On me pardonnera (peut-être) ce jeu de mots approximatif, mais les circonstances l’ont un peu provoqué. Je réécoute en effet ce disque, près de 40 ans après sa première publication, au moment même où la Chine célèbre en grandes pompes le soixantième anniversaire de la naissance de sa République populaire. Or son intitulé, « Dazibao » — les journaux muraux sur lesquels les gardes rouges écrivaient leurs (sic) opinions —, comme son contenant (titres et commentaires du pianiste) s’inscrivent parfaitement dans le contexte de l’époque qui voyait d’aucuns, en Occident, se passionner pour, et soutenir la révolution culturelle en train de s’accomplir. Évidemment, François Tusques, ni plus ni moins que beaucoup d’autres, se trompait sur ce qu’était réellement cette “révolution“ et l’Histoire allait nous démontrer, avec le temps, le caractère brutal du régime de celui qui rejoindrait la table des grands dictateurs du XXe siècle.

François Tusques : « Piano Dazibao »
Futura / Futura et Marge, et Socadisc

Que d’illusions et de désillusions ! La Chine faisait alors table rase de son histoire, de sa culture, de ses traditions, et le disque de Tusques aurait rejoint l’autodafé général qui faisait partir en fumée les livres interdits et les productions artistiques “décadentes“ non conformes à l’esthétique prônée par le Parti — il faut les admirer les affiches kitsch de l’époque, avec un le Grand Timonier trônant au milieu de paysans et d’ouvriers, dans un pur style pompier faussement réaliste !

Or, la musique de Tusques contredit largement son “aveuglement“ (pardon François, j’ai toujours aimé ta musique, ne manquant aucun de tes concerts et manifestations musicales à l’époque, ajoutant même ma grosse-caisse à ton orchestre “Intercommunal“, un soir que notre fanfare des Beaux-Arts participait, si ma mémoire est bonne, à une fête organisée contre le projet de ré-urbanisation de la place des Fêtes, justement). Pourquoi ? Parce qu’elle s’enracine profondément dans la grande tradition afro-américaine, tout en se projetant dans la réalité créatrice du moment, celle du free jazz que les confrontations avec les Américains parisiens d’alors (Sunny Murray, Clifford Thornton, Alan Silva, etc.) enrichissaient substantiellement.

Dès 1965, avec son premier disque « Free Jazz », François Tusques apparaissait comme l’un des pionniers d’une nouvelle musique européenne issue du jazz. Ensuite il n’eut de cesse d’enrichir son travail par des rencontres avec des musiciens de tous horizons, américains, africains, catalans, occitans, bretons, etc., grand brassage multiculturel — on n’utilisait pas encore le terme de métissage à tord et à travers comme maintenant — qui constituait le très actif “utopique populaire“ Intercommunal Free Dance Music Orchestra.

Aussi, ce premier disque en solo est un jalon important car il se situe exactement dans cette période bouillonnante. La musique de Tusques s’est affirmée, enrichie et radicalisée, les acquis se conjuguent avec une recherche formelle qui la place parmi les plus novatrices et libres du moment. Le jeu est maîtrisé, le discours foisonnant, échevelé mais rigoureux. « Piano Dazibao » est un disque qui s’inscrit dans l’Histoire, c’est aussi un grand disque politique (au meilleur sens du terme) car il est une affirmation consciente et assumée de cette recherche de liberté. Tout le contraire de ce qu’instituait Mao !

Une réédition bienvenue et indispensable, merci Gérard Terronès.


> François Tusques : « Piano Dazibao » - Futura GER 14 - distribution Disques Futura et Marge, et Socadisc

François Tusques (piano solo)

1. Que 100 fleurs s’épanouissent / 2. Mister Don Cherry comprit que leur esprit était abattu et répéta d’une voix musicale quelques blagues réservées pour les temps de détresse / 3. Sunny, Archie, Clifford, même combat / 4. La révolution est une transfusion sanguine, voilà la mer, voilà la vie / 5. La bourgeoisie périra noyée dans les eaux glacées du calcul égoïste / 6.& 7. Libérez Michel Le Bris (2 prises) / 8. Vie et mort de l’alexandrin.

Compositions de François Tusques.

Enregistré en mai et septembre 1970 à Paris.


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