Soixante-dix-huitième étape

Hasse Poulsen

Mais où étions-nous donc par ces temps étranges où les vents contraires s’écharpaient, ne laissant à leurs contemporains qu’interrogations sombres et désirs autres de visions fugitives et d’inatteignables espoirs ? Ailleurs, dans un ailleurs silencieux, ce qui demeure le meilleur moyen d’écouter en soi une autre musique. Après cela, l’on peut à nouveau réintégrer le drôle de monde évoqué ci-dessus, ou du moins la partie du chaudron qui nous intéresse. Cluny, here we come. Le 15 août précisément, jour où naquit en 1925 le grand Oscar Peterson, pour la deuxième soirée de Jazz Campus. Qui ? Hasse Poulsen et Hélène Labarrière. Où ? À Dompierre les Ormes. Première émanation auditive (pour nos oreilles reposées) de la programmation 2016 de Didier Levallet, nous savions par avance que la soirée serait bonne car nous avions aimé le disque. Le lien se fit autour de la complicité. Celle des deux artistes d’abord. Puis celle qu’ils établirent avec le public par le dialogue émaillant le concert. Par le répertoire aussi ; connu et reconnu, il surprit ceux ignorant la teneur du projet mais les convainquit par son accessibilité. Car les grandes chansons laissent toujours une trace, même dans la mémoire de ceux qui ne les écoutent pas. C’est à cela qu’on les reconnaît. Les autres n’en furent pas moins convaincus car le guitariste et la contrebassiste possèdent un savoir-faire les mettant à l’abri des errements. Quant à nous, allez savoir pourquoi, il nous manqua un je ne sais quoi, un presque rien, pour être complètement heureux. Faudra penser à aller savoir pour quoi.


Soixante-dix neuvième étape

Sylvaine Hélary

Le lendemain de retour à Cluny, en son théâtre. Soirée découverte pour nous. Spring Roll d’abord (Sylvaine Hélary, Antonin Rayon, Hugues Mayot et Sylvain Lemêtre) pour un concert exploratoire aux confins d’un espace somme toute musicalement contemporain. Un rien déconcertant, ce programme issu d’un précédent projet s’appuyant sur du texte relatif au printemps (notamment arabe), nous apparut parfaitement cohérent, bien écrit (un peu trop) et non dénué d’intérêt. Il n’en fallut néanmoins pas plus pour que nous restâmes à la fenêtre, spectateur désengagé, incapables que nous fûmes d’entrer dans cet univers pour nous abscons. Un je ne sais quoi, un presque rien, nous manqua pour être emportés. L’on ne comprend pas le pourquoi du comment. Mais c’est ainsi (et où et donc or ni car). En repensant à cette formation de haut-vol, peut-être avons-nous ressenti l’exécution de ces compositions comme un peu trop intellectuellement sage. Mais ce propos n’engage que nous.

Mohamed Abozekry

En deuxième partie de soirée, nous découvrîmes Mohamed Abozekry & Heejaz Extended. Prodige égyptien de l’oud, il proposa en quintet, Anne Laure Bourget, Basile Mouton, Ludovic Yapoudjian et Benoit Baud l’accompagnant, une musique des mondes attrayante, sise quelque part entre Rabih Abou-Khalil le libanais (en moins ethnique) et Anouar Brahem le tunisien (en plus occidental). Savant mélange donc et mélange savant autour d’une versatilité musicale empruntant son lustre au patchwork et, en tout état de cause de bon aloi car capable de surprendre, à un moment ou à un autre, les ouïes du spectateur le plus aguerri grâce notamment à une palette chatoyante et un sens abouti de la composition. C’était le mardi 16 août, jour où l’on put écouter, en 1974, le premier concert des Ramones au CBGB. Je n’y étais pas mais j’aurais aimé ça.


Quatre-vingtième étape

Marc Ducret

Jeudi 18 août, jour où en 1572 le futur Henri IV épousa Marguerite de France, femme qui fit en son temps pour la culture ce que plus aucun élu n’est capable de faire aujourd’hui, nous avions un rendez-vous métatonal à honorer avec le Marc Ducret trio + 3, soit le guitariste avec Bruno Chevillon, Éric Échampard, Christophe Monniot, Fabrice Martinez et Samuel Blaser. Prêt à vérifier la théorie du pilier augmenté, nous vînmes à la musique comme d’autres vont au lieu de culte, avec entrain (et en automobile pour ce qui nous concerne) et nous ne fûmes aucunement déçus. Âpre et organique, comme à l’accoutumée, la musique de Marc Ducret s’est avérée dans ce contexte plus mélodique qu’en d’autres occasions, ce qui nous plût et plus encore. Dense et furieusement originale, l’extension des souffleurs, quant à elle, permit d’ouvrir d’autres portes, de dégager d’autres perspectives, de générer d’autres couleurs musicales sans renier le chant fondamental du leader. Que ce dernier s’attelle à son répertoire ou qu’il emprunte à Bob Dylan le matériau de son concert, il démontra au public qu’un orchestre peut être une somme de piliers autonomes qui, unis et interdépendants, construisent l’étrange cucurbite où bouillonnent les idées prêtes à la distillation. Pour que l’eau de vie musicale coule ce soir-là, il fallait un bouilleur du cru. Ce fut Marc Ducret, musicien exemplaire dont la stature grandit à chaque envolée créatrice. Et sa gnôle possède une saveur que le monde du jazz, bien au-delà de nos frontières, nous envie.


Quatre-vingt et unième étape

Mathias Mahler

Le jour suivant, le présent nous ramena à un passé loin d’être dépassé avec la musique de Chris McGregor. Brotherhood Heritage, mené par Didier Levallet et François Raulin, encensé à Coutances et Au Mans, s’empara de Cluny pour à nouveau faire retentir le souffle lyrique et libertaire du pianiste sud africain qui eut dans les années soixante-dix la bonne idée de réunir autour de cette musique quasi ethnique et audacieusement contestataire la fine fleur du jazz avant-gardiste anglais. En 2016, le tentet se compose d’anciens et de nouveaux (Chris Biscoe, Raphaël Imbert, François Corneloup, Michel Marre, Alain Vankenhove, Jean-Louis Pommier, Mathias Mahler, Simon Goubert plus les deux musiciens précités) qui unissent leurs voix pour porter et apporter au public une musique viscérale qui attaque l’intégrité physique de l’auditeur par le biais du muscle grand zygomatique, ce dernier ayant à cœur de traduire la joie initiée par les notes irisées d’un orchestre qui, s’il est le témoin excellent d’un passé musical brillant, n’en est pas moins une formation contemporaine qui évolue dans son discours foisonnant bien au-dessus de la pâle copie, voir de la resucée. C’était un 19 août et ce même jour, 74 ans plus tôt, les canadiens tentèrent un débarquement à Dieppe (opération Jubilee) qui fut un fiasco. Comme quoi l’avant-garde doit se méfier.


Quatre-vingt deuxième étape

Emile Parisien

Pour finir le festival (car il n’est pas question de l’achever), en ce 20 août qui vit en 1858 Darwin présenter sa Théorie de l’évolution par la sélection naturelle, nous pouvons avancer que les spécimens proposés par Jazz Campus sous la forme d’un quartet étaient ce qu’il est convenu d’appeler un must : Émile Parisien et son quartet (Julien Touéry, Ivan Gélugne et Julien Loutelier ce soir-là en lieu et place de Sylvain Darrifourcq). Creuset des aventures musicales d’un des saxophonistes les plus demandés de sa génération (à juste titre), ce quartet âgé d’une douzaine d’années puise ses inspirations aussi bien dans le classique plutôt contemporain que chez Shorter et Coltrane qui, d’ailleurs, sont des classiques contemporains. Ne sont-ils pour autant que des « relecteurs » ? Que nenni. Ce sont avant tout des musiciens à la rigueur artistique confondante, des originaux qui ne se privent pas d’échafauder des structures renversantes avec un désir de jeu aussi juvénile que ravageur. Il n’y avait qu’à considérer le public qui les écoutait pour comprendre à quel point leur musique est expressive et séduisante, voire séductrice. Engagés tout au long du concert dans un périple musical parsemé d’idées neuves, le quartet préféra l’herbe des talus luxuriants au conventionnel bitume car on voit toujours plus loin et plus haut quand on fréquente les bordures. Question : où est la frontière quand vous l’enjambez, hein ?

L’année prochaine, Didier Levallet fêtera quarante années de jazz à Cluny et dans ses environs, quarante années synonymes d’audace et d’excellence. S’il a survécu à bien des anicroches et autres coups tordus, c’est donc que la sélection s’est naturellement opérée et que le meilleur demeure encore. Le meilleur du jazz. Darwin y est-il pour quelque chose ? Non. Levallet, oui.


Dans les Oreilles

Das Kapital & Royal symphonic wind orchestra vooruit - Eisler explosion


Devant nos Yeux

Hervé Bauer - A l’article de la mort baroque