Il fut un temps où l’histoire du jazz s’inscrivait sur un tronc commun (bien que des branches dissidentes et autres surgeons aient poussé dessus dès les débuts),celui issu directement des racines afro-américaines. Quels que soient leurs goûts, tous les amateurs et connaisseurs avaient la même discothèque de base, qui partait de Jelly Roll Morton et King Oliver pour aller jusqu’à John Coltrane et Ornette Coleman (encore que certains s’arrêtaient à Charlie Parker mais ça ne change rien). Discothèque qu’ils développaient chacun selon leurs goûts. À partir des années 70, des courants différents, voire divergents, ont commencé à provoquer l’éparpillement (free jazz, fusion ou jazz-rock, nouvelles musiques européennes, revival et retours en arrière...). Mais, qu’ils y adhèrent ou s’y désintéressent, tous connaissaient, au moins, le nom et l’existence de l’Art Ensemble de Chicago, d’Anthony Braxton, de Pat Metheny ou de Sun Ra. Cette époque est bien révolue. Ainsi, mon jeune confrère de Télérama, par exemple, disserte chaque semaine sur un disque que je n’ai jamais entendu et que je n’écouterai probablement jamais, joué par un musicien dont, la plupart du temps, je ne connais même pas le nom. Et je suppose que l’inverse doit être vrai. Le tronc du jazz a éclaté dans de multiples directions, les tendances musicales s’organisent dans des niches qui concernent un certain public et que les autres ignorent ou se fichent, et les chefs de file qui traçaient les pistes et indiquaient les grandes orientations ont disparu. Pour ma part, je reçois des nouveautés que certains labels et musiciens ont la gentillesse de m’envoyer, et qui apparaissent rarement dans l’Appeal du Disque mensuelle de notre site. D’où mes petites revues ponctuelles.
Voici donc treize disques, s’inscrivant bien sûr dans des courants “créatifs”, mais de genres souvent très différents. Les trois premiers d’entre eux mettent en scène des musiciens américains.

Six plages entrecoupées de cinq interludes composent le premier d’entre eux qui laisse entendre un bel alliage instrumental. Autour du contrebassiste et compositeur Mark Dresser, sont réunis Nicole Mitchell (flûtes et piccolo), Marty Ehrlich (clarinettes et saxo alto), Michael Dessen (trombone), Keir Gogwilt (violon), Joshua White (piano), et Jim Black (batterie et percussions), soit une brochette de musiciens de premier plan qui interviennent en solos, duos, trios, etc., dans diverses combinaisons et mouvements – la référence à Charles Mingus est revendiquée par Dresser. Inscrit dans la grande tradition du jazz, ce disque reflète une direction et une pensée (politique) qui en font sa force. Remarquable sur tout les plans. « Ain’t Nothing But A Cyber Coup & You » (Clean Feed CF510CD – distr. Orkhêstra). OUI !

Autour du saxophoniste Larry Ochs (ex-Rova Saxophone 4tet), au discours rude sont réunis, sous le nom de groupe The Fictive Five, le formidable et inventif trompettiste Nate Wooley, deux contrebassistes, Ken Filiano et Pascal Niggenkemper, et le batteur Harris Eisenstadt, un quintette post free pour une musique plus éclatée, hachée et aride que le disque ci-dessus, mais dense et très libre où alternent solos et collectives. Difficile et exigeant. « Anything Is Possible » (Clean Feed CF514CD).

Une seule pièce de plus d’une heure, enregistrée en direct, fait l’objet de ce duo entre le batteur Tyshawn Sorey et la pianiste Marilyn Crispell. Dans cette longue composition spontanée, celle-ci s’inscrit parfaitement dans les espaces offerts par le jeu littéralement inouï du percussionniste. On sent en effet une écoute réciproque exceptionnelle entre les deux partenaires. Leur musique, très intériorisée (et peu amplifiée) se déroule lentement et ménage de longs moments de silence, avant que des roulements de tambour se mettent à gronder, tandis que le jeu percussif du piano ne leur cède en rien. Approchant de la fin, une partie sombre et prenante précède l’explosion des dernières minutes.
Même si les duos piano-percussions ne sont pas vraiment rares, je ne peux que retourner vers l’époque de la new thing, en 1966 lorsque parut le disque “Nommo” (S.R.P. 290) du duo Milford Graves-Don Pullen. Fascinant.« The Adornment of Time » (Pi Recordings PI83 – distr. Orkhêstra). OUI !

Poursuivons avec deux inédits exceptionnels, totalement différents l’un de l’autre à tout point de vue. Et encore...

Le pianiste-compositeur-arrangeur Horace Tapscott (1934-1999) reste sans doute l’un des musiciens afro-américains les moins connus et/donc les plus mésestimés par les amateurs français. Aussi, l’édition de ce disque offre une occasion unique et nécessaire de se (re)mettre à l’écoute de cet immense bonhomme. Publié par le petit mais précieux label français Dark Tree (nom d’une composition de Tapscott), il comprend cinq plages extraites d’un concert donné à Los Angeles en 1998, quelques mois avant la mort du pianiste. Pour cette occasion, celui-ci avait réunit son Pan Afrikan Peoples Arkestra (neuf musiciens) dont la création remonte à 1961, et son Great Voice of UGMAA (Union of God’s Musicians and Artists Ascension), chœur mixte d’une dizaine de chanteurs sous la direction de Dwight Trible (voir son CD “Horace”, Éléphant EL 2213, sorti chez Frémeaux en 2001). À travers les compositions, puissantes et d’une somptueuse simplicité, volontiers répétitives, insistantes et incantatoires, l’auditeur est entraîné dans un rythme, rythme qui n’est que le vecteur d’un monde , une Afrique revisitée par l’Amérique noire (pour faire simple), la plage au titre éponyme ayant de forts accents gospel. L’orchestre comprend trois contrebassistes et trois percussionnistes, ce qui accentue la gravité et la profondeur de la musique, sur lesquels s’appuient deux solistes aussi peu connus qu’ils sont bons, le saxophoniste Michael Session et le tromboniste Phil Ranelin, tandis que s’élancent avec force et conviction les voix magnifiques.
Un disque qui vous prend au plus profond de vous-même du début à la fin. Et un témoignage irréfutable d’une Grande Musique Noire trop oubliée de nos jours « Why Don’t You Listen ? » (Dark Tree DT(RS)11 – distr. Orkhêstra). OUI !

Autre inédit de taille (dans tous les sens du terme : 4 CD) : cette “Topographie Parisienne”, reproduit un concert donné par le guitariste Derek Bailey, le percussionniste Han Bennink et le saxophoniste ténor et soprano Evan Parker, au Théâtre Dunois à Paris le 3 avril 1981 – j’y étais ! Ce concert, du type Company, préparé par Bailey, dura plus de 3 h 30, durant lesquelles se succédèrent trios, duets et solos.
On appréciera le jeu particulièrement vif, nerveux, tendu, parfois saccadé, serré (multi-sons, micro-intervalles) foisonnant et totalement maîtrisé du saxophoniste, un discours sur le fil sans redites, qui ne laisse rien au hasard, et dont la progression est l’exemple de la “composition spontanée”, du grand art !
Le guitariste, peu amplifié, ne se met jamais en avant mais sait se faire entendre. Tricotant un écheveau complexe, il passe “entre les lignes”, ponctue de quelques accords de son cru, travaille sur la durée. Un maître de l’improvisation.
Le démolisseur/reconstructeur de génie qu’est Bennink, dans une forme éblouissante, “perturbe”, de façon intempestive, surprenante et incongrue, le déroulement des pièces, à l’aide de frappes inouïes qui font sursauter l’auditeur, et sont autant d’accents stimulants. Assis ou debout derrière sa batterie – il faut la voir –, il passe du trombone à l’harmonica, tape sur tout ce qui peut émettre du bruit (sons vulgaires, communs) et découpe l’ensemble avec une paire de ciseaux ! Tout cela avec un swing absolu.
En ce tournant des années 70/80, qui constituent sans doute le sommet de la free music européenne, on aura rarement entendu autant d’urgence et de nécessité. Présentés dans une belle boîte, cette superbe et courageuse édition mérite absolument de rester dans les anales de ce genre musical ô combien vivifiant. Impressionnant. « Topographie Parisienne » (Fou Records FR-CD-34-35-36-37). OUI !

Retrouvons les nouveautés avec plusieurs disques européens, réunions souvent internationales d’ailleurs.

Le contrebassiste suisse Daniel Studer s’entoure d’un quatuor à cordes (violon, alto, violoncelle, contrebasse) et d’un piano qui, au travers de pincements, raclements, grincements, etc., produit une musique “bruitiste” qui, articulée sur la contrebasse pivot, progresse lentement. Si l’on met donc du temps à y entrer, on y perçoit petit à petit une atmosphère et une certaine gravité. Tout au long des pièces proposées par Studer, il se dégage une grande attention (absolument nécessaire) entre les musiciens. Difficile mais pointu. Notons que cette nouvelle collection Ezz-thetics prend la suite du défunt catalogue Hat Hut, et bénéficie toujours de la production de notre ami Werner X. Uehlinger.
« Extended for Strings & Piano » (ezz-thetics 1007).

On retrouve Daniel Studer, en tant que membre d’un quartette sans leader, Anemochore, comprenant également Frantz Loriot (alto), présent dans le disque précédent, Sebastian Strinning ((saxo ténor, clarinette basse), et Benjamin Brodbeck (batterie). Une musique (pour connaisseurs) très pointilliste, serrée (le ténor) et chuchotée, discrètement captée par Jean-Marc Foussat pour ce label portugais.
« Suites And Seeds » (Creative Sources CS 593 CD).

Nous avions découvert naguère avec grand plaisir le groupe suédois Angles 8 dirigé par le saxophoniste alto et ténor Martin Küchen, voici Angles 9, même formation (cornet/trompette/trombone/saxo baryton/piano/basse/batterie) augmentée d’un vibraphone, Mattias Stähl. Des compositions solides et bien troussées, des arrangements collectifs qui “sonnent”, des solos généreux, voilà quelques éléments simples qui caractérisent ce nonnette swinguant et épatant. Une générosité et un plaisir de jouer qui placent cette formation auprès de groupes ou de musiciens comme Carlo Actis Dato, Pino Minafra, J. C. Tans... voire Willem Breuker (sans vouloir comparer les musiques), et qui doit donner tout son potentiel sur scène. « Beyond Us » (Clean Feed CF528CD).

Le trio ISM, composé du Britannique Pat Thomas (piano droit), du Suédois Joel Grip (contrebasse) et du Français Antonin Gerbal (batterie), propose deux suites improvisées d’une bonne trentaine de minutes chacune. Une sorte de déchiffrage obstiné, rythmé, répétitif (apparemment) où le pianiste, soutenu et poussé par une sorte d’accompagnement de basse continue et de batterie foisonnante, s’inscrit dans une lignée de pianistes singuliers qui m’a fait penser à l’immense Mal Waldron. Où comment on prolonge crânement la grande tradition du piano trio. Une musique contemporaine enregistrée à l’ancienne (basse et batterie sont derrière). L’esprit du jazz, et un vrai plaisir... pour moi, que j’espère faire partager (ce disque est le premier de deux, complémentaires, enregistrés au Japon). « Metaphor » (Umlaut umcd0030). OUI !

Très joli duo que forment le pianiste français Jean-Sébastien Simonoviez et le saxophoniste-ténor danois Jakob Dinesen enregistrés à Bangkok. Parfaitement complémentaires, animés l’un comme l’autre, tant par leurs jeux que par leur compositions, par le soucis de la mélodie, du son, de la justesse de la note, ils nous proposent une promenade à laquelle nous nous joignons volontiers, d’autant que, si les risques sont apparemment minces, les esprits de la cascade peuvent nous entraîner !
« Spirits of the Waterfall » (Hâtive JS06/1).

Autre duo franco-danois (enregistré à Montreuil) mais fort différent du précédent, formé par Julien Desprez (guitare) et Mette Rasmussen (saxo-alto). Sept improvisations (préparées ?) constituent autant de tableaux free pleins d’aspérités. S’appuyant sur un “gros son”, les phrases, accords, éclairs et jaillissements du guitariste électrique naviguent autour d’un phrasé parfois haché et cassé, d’une sonorité volontiers dure, et autres effets d’anches de la saxophoniste. Soit un duo “fort” et très stimulant. « The Hatch » (Dark Tree DT10).

Le trio Tripes réunit Marco Quaresimin (contrebasse, voix), Julien Chamla (batterie, voix), Jean-Brice Godet (clarinettes) et divers participants (voix, violoncelle, clarinette, guitare...) suivant les plages qui composent les deux suites proposées par Quaresimin et Chamla. Ici nous évoluons loin du jazz sur des musiques répétitives au défilement très lent. L’écoute : pénible ou fascinante ? ennuyeuse ou envoûtante ? Mais une vie perce à travers les battements réguliers, peut-être les battements d’un cœur ? « Descendre, Inventrer » (Gigantonium/Coax GIG008TRI1).

Final grandiose avec Les Plutériens, dernier opus de l’ARFI, une sorte d’opéra-space de science-fiction, écrit par Charles Pennequin et joué par La Marmite Infernale et le Chœur Spirito (ensemble féminin de voix “classiques”), auxquels s’ajoutent trois vocalistes solistes. Beaucoup de texte, de chants, de paroles, donc, dans cette œuvre parfois un peu grandiloquente, mais comprenant de belles et riches orchestrations et fourmillant de trouvailles sonores. Courant sur deux CD, ce spectacle en trois actes qui doit donner son potentiel sur scène, s’il est un peu déroutant pour le vieil amateur de l’ARFI que je suis, démontre brillamment que les jeunes recrues prennent, petit à petit, le pouvoir (musical) de la Marmite sans en changer l’esprit. Le renouveau dans la continuité. « Les Plutériens » (ARFI AM067 – distr. Les Allumés du Jazz et L’Autre distribution).