Dimanche 21 mars 2021

L’avenir de la musique et du jazz en particulier, comme celui de tous les arts, évolue encore dans une incertitude brumeuse et un flou qui n’a rien d’artistique. Quant à celles et ceux qui en vivent, ils crèvent de désir, quand ce n’est pas de faim, démontrent par l’exemple qu’à force de privation ils vont finir définitivement à poil et, in fine, s’occupent à occuper les lieux qui leurs sont chers et qu’ils souhaitent au plus vite retrouver. Ce n’est évidemment pas la ministre de l’inculture qui les encourage, elle est aussi inutile qu’une boule à neige achetée à Montluçon en 1987 (encore que la dite boule possède un côté vintage et qu’elle fait rire les enfants). Drapée dans son autorité républicaine, affectant les manières de l’inénarrable tante Germaine, celle qui comprend tout le monde en ne comprenant jamais rien à rien, et tenant fermement son cap, elle emmène avec elle et son sourire compatissant dans les abysses ceux qui sont au cœur de la création ; sauf que madame la ministre, elle a un parachute, les autres non. En tant que photographe de jazz qui a un emploi en dehors du champ artistique, je ne me plains pas, sinon comme tous mes collègues de ne pouvoir exercer mon art. Comble de l’ironie, nous en venons à tuer le temps qui nous tuera et, infidèle par nécessité, nous trompons l’ennui, et pas qu’un peu. Mais comme dirait Charlélie : quoi faire ? Pour ma part, je ne saurais trop vous conseiller d’écouter la musique de Maria Schneider, surtout à l’heure où verdit la campagne, ce moment singulièrement unique, quand le bourgeon se gorge de chaleur et qu’il patiente encore, prudent, avant d’enfin éclore comme on entrouvre les yeux au sortir du sommeil. Je parle ici d’émotion, d’une émotion subtile qui saisit le contemplatif aux aguets et lui transmet un champ d’expérience sensoriel novateur. Si la nature printanière invariablement ponctue nos années, le travail de la musicienne est plus rare mais revient toujours vers nous en majesté, à tel point que même les distributeurs de récompenses de l’omniprésente industrie musicale outre-Atlantique l’honorent à chacun de ses albums depuis quinze ans ; c’est assez étonnant pour être notifié ici. Par chez nous, l’Académie du Jazz a attendu 2020 pour la consacrer. Mieux que rien. Mieux vaut tard que jamais. Ceci n’a aucune importance. L’essentiel est dans les paysages sonores que Maria Schneider développe, sculpte et affine avec rigueur dans leurs moindres détails. De disque en disque, elle réinvente son univers, le transmue et ouvre à l’auditeur des horizons complexes à la beauté inusuelle. Ses compositions, si elles peuvent paraitre labyrinthiques, ne sont jamais dépourvues d’une ligne directrice car, quels que soient les détours empruntés par ses orchestrations, la vision artistique globale demeure présente aux oreilles de l’auditeur attentif. Sophisticated lady, tel devrait être son surnom. Sophistiquée pour le meilleur, pour une musique kaléidoscopique, la sienne, ouverte sur l’actuel, qui rend ses lettres de noblesse au grand ensemble de jazz. Déterminée comme peut l’être une compositrice n’ayant jamais transigé sur son indépendance, d’un projet à l’autre, elle s’impose comme une voix majeure de son temps ; et je prends les paris qu’elle le marquera durablement. Maria Schneider, à l’écoute du monde dans lequel elle vit, en traduit musicalement les contradictions et les dangers, ses beautés également, avec une acuité et une intelligence hors du commun. C’est bien d’émotion subtile qu’elle parle, de sensorialité en prise avec la vie. Elle fait partie des rares musiciennes capable, tel un oiseau, de renverser l’espace d’un coup d’aile, de le redessiner et de l’adapter aux nécessités créatives de son art. La classe absolue. Un phare incontournable dans la bouillabaisse sonore qui envahit les ondes mauvaises à écouter. Et si vous n’êtes pas convaincu, je n’en suis pas désolé. Je me porte bien : je trompe l’ennui avec Maria Schneider. Smiley.


Evanescence, Enja, 1994
Coming About, Enja, 1996
Live at the Jazz Standard – Days of Wine and Roses, ArtistShare, 2000
Allégresse, Enja, 2000
Concert in the Garden, ArtistShare, 2004
Sky Blue, ArtistShare, 2007
Winter Morning Walks, ArtistShare, 2013
The Thompson Fields, ArtistShare, 2015
Data Lords, ArtistShare, 2020


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