charles Richard, Le Mans 2009.

Stanley Clarke : « I remember Clifford » (Polydor 2335 179). Stan Getz (ts, lead), Chick Corea (p). Clarke (b), Tony Williams (dm). 1977.

J’ai eu du mal à reconnaitre Getz, le son est bizarre. Stanley Clarke et Tony Williams ne jouent pas si ensemble que ça, mais c’est une ballade — sur un tempo rapide, ç’aurait certainement été différent… Getz est un grand musicien qu’il faut autant défendre qu’Albert Ayler. Corea est brillant, ce qui n’est pas la même chose. Je n’aime pas Chick Corea en général, mais je me suis laissé avoir comme tout le monde par son premier « Return to forever ». L’avantage qu’ont les musiciens de cette trempe — on s’en aperçoit dès qu’ils font un retour au jazz : tout le monde se met à délirer —, c’est que ce sont de grands professionnels capables de faire l’affaire en toute circonstance, et ça épate bien la galerie. Corea a été l’idole de beaucoup de jeunes qui commencent, ils cherchent des sécurités et ont voulu apprendre le jazz sans le connaître, en fait ils pensent qu’il y a des « ficelles ». Effectivement, des types comme Corea connaissent toutes les ficelles. Le problème, c’est que les créateurs de musique n’ont jamais été Chick Corea mais Thelonious Monk, Cecil Taylor, Erroll Garner ou Sidney Bechet. Pas des robots perfectionnés. A Nîmes, j’étais à un concert de Herbie Hancock, musicien autrement plus intéressant, et tout le monde est tombé à genoux. Le concert était très bien, c’était surtout une leçon de musicalité par des gens qui ne cherchaient pas à en rajouter. Mais qu’on tombe des nues en s’apercevant qu’ils sont capables de jouer ça alors qu’ils le faisaient déjà dans Nefertiti il y a un certain nombre d’années, ça montre bien que les gens sont complètement ignorants de la réalité des choses. Evidemment, Ron Carter ne joue qu’une note par temps, il n’est pas besoin d’en faire plus pour faire de la bonne musique, or c’est exactement l’inverse de tout ce qu’on nous fait entendre depuis dix ans.

Didier Levallet : « Le Horla » (Admi O1). Jeff Seffer (ts), Siegfried Kessler (p). Levallet (b). Jean-Charles Capon, Kent Carter (cello). Jean-My Truong (dm). 1972.

C’était ma veine « free », mes débuts d’écriture, de conception d’ensembles. II y a déjà un peu le problème des cordes, déjà ce qui se fera dans Confluence puis dans le Swing String System. C’était aussi ma première tentative de production indépendante. Tout ça a eu un certain retentissement, et ce qui est sûr, c’est qu’on ne fait jamais rien en vain, ça laisse toujours des traces.

GR : Une nouvelle Admi (Association pour le Développement de la Musique Improvisée) serait-elle possible aujourd’hui ?

Depuis dix ans, j’ai assisté à toutes sortes de réunions de musiciens et je les trouve de plus en plus attristantes, aucun recul par rapport à la situation. Le musicien de jazz français souhaite être assisté. Depuis qu’il y a une perspective politique différente, tout le monde s’agite dans son coin et attend qu’on le subventionne. Je pense qu’il faut subventionner la musique et non pas les musiciens, je ne crois pas qu’on puisse souhaiter que l’Etat intervienne et ne pas soi-même intervenir socialement. Cette musique refuse les critères de sélection, il n’y a pas de diplôme de musicien de jazz et j’espère qu’il passera de l’eau sous les ponts avant qu’il y en ait un. Nous sommes dans une situation très ambigüe, car nous enseignons tous et, en même temps, ce que l’on enseigne n’est pas contrôlable et ne sera pas sanctionné par des diplômes. Vouloir se faire assister revient donc à penser qu’il suffit d’acheter un instrument et de déclarer : « Je suis musicien de jazz, il faut m’aider ! » Il me semble que faire du jazz, c’est un risque que l’on prend. Par contre, ce qu’il faut aider, ce sont des lieux et des associations qui se mouillent depuis des années, il faut aider la diffusion de la musique.

avec Jean-Paul Autin, Cluny 2014
avec Jean-Paul Autin, Cluny 2014

Maarten Altena : « Modern Tango » (Claxon 80.5). Altena (b), Maurice Horsthuis (vin), Maud Sauer (hautbois), Paul Termos (as). 1980.

Au début, je pensais à certaines pièces d’Ornette Coleman pour orchestre de chambre ou à la musique de gens comme James Newton. Je ne pensais pas que c’était un disque de bassiste mais, puisque c’est le cas, c’est probablement Maarten Altena avec Maurice Horsthuis et cette fille qui joue du hautbois. C’est très bien écrit mais ça sent le procédé. J’en ai ras le bol de la dérision. J’aime aussi beaucoup Willem Breuker mais, au bout d’un moment, la question que l’on se pose, c’est : et après ? Peut-être faut-il démolir avant d’aller de l’avant, remettre des choses à leur place à travers la dérision, mais je ne crois pas qu’on va construire des choses en marquant tout sur le deuxième ou le troisième degré. J’en ai marre du truc référentiel. Même quelqu’un que j’adore comme Carla Bley m’a énervé un peu parfois. Heureusement, c’est très bien écrit. Il me semble que c’est la preuve d’un essoufflement des créateurs. Qu’est-ce que Coltrane en avait à foutre d’être référentiel ? Je trouve déplorable de se moquer du rock and roll ou du tango. Ma musique fait peut-être feu de tout bois mais elle n’est pas référentielle, elle n’est pas « à la manière de ». Mais pour en revenir à la musique d’Altena qui n’est pas référentielle à ce point-là, la plage qu’on a entendue était très composée, il n’y avait que de l’écriture, et c’est dans l’écriture qu’on voit les intentions profondes des gens. Je ne suis pas contre l’humour mais je cherche encore une dimension de l’humour dans la musique, Ellington en a beaucoup et pas forcément à travers des petites citations, c’est autre chose, c’est dans la matière même de sa musique qu’il y a de l’humour. Ceci dit, j’aime beaucoup Altena, qui est un bassiste remarquable.

Beb Guerin-François Mechali : « Conversation » (Nato 5). Duo de contrebasses. 1980.

Je ne vois pas du tout (...) En sachant qu’il s’agit de deux bassistes français, je me souviens d’un concert à Chantenay-Villedieu où je jouais dans l’après-midi. Le souvenir que j’en ai ne correspond pas du tout à une musique libre comme ça mais à quelque chose de plus écrit. Ça tient à l’instrument mais un duo d’improvisation de deux bassistes dans une telle esthétique, sans vouloir offenser personne, ça pourrait être n’importe qui d’autre que François Mechali et Beb Guerin. Ç’aurait pu être moi et Avenel ou Kent Carter et Roberto Miranda... Il est bon que ce genre de disques existe : c’est un journal de bord de la musique improvisée, il faut laisser des témoins, même si l’entreprise est hasardeuse. Je rends hommage au passage à Beb Guerin qui était le bassiste français qui me touchait le plus avec J.-F. Jenny Clark. Ce n’était pas le plus virtuose mais il avait un feeling qui me plaisait, il avait fait un certain cheminement. Quand j’ai monté un big band, c’est à lui que j’ai fait appel.

avec Fred Van Hove, Gérard Marais et Annick Nozati. Bourgogne 1999
avec Fred Van Hove, Gérard Marais et Annick Nozati. Bourgogne 1999

Scott LaFaro : « Gloria’s Step » (Milestone 47002). Bill Evans (p, lead), LaFaro (b), Paul Motian (dm). 1961.

C’est le disque que tous les bassistes ont usé et acheté en trois exemplaires. Je l’ai usé, mais pas seulement pour le jeu de contrebasse, le trio m’intéresse au moins autant. C’est le premier disque de LaFaro que j’ai entendu et ça m’a énormément frappé, notamment Paul Motian qui fut très oublié jusqu’à ces dernières années. On pensait que c’était le faire-valoir des deux autres et, en fait, il donne au moins autant de musique qu’eux. C’est le batteur de rêve pour moi qui suis en guerre avec tous les batteurs avec qui je peux jouer ou presque. On doit « faire avec », je passe mon temps à faire avec. Je fais avec moi pour commencer, et ce n’est pas rien, et je fais avec les autres, ce qui n’est pas rien non plus. On fait avec ceux qui sont là. Je peux à la fois, comme je l’ai toujours fait, défendre les musiciens français et estimer que la situation musicale n’est pas très bonne, mais il faut faire avec. Si j’étais encore à Lille, je monterais un orchestre avec des musiciens de Lille, mais je suis à Paris, France, et je fais avec les musiciens parisiens, et avec André Jaume, qui est de Marseille. Sinon, si on n’est pas content, il faut foutre le camp.

Propos recueillis et photographies : © Gérard Rouy

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