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Il y a quelques semaines, le saxophoniste Hal Singer donnait un concert dans l’église de Chatou et, même sans fermer les yeux, on n’aurait pu deviner que le jeune homme qui soufflait dans son saxophone devant nous — et il soufflait ! — affichait l’âge respectable de 91 ans ! Avec à ses côtés Rasul Siddik (trompette et bugle), Katy Roberts (piano), Dominique Lemerle (contrebasse) et Simon Goubert (batterie), il était solidement épaulé. Comme il l’est dans ce nouveau disque où il rencontre l’un de ses héritiers, pourrait-on dire, David Murray, attaché comme lui à la grande tradition noire et ouvert à toutes ses évolutions.

Hal Singer feat. David Murray : “Challenge”
Marge / Futura et Marge
on aime !

Si cette rencontre, ce “Challenge“ peut apparaître pour certains comme un grand écart impossible à combler entre le jazz dit “classique“ et celui dit “free“, il s’affirmera comme une évidence pour d’autres qui percevront instantanément la filiation naturelle qui existe entre ces deux grands ténors et, plus généralement, entre les générations du jazz. Le terrain, riche, est le même, et chacun peut y semer ses graines pour que la récolte soit bonne. Il en a toujours été ainsi. Mais il fallait aussi, outre leurs qualités de musiciens, deux personnalités pleinement conscientes de ça : leur héritage, leur pouvoir, leur intelligence, leur sensibilité et leur finesse à sentir les choses, et le monde. Et il fallait que cela soit dit. Et bien dit, avec leur voix, donc leur saxophone, et une générosité à laquelle participe l’excellent quartette habituel de Murray (voir plus bas) et, à nouveau venu “en frère“, le brillant trompettiste Rasul Siddik.

  • Il n’est pas inutile de signaler que cette rencontre a été suscitée par Gérard Terronès, lequel avait déjà enregistré Hal Singer il y a près de 40 ans (“Blues and News“ - Futura Swing 01) et David Murray quelques années après (“Let the Music Take You“ - Marge 04).
Adrien Varachaud Unity 5tet : “Starnge Horns“
AV001 (auto-production)

On retrouve Rasul Siddik aux côtés du saxophoniste français Adrien Varachaud, né en 1977 et qui, contrairement à nombre de ses collègues de la jeune génération, n’a pas craint “d’aller à l’école“ de la Great Black Music et de s’immerger profondément dans cette culture. La rencontre avec Archie Shepp, il y a une dizaine d’années, et de Mal Waldron entre autres, s’avère un déclencheur décisif lui permettant de travailler en profondeur avec nombre de musiciens américains de Paris et d’ailleurs, puisque Barry Altschul l’invite à jouer dans le FAB Trio avant de produire son premier disque. Pour se faire, Varachaud s’est entouré de quelques-uns de ces “Américains de Paris“, et non des moindres lorsque l’on connaît leur palmarès impressionnant ! Et ne croyez pas que le jeune saxophoniste fut intimidé par cet entourage, bien au contraire, il fait montre d’une belle autorité avec un son ample et charnu au ténor, et un jeu sinueux ponctué d’accents au soprano. Quant à l’engagement de ses partenaires, il suffit d’écouter pour constater le “son de groupe“, le jeu d’ensemble, marque d’une cohésion instantanée et naturelle. Ce qui n’exclut pas les prises de risques dans les interventions solistes de chacun.

  • Il reste à souhaiter que le nom d’Adrien Varachaud, forcément à la fois éclipsé et valorisé par ses prestigieux partenaires, soit reconnu à l’égal d’autres jeunes saxophonistes français plus en vogue qui ne possèdent pas toujours son background, et que nous puissions l’entendre en direct dans les meilleurs lieux.
Sun Ra Arkestra : "Live at The Paradox"
In + Out Records / Orkhêstra
on aime !

Notre grand écart entre les générations se poursuit avec ce disque tout à fait épatant du Sun Ra Arkestra dirigé par son fidèle saxophoniste Marshall Allen, 85 ans, entré en 1958 dans l’orchestre qu’il n’a jamais quitté. Avec quelques anciens et revenants (Charles Davis, présent dès 1956, Danny Thompson, Knoel Scott) et de nombreux jeunes qui n’ont pas connu Sun Ra, il continue à faire circuler l’esprit de la musique du Râ, et cela sans aucun académisme, contrairement à d’autres institutions rigides ou reconstitutions de circonstance. Ce n’est pas non plus un orchestre de répertoire car, à côté de quelques chevaux de bataille saturniens revivifiés, les compositions d’Allen tiennent la route et lui-même s’amuse, avec son Electronic Wind Instrument, à dispenser quelques sons “intergalactiques“. Tout est frais, enlevé, formidablement swinguant. Il s’agit ici d’une musique vivante, tonique, pleine de joie comme le démontre à merveille ce disque enregistré en public et dont l’écoute constitue un grand moment de bonheur. Encore un exemple parfait de transmission d’héritage qui passe de main en main des anciens aux plus jeunes. C’est ce que j’appelle le jazz vivant.

Odean Poe : “Odean’s List“
In + Out Racords / Orkhêstra

Poursuivons avec un autre ténor du jazz dont nous avons déjà parlé sur ce site (le 28/02/09), le saxophoniste Odean Pope, dans un répertoire présenté l’an passé au festival de Vitrolles : une série de compositions joliment arrangées pour un octette qui sonne presque comme un big band. Un octette composé de sérieux instrumentistes, tous solistes, et non des moindres (de James Carter à Jeff “Tain“ Watts) qui, tout à tour, interviennent brillamment dans un cadre assez strict mais suffisamment ouvert pour que chacun y évolue en confiance et sérénité. Ne pas se fier à l’apparent classicisme de la forme, c’est ce type de jazz qui entretient la flamme, et celle-ci est encore capable de brûler. Autant de jeunesse chez Pope (70 ans lors de l’enregistrement) que chez Carter (39), autant de connaissances chez Carter que chez Pope.

  • Archie Shepp, qui connaît Pope depuis longtemps, raconte avec tendresse quelques souvenirs dans le livret. La mémoire, encore…
Odean Pope : “Universal Sounds“
Porter Records / Orkhêstra

… Mais une mémoire jamais figée comme en témoigne cet autre disque d’Odean Pope, bien différent du précédent, où l’on retrouve Marshall Allen, tiens tiens, en congé d’Arkestra pour notre plus grand bonheur. Le contrebassiste Lee Smith (présent dans l’octette ci-dessus), et trois percussionnistes dont le maître Warren Smith, ont été réunis pour une série de pièces à géométrie variable, souvent très libres, parfois au contraire très concentrées, et où chacun ne participe pas systématiquement. Pièces brutes, volontiers rudes (l’association saxes-percussions), très ouvertes pour un résultat sans complaisances. On remarquera le long preaching incantatoire qui ouvre et ferme le disque, un (au moins) solo renversant et hurlant de Marshall Allen, la parole musicale de Pope, à la sonorité ample et charpentée, le paysage de couleurs contrastées peint par les percussions, etc . Tout cela nous rappelle que le jazz noir est aussi, et reste, une musique de combat. Ce qui fait encore toute sa force.

Matthew Shipp : “Art of the Improviser“
Thirsty Ear / distribution Orkhêstra

Dans les revues de disques que nous consacrons ponctuellement à la musique afro-américaine contemporaine, nous avons plusieurs fois insisté sur la grande valeur du pianiste Matthew Shipp, nous étonnant (sans nous étonner) de la relative confidentialité dans laquelle les médias et autres milieux du jazz, en particulier en France, le maintiennent. Je suis, pour ma part, prêt à penser que quantité d’amateurs et de gens qui écoutent Brad Mehldau, Yaron Hermann ou Tigran Hamasyan, musiciens par ailleurs tout à fait estimables, n’ont jamais entendu Matthew Shipp. Manque de curiosité ? sans doute. Mais n’y aurait-il pas aussi une nouvelle forme de discrimination raciale de la part de ces milieux qui maintiennent à présent le jazz noir américain dans les marges ? La question mérite d’être posée, et je la pose en me projetant 30 ou 40 ans en arrière : imagine-t-on un amateur de Bill Evans, par exemple, qui n’aurait jamais entendu Bud Powell ou Thelonious Monk ? Impensable, direz-vous. C’est pourtant ce qui se passe avec Matthew Shipp. Certes, il y a bien un petit article sur lui dans les pages intérieures de quelque revue, certes quelques-uns de ses disques — il en produit beaucoup mais sur de petits labels qui n’ont pas les moyens de se payer des encarts publicitaires — font l’objet de chroniques, mais on ne peut pas dire que son nom figure en gros caractères sur les affiches des rares festivals qui le programment.
Ces choses dites (et j’accepte qu’elles soient contredites), je ne m’étendrai pas sur ces nouvelles parutions et renverrai le lecteur à nos chroniques antérieures (06/04/2009 ou 17/06/2010). Signalons simplement que l’écoute du double CD, le bien nommé “Art of the Improviser“, est un excellent moyen de connaître et de se familiariser avec le monde musical fascinant, pointu et exigeant du pianiste, du compositeur, de l’improvisateur, du défricheur, archéologue et architecte musical. Deux faces complémentaires de son art sont montrées : l’une en trio, l’autre en solo, deux formules qui lui sont familières et dans lesquelles il excelle. Commencez donc par le solo…

Darius Jones & Matthew Shipp : “Cosmic Lieder"
Aum Fidelity / Orkhêstra
on aime !

… Et enchaînez, pourquoi pas, avec un duo réalisé par Matthew Shipp en compagnie du saxophoniste-alto Darius Jones, musicien encore peu connu, profond, au jeu ample, plein, dense, au discours assez linéaire et qui maîtrise un large vibrato au point de parfois presque l’effacer. Mais la teneur réfléchie, pensée et méditative des compositions/improvisations très concentrées, y est sans doute pour quelque chose. Certaines partent pourtant dans une sorte de foisonnement, et là le saxophoniste se montre beaucoup plus volubile, tandis que l’on apprécie la dimension orchestrale du jeu du pianiste.
Il en résulte une musique forte et sans concessions qui est la marque du jazz le plus pur et le plus noble. Chaudement recommandé, comme on dit lorsqu’on craint qu’un disque aussi solide risque de passer inaperçu.

Muhal Richard Abrams : “SoundDance"
Pi Recordings PI37 - / Orkhêstra

Autre duo saxo-piano, décidément les deux instruments phares de cette rubrique, celui qui réunit deux vétérans de ce qu’on appela alors l’avant-garde, Fred Anderson et Muhal Richard Abrams, tous deux à l’origine de la création de l’AACM de Chicago en 1965. Ils ont dans les 80 ans lorsqu’ils se retrouvent ensemble sur cette suite très libre où le ténor rugueux aux phases qui accrochent, trace sa route zigzagante à travers l’assise, elle aussi très orchestrale, qu’installe le pianiste. Sans doute l’un des moins connus — il joua peu en France — de sa génération, Fred Anderson nous a quitté depuis. Une raison supplémentaire de se mettre à l’écoute de ce disque dans lequel on sent autant de jeunesse que de sérénité.

  • Le second CD, inclus dans le même album et enregistré un an plus tard, nous présente Abrams dialoguant cette fois avec George Lewis, également membre de l’AACM mais d’une génération plus jeune, et qui se fit connaître avec son trombone virtuose au sein du quartette d’Anthony Braxton. S’il en joue toujours, il s’est depuis intéressé aux musiques électro-acoustiques (notamment à l’IRCAM). Cette approche, que certains jugeront peu expressive et plus cérébrale, est pourtant une composante des recherches dans le jazz contemporain, d’où son intérêt. Ici, la musique est beaucoup plus introspective, laissant de larges espaces au silence. Mais tout change et s’accélère lorsque Lewis embouche son trombone, preuve qu’il n’a rien oublié de ses racines.
David Murray : “Saxophone Man ”
2 DVD La Huit/3D Family / Socadisc

Notre voyage au sein des musiques noires contemporaines se termine par un retour, en quelque sorte, à notre point de départ, avec deux DVD consacrés au saxophoniste David Murray. “I’m a Jazzman“, produit par La Huit et réalisé par Jacques Goldstein en 2008, suit le musicien à partir de New York, lieu de ses débuts, jusqu’à la Guadeloupe où il se ressource, en passant par la France, où il s’est installé, et l’Italie. Quelques images de son enfance et de sa jeunesse complètent ce portrait qui, comme l’indique le livret bilingue, nous “en apprend peu sur l’homme mais beaucoup sur sa musique“. Murray parle en effet de son rôle, de sa fonction de musicien, de transmetteur d’une tradition, d’un héritage qu’il projette dans l’avenir. N’est-ce pas là l’essentiel ? Des morceaux de concerts et d’enregistrements (avec Andrew Cyrille, Cassandra Wilson, les musiciens antillais, etc.) ponctuent ce parcours.

  • Le second DVD présente deux larges extraits de concerts, le premier en 2007 avec les Gwo Ka Masters à Sainte-Lucie, où lui-même et Rasul Siddik mêlent leur voix à celle des musiciens guadeloupéens, le second à Pantin au festival Banlieues Bleues 2010, avec son quartette, celui-là même qui allait se retrouver autour de Hal Singer… C’est ce qu’on appelle boucler la boucle, en espérant reprendre la route bientôt.
  • En attendant, ce double DVD est une belle pièce qui contribue encore à mieux connaître ce grand musicien.

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  > Les références :

> Hal Singer feat. David Murray : “Challenge” - Marge 47 - distribution Disques Futura et Marge

Hal Singer, David Murray (ts), Lafayette Gilchrist (p), Jaribu Shahid (b), Hamid Drake (dm) + Rasul Siddik (tp sur 2 titres).

Trois compositions de Singer, quatre de Murray, un standard.

Enregistré à Paris, les 9 et 10 avril 2010.

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> Adrien Varachaud Unity 5tet : “Starnge Horns“ - AV001 (auto-production)

Rasul Siddik (tp), Adrien Varachaud (ss, ts), Tom McClung (p), Wayne Dockery (b), Douglas Sides (dm).

Une composition de Varachaud, une de Siddik, une de Sides, une de Wal Waldron, une de Sonny Rollins.

Enregistré en public à Paris, le 15 mai 2009.

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> Sun Ra Arkestra : Live at The Paradox - In + Out Records IOR CD 77098-2 - distribution Orkhêstra

Marshall Allen (as, fl, cl, EWI, voc, direction), Fred Adams, Cecil Brooks (tp), Dave Davis (tb, tuba), Knoel Scott (as, voc), Charles Davis, Yahya Abdul Majid (ts), Danny Thompson, Ray Scott (bs, fl, perc), Fred Barron (p, org), Dave Hotep (g), Juini Booth (b), Wayne A. Smith Jr (dm), Elson Nascimento (surdo).

Quatre compositions de Sun Ra, quatre de Marshall Allen, une de Fletcher Henderson.

Enregistré en public à Tilburg (NL), le 20 septembre 2008.

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> Odean Pope : “Odean’s List“ - In + Out Racords IOR CD 77102-2 - distribution Orkhëstra

Davis Weiss, Terell Stafford (tp), Odean Pope, Walter Blanding (ts), James Carter (ts, bs), George Burton (p), Lee Smith (b), Jeff “Tain“ Watts (dm).

Huit compositions d’Odean Pope, une d’Eddie Green, un standard.

Enregistré au Lincoln Center de New York, le 14 octobre 2008.

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> Odean Pope : “Universal Sounds“ - Porter Records PRCD - 4053 - distribution Orkhêstra

Marshall Allen (as, EWI), Odean Pope (ts), Lee Smith (b), Warren Smith (dm, perc, timpani, voc), Craig McIver, Jim Hamilton (dm).

Six compositions d’Odean Pope, une de Lee Smith, une de Marshall Allen.

Pas de date d’enregistrement.

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> Matthew Shipp : “Art of the Improviser“ - Thirsty Ear THI 57197 - distribution Orkhêstra

CD1 : Matthew Shipp (p), Michael Bislo (b), Whit Dickey (dm).

Quatre compositions de Shipp, une de Billy Strayhorn.

Enregistré en public à Troy (NY), le 1er avril 2010.

CD2 : Matthew Shipp (p solo).

Cinq compositions de Shipp, une de Bart Howard.

Enregistré en public à New York, le 12 juin 2010.

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> Darius Jones & Matthew Shipp : “Cosmic Lieder“ - Aum Fidelity AUM066 - distribution Orkhêstra

Darius Jones (as), Matthew Shipp (p).

Treize compositions de Jones et Shipp.

Enregistré à Brooklyn (NY), le 29 octobre 2010.

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> Muhal Richard Abrams : “SoundDance“ - Pi Recordings PI37 - distribution Orkhêstra

CD1 : Fred Anderson (ts), Muhal Richard Abrams (p).

Une suite en 4 parties composée par Abrams.

Enregistré en public à New York, le 16 octobre 2009.

CD2 : George Lewis (tb, laptop), Muhal Richard Abrams (p).

Une suite en 4 parties composée par Abrams et Lewis.

Enregistré en public à New York, le 24 septembre 2010.

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> David Murray : “Saxophone Man ” - 2 DVD La Huit/3D Family – distribution Socadisc

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  > Liens :