Comme son confrère Leo Feigin, Patrik Landolt, via son beau label suisse Intakt, continue à éditer des disques “matérialisés”, qu’il présente désormais dans un nouveau conditionnement digipack. Entre juin 2020 (en pleine pandémie) et août 2021, vingt-deux disques sont parus [1], toujours avec la même rigueur éditoriale. Le choix des artistes et de leurs projets, guidé par le flair et l’ouverture d’esprit, amène, pour certains labels, à la constitution d’une “écurie” dans la grande tradition des maisons de disques qui ont fait l’histoire, ce qui signifie un suivi dans la carrière des musiciens (nous le remarquons d’une année sur l’autre au contenu de nos revues). Lesquels n’ont, par ailleurs, aucune contrainte ou exclusivité qui les empêcherait d’enregistrer pour d’autres marques ; deux exemples en cette année, la présence de Silke Eberhard chez Intakt et chez... Leo Records dans des contextes très différents, ou la fidèle Aki Takase chez Budapest Music Center. Notons également, même si nous ne prêtons pas grande importance aux récompenses, qu’Intakt est l’une des deux maisons de disques européennes (avec ECM) à figurer dans le Top Ten de la revue Down Beat.
On constatera également cette année une majorité de disques publiés sous le nom de musiciens nord-américains, tandis que les Suisses et les Allemands se partagent à égalité le reste de la production.
Les disques Intakt sont toujours distribués en France par Orkhêstra.

  À l’instar de notre première partie (Leo), nous commencerons par une sélection allemande ou apparentée très féminine

Installée à Berlin depuis des lustres, la pianiste japonaise Aki Takase se retrouve au sein d’un trio sans leadership en compagnie du contrebassiste suisse Christian Weber et du batteur allemand Michael Griener, tous familiers de la maison Intakt, dans un contexte free music/free jazz. Brisures, accélérations/décélérations, ouvertures tous azimuts, où la force, l’autorité de la pianiste, mais aussi la fluidité, la limpidité et la résonance de son jeu se remarquent, et n’empêchent pas la mélodie de n’être jamais loin. Comprenant dix compositions collectives et quatre personnelles, voilà un disque de musique contemporaine exigeante mais aussi attrayante de bout en bout. « Auge » (Intakt CD 356). OUI !

Le pianiste Alexander von Schlippenbach dédie son nouvel album à sa compagne Aki Takase à travers onze compositions personnelles et dix improvisations – il est difficile parfois de faire la différence car elles s’enchaînent sans hiatus – dans lesquelles il pratique un jeu très intériorisé (mais non pas introverti), réfléchi, pensé et précis, parfois accidenté (Monk qu’il connaît si bien), où chaque note compte. Un parcours musical sur des tempos en général lents qui aboutit à un CD parfaitement bien composé. « Slow Pieces for Aki » (CD 346).

Une petite parenthèse pour remettre en lumière un disque qui n’aurait pas déparé le catalogue Intakt, le duo Aki Takase/Daniel Erdmann présenté par Yves Dorison dans l’Appeal du Disque de mai 2021 auquel je renvoie volontiers le lecteur. Il contient cinq compositions de chacun alternées, dont de très belles et poignantes mélodies, superbes et stimulantes pour l’improvisation, avec en finale le titre éponyme de Richard Rogers. La pianiste et le saxophoniste atteignent ici un haut degré de connivence et d’échange. Plus qu’un régal, ce disque est un grand bonheur d’écoute. « Isn’t It Romantic ? » (Budapest Music Center Records CD 301). OUI !

Second disque du trio Punky.Vrt.Plastik qui réunit la Slovène Kaja Draksler au piano droit et la rythmique allemande Peter Eldh (contrebasse) et Christian Lillinger (batterie, percussions). Les compositions sont partagées : entre quatre pour la pianiste, deux pour le bassiste, et sept pour le batteur, lesquelles, assez répétitives, s’accordent bien au jeu de piano rapide, à la frappe serrée et insistante, et à sa sonorité claironnante. Tantôt, poussé par la rythmique, on avance au pas de course, tantôt on se promène... mais l’on ne s’ennuie jamais à l’écoute de ce disque très original et qui possède son unité. Un parti-pris assumé. « Somit » (CD 353).

Après son formidable disque en tentette pour Leo Records, la jeune saxophoniste-alto Silke Eberhard retrouve son trio pour un second opus chez Intakt. Auréolée du prestigieux “Berlin Jazz Prize”, elle a enregistré ce nouveau disque au Jazzclub A-Trane en partie en public avec ses partenaires chevronnés Jan Roder (contrebasse) et Kay Lübke (batterie). Neuf compositions personnelles sont jouées dans un esprit free jazz, je dirai “historique” où plane l’ombre très présente et bienveillante d’Eric Dolphy et d’Ornette Coleman : thèmes prétextes forts, discours sinueux souvent anguleux, progression vive et très rythmée, courtes phrases, notes très hautes, tremblées, proches du cri... tout cela avec grande fraîcheur tant les trois musiciens sont engagés et inspirés. Un disque excitant et passionnant d’un bout à l’autre. Si l’on pouvait entendre un tel trio en France ! (mais l’on a appris à ne plus rêver, il suffit de regarder l’affiche désolante de nombreux festivals français cet été). « Being the Up and Down » (CD 365). OUI !

Nouvelle venue chez Intakt, sa jeune consœur Charlotte Greve n’atteint pas les mêmes sommets. Timide ou revendiquant une retenue assumée, la saxophoniste-alto, bien épaulée par Chris Tordini (sa contrebasse est très favorisée par la prise de son) et Vinnie Sperrazza (batterie), manifeste une certaine réserve qui, toutefois, ne nuit pas à son jeu et à son phrasé assez lisse. Un disque court (38’) à écouter néanmoins pour sa belle atmosphère. À confirmer. « The Choir Invisible » (CD 347).

D’une tout autre envergure se présente le nouveau projet de la saxophoniste (ténor et soprano) et compositrice Ingrid Laubrock, désormais bien connue des amateurs curieux et éclairés. Renouvelant l’expérience de Contemporary Chaos Practices, Laubrock a écrit une suite, Dream Twice, en cinq parties basée sur les “rêves”, en l’occurrence le souvenir de la rencontre avec un médium anglais qui communiquait avec certains morts. Opération risquée et ambitieuse qu’elle a réussi de main de maître en convoquant le EOS Chamber Orchestra, dix-huit musiciens placés sous la baguette de Susanne Blumenthal, et en invitant quelques solistes, dont elle-même, Sam Pluta (electronics), Cory Smythe (piano et clavier en quarts de tons), Robert Landfermann (contrebasse) et son mari Tom Rainey (batterie) qui s’intègrent parfaitement à l’ensemble. Le résultat est somptueux. Son travail d’écriture/organisation très fin et ouvert joue sur l’espace, les nuances, les couleurs, la profondeur de champ grâce à l’articulation, l’association des timbres et la répartition des masses sonores, et se déploie en nappes qui se superposent. Aucune lourdeur, aucune emphase, bien au contraire, la musique respire et nous entraîne vers des horizons inouïs.
Les mêmes compositions se présentent dans un ordre différent dans un second disque, Twice Dreamt, en version trio (Cory Smythe et Sam Pluta) avec trois invités : Adam Matlock (accordéon), Josh Modney (violon) et Zeena Parkins (harpe électrique), tandis que la saxophoniste fait courir son jeu sinueux et extrêmement maîtrisé, notamment au niveau du son. Si l’on voulait absolument simplifier les choses, on dirait que le premier disque présenterait une œuvre de musique contemporaine, et le second, sa version jazz. Mais ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Pour ma part, c’est un (double) disque comme on n’en entend pas souvent. Magnifique ! « Dream Twice, Twice Dreamt » (2-CD 355). OUI !

Quatrième femme saxophoniste (alto) de cette rubrique, et pas la moindre, Angelica Niescier, après trois disques Intakt en grande compagnie américaine, dialogue cette fois avec l’étonnant et versatile pianiste anglais Alexander Hawkins. Ils s’étaient rencontrés il y a quelques années à Berlin ; elle jouait avec son “trio américain”, lui en duo avec Leo Smith. C’est dire qu’ils s’abreuvent aux meilleures sources. Tout au long des quatorze pièces composées par l’une et l’autre (sauf une de Richard Abrams), les deux, mêlant leurs discours, les superposant, s’enrichissent mutuellement. Et bâtissent leur musique avec une grande précision, fruit de leur travail commun antérieur à l’enregistrement. Les thèmes, souvent rythmiques et répétitifs dynamisent le jeu qui s’envole vers des improvisations free de la plus belle manière avec des parties très vives, des espaces de respiration où la mélodie n’est jamais loin. Deux musiciens particulièrement doués et dotés d’une belle énergie positive. Voilà ce que j’appelle le jazz ! « Soul in Plain Sight » (CD 369). OUI !

Restons avec Alexander Hawkins pour un crochet britannique avec sa nouvelle réalisation pour Intakt, aussi différente que chacun de ses trois précédents disques. Ici, pour fêter ses 40 ans, il a composé une suite en six mouvements et a réuni seize musiciens : un tentette plutôt jazz dirigé par Aaron Holloway-Nahum, un quintette à cordes (avec une contrebasse), le Riot Ensemble, et l’immense saxophoniste Evan Parker à qui revient l’honneur de faire l’ouverture avec un exceptionnel solo de soprano. Les autres mouvements mettront tour à tour en valeur l’orchestre (2 et 4), le quintette (3 et 5), tandis que la sixième partie, avec des solos de basse, trompette, piano et batterie, nous paraît la plus (free) jazz. Un œuvre singulière, assez déroutante comme nous offre ce musicien surdoué qui n’a pas fini de nous surprendre. À noter qu’il est le pianiste de la monumentale série Quartet (Standards) 2020 d’Anthony Braxton (voir Appeal du disque de juin). Chapeau. « Togetherness ». (CD 361).

  Et nous poursuivons par la Suisse voisine, comme il se doit

En compagnie, tout d’abord, de deux immenses pianistes et musiciennes.

Commençons par l’aînée, Irène Schweizer, dont Patrik Landoltt célèbre les 80 ans avec un joli catalogue présentant ses trente-trois disques réalisés pour Intakt sous son nom ou au sein de groupes, depuis le LP 001 qui marqua la création de la marque en 1986. Parallèlement est publié un nouveau CD en duo avec le grand batteur afro-américain Hamid Drake. Percussionniste elle-même – ce qui a profondément marqué sa pratique pianistique – Irène Schweizer a dialogué durant toute sa carrière avec de nombreux batteurs de renom ; pour rester chez Intakt, elle a enregistré depuis 1986 avec Louis Moholo, Günter Sommer, Andrew Cyrille, Pierre Favre à trois reprises (son plus ancien partenaire), Han Bennink à deux reprises, et Joe Baron.
Ce n’était pas la première fois qu’elle rencontrait Hamid Drake lorsque ils se sont trouvés, en juillet 2019, sur la scène du 40e festival de Free & Improvised Music de Nickelsdorf en Autriche. Après une improvisation commune, la pianiste a proposé huit compositions “ouvertes” dans lesquelles le batteur s’est coulé merveilleusement. S’ensuivirent un véritable échange où chacun, spontanément, laisse de l’espace à son partenaire. « J’ai toujours ressenti une affinité avec les musiciens noirs » affirme la pianiste qui dans les années 60, rencontra les Sud-Africains Dollar Brand puis les Blue Notes de Chris McGregor (seul Blanc !) qui, émigrés en Suisse, la marquèrent profondément. Deux titres illustrent ici cette imprégnation : Blues for Creilier et Song for Johnny - In memory of Johnny Dyani. Elle aime également, sa grande culture musicale aidant, intégrer des figures de jazz “classique” dans ses improvisations.
Les applaudissements enthousiastes et généreux ont, non seulement remercié les deux musiciens pour ce concert, mais également salué l’une des personnes majeures de l’histoire du jazz, et pas seulement européen. « Celebration » (CD 363). OUI !
(Un livre vient de paraître également : This Uncontainable Feeling of Freedom, Irène Schweizer – European Jazz and the Politics of Improvisation, par Christian Broecking).

Poursuivons par la benjamine, Sylvie Courvoisier, dont c’est le second disque pour Intakt avec son trio – Drew Gress (contrebasse) et Kenny Wollesen (batterie) – qui comprend neuf composittions-dédicaces à des musiciens et amis (Mark Feldman, John Zorn, Claude Thornhill (!), ses deux partenaires...). Grâce à la précision et à la finesse des échanges, même “musclés”, à l’implication des musiciens, particulièrement attentifs et réactifs, totalement en osmose, au piano profond et intense dans les graves, lumineux et cristallin dans les aigus, et bien d’autres qualités exceptionnelles qu’il m’est impossible d’analyser ici, nous atteignons un niveau de maîtrise et d’inventivité confondants. Et quelle musicalité ! Le jazz contemporain dans ce qu’il a de meilleur. Époustouflant ! « Free Hoops » (CD 351). OUI !

Un jazz actuel tempéré mais solide est proposé par le saxophoniste-ténor Christian Irniger qui trace son chemin chez Intakt avec déjà, outre trois disques de son groupe Pilgrim, un troisième avec son trio (Raffaele Bossard, contrebasse, et Ziv Ravitz, batterie), auquel se joignent deux invités, le saxophoniste-alto américain Loren Stillman et le fameux tromboniste Nils Wogram toujours prêt à enrichir les projets musicaux. Il en résulte une belle palette de sons et de couleurs qui se diffusent sur dix compositions personnelles. « Open City » (CD 349).

Membre du groupe Pilgrim d’Irniger, comme Raffaele Bossard qu’on retrouve ici, le guitariste Dave Gisler publie un second disque avec son trio (Lionel Friedli à la batterie) pour Intakt en compagnie d’une invitée de poids, la trompettiste de Chicago Jaimie Branch (à Paris au moment où j’écris ces lignes). Cela se passait sur la scène du festival de Zurich en novembre 2019 : une performance intensive et plutôt musclée. La musique de Gisler, appuyée sur un fort volume sonore, fait se suivre thèmes tirant vers le binaire/funky, voire carrément plus rock, laissant toutefois une large place à la spontanéité et à l’improvisation. La guitare, aux accents blues/rock, résonne, et la trompette puissante à l’attaque franche, lance des éclairs un peu à la Miles Davis ou au contraire, dispense un jeu de notes serrées et heurtées à la Don Cherry (pour citer deux de ses influences revendiquées). Une musique héritée des années 70 qui possède une réelle fraîcheur, sans parler de l’envie de jouer. « Zurich Concert » (CD 357).

Quartette mythique des années 1972-82, OM renaît une nouvelle fois avec la même énergie, même si le côté free rock s’est effacé. Improvisateurs chevronnés, Urs Leimgruber (saxo-soprano), Christy Doran (guitare), Bobby Burri (contrebasse) et Fredy Studer (batterie, percussions) avec quelques dispositifs électroniques, se partagent huit propositions , allant d’une free music très électrique à des passages minimalistes chuchotés. Ils bâtissent un vaste espace musical, un puzzle de pièces variées et contrastées, avec maîtrise et autorité, concentration et écoute réciproque. Il ne s’agit pas d’une improvisation libre sans repères, mais d’une organisation spontanée qui nous mène d’un point à un autre. « It’s About Time » (CD 348).

Refermons cette page suisse avec le nouvel opus de la chanteuse et compositrice Sarah Buechi dont c’est le second disque avec son septette Contradiction of Happiness qui réunit un trio rythmique (avec deux nouveaux musiciens : Vincent Membrez, piano, et Wolfgang Zwiauer, basse électrique) et un trio à cordes. Et pour donner plus d’ampleur et d’envergure à son nouveau projet, elle a ajouté dix-huit musiciens issus du Jena Philharmonic. Qu’en dire ? Sarah Buechi est, pour moi, une chanteuse et musicienne pop, même si le jazz transparaît dans plusieurs de ses neuf pièces. Mais c’est un joli travail. Ajoutons que les textes des chansons figurent dans le livret. « The Paintress » (CD 368).

  Et pour finir, embarquons pour la traversée de l’Atlantique Nord

Et la nécessité de retrouver l’essence du jazz, c’est-à-dire de la Great Black Music dont James Brandon Lewis et ses compagnons sont, à la fois les garants et les dépositaires, mais aussi les ambassadeurs, les “missionnaires”. Après un premier disque pour Intakt en duo avec le batteur Chad Taylor, le saxophoniste le retrouve et invite les deux autres membres (avec Taylor) d’un trio également enregistré par Intakt, Aruán Ortiz (piano) et Brad Jones (contrebasse). Saxo-ténor de grande lignée, au son rugueux et granuleux, au jeu chaleureux et empli de lyrisme, Lewis est aussi un compositeur de talent et un fin mélodiste : inspiré par les recherches en biologie moléculaire, il a écrit onze pièces originales qui embrassent le jazz éternel, donc contemporain. Ses partenaires font corps : la pertinence du jeu de piano, le moelleux de la basse profonde, la précision de la frappe “naturelle” de la batterie, ce qui nous change des sons lourds et mats de la plupart des batteurs d’aujourd’hui. Un véritable quartette de jazz dans la grande tradition vivante. « Molecular » (CD 350). OUI !

Le double-album suivant nous emmène à des hauteurs assez exceptionnelles de la création musicale contemporaine, tout en s’inscrivant sans équivoque dans la grande histoire du jazz. Regroupées sous le titre de The Deceptive 4, il se compose de deux fois quatre pièces enregistrées en concert en 2017 pour le premier CD, en 2010 pour le second, par le Tim Berne’s Snakeoil (dont nous avions recensé l’an passé The Fantastic Mrs. 10 réalisé en 2019 par le même quartette augmenté du guitariste Marc Ducret). Une décennie plus tôt, le saxophoniste-alto était déjà entouré d’Oscar Noriega (clarinette en Sib et clarinette-basse), en totale symbiose avec Berne, de Matt Mitchell (piano) et de Ches Smith (batterie et percussions), musiciens impliqués et de premier ordre. Huit compositions de Berne occupent donc chacun des deux disques, la dernière (seule datant de 2009), Hemphill, étant basée sur une pièce de celui qui fut son mentor.
L’écriture est complexe et les compositions sont d’une rare envergure. Les développements thématiques qui s’appuient souvent sur le rythme et la cohérence des structures très ouvertes offrent beaucoup de liberté à chacun. L’équilibre entre organisation et improvisation met les musiciens sous tension, et cela réagit sur l’auditeur à qui on demande une grande attention, mais à qui on promet aussi de grands moments de bonheur à l’écoute de cette musique difficile mais d’une richesse inouïe. « The Deceptive 4 » (2-CD 358). OUI !

Probablement l’un des grands musiciens de notre époque, Tim Berne retrouve un vieux camarade de jeu qui ne lui cède en rien, le saxophoniste-ténor Chris Speed. En compagnie du contrebassiste Reid Anderson et du batteur Dave King (les deux-tiers de Bad Plus), ils ont monté le quartette Broken Shadows consacré aux compositions d’Ornette Coleman (huit thèmes) et de ses proches Dewey Redman et Charlie Haden (une chacun), en y associant Julius Hemphill (deux compos). Soit douze pièces de format court, ramassé, dans lesquelles les musiciens vont à l’essentiel, en particulier les deux saxes qui se renvoient constamment la balle. Douze thèmes qui nous rappellent une fois de plus que Coleman était un grand mélodiste – Brandford Marsalis insiste sur cet aspect dans ses liner notes. Une véritable recréation d’un fameux quartette et un disque épatant. « Broken Shadows » (CD 362).

Les trois disques suivants font entendre trois musiciens qui se livrent à l’exercice difficile du solo absolu. Pour le premier d’entre eux nous retrouvons Chris Speed qui a choisi uniquement la clarinette. Quinze pièces sont au programme : six œuvres personnelles, dont le titre éponyme, sorte d’appel oriental qui ouvre le récital. Les neuf autres sont des transpositions de morceaux signés par autant de compositeurs différents, parmi lesquels Eric Dolphy, Julius Hemphill, Ornette Coleman, John Coltrane ou Paul Motian. On est frappé dès le début par la façon dont Speed maîtrise admirablement l’instrument : notes jumelées, harmoniques, contrôle de la sonorité (magnifique !)... Une performance magistrale et un grand moment de pure musicalité. « Light Line » (CD 364). OUI !

Le second solo est tout aussi exceptionnel. Il est l’œuvre du violoniste Mark Feldman qui avait déjà tenté l’expérience il y a vingt-cinq ans. Le violon solo en jazz est un exercice difficile, il faut “tenir” tout un disque. Or, Feldman parvient à nous retenir, plus, nous impressionner et nous captiver de bout en bout. Il ouvre le récital sur une composition de Sylvie Courvoisier (sa compagne et partenaire habituelle) dont l’interprétation est superbe. Suivent six morceaux personnels et un d’Ornette Coleman qui, rappelons-le, jouait aussi du violon. Des techniques les plus classiques aux recherches les plus audacieuses, tout un large spectre musical se déploie pour notre ravissement. « Sounding Point » (CD 354). OUI !

À côté des soprani aériens et virevoltants, la rude et grave contrebasse peut apparaître comme un instrument plus ingrat. Pourtant les solos sur cet instrument sont assez fréquents et souvent orientés vers la libre improvisation. Pour Michael Formanek, ils représentent d’abord un processus de composition plutôt qu’une performance. Ce qui apparaît évident à l’écoute de ces neuf créations personnelles qui, plus que des études, apparaissent comme une sorte d’aboutissement, vingt-quatre ans après un premier disque solo, dans l’art de l’équilibre entre composition et improvisation. Sonorité superbe, profondeur, fermeté de l’attaque, résonance de la corde sur le bois, raclements parfois... Michael Formanek fait chanter son instrument, affectionnant, même s’il grimpe un peu parfois dans les aigus, les registres graves, facteurs de beauté. « Imperfect Measures » (CD 359). OUI !

Tout finit par des standards ou Quand on a tout joué, il reste les standards (j’ajouterais le blues). Le Tom Rainey Obbligato nous offre donc son troisième disque de standards après un premier en 2013 et un second en 2017. Celui-ci, qui reprend six thèmes des précédents, a l’avantage de restituer la spontanéité et la dynamique d’un concert enregistré au Jazz Club d’Hanovre en 2018. Mis à part le pianiste Jacob Sacks qui remplace Kris Davis, l’équipe est la même : Drew Gress “assure” à la basse et les solistes se régalent, Ingrid Laubrock aux saxes et Ralph Alessi particulièrement en verve à la trompette, tandis que le chef nous offre l’inévitable et spectaculaire (mais ô combien original) solo de batterie. Un régal ! « Untucked in Hannover » (CD 360).

Les précédents CD des artistes ci-dessus depuis 2018 sont à retrouver dans les revues suivantes :


Liens :

[1Le disque de Fred Frith-Ikue Mori (CD 352) est inclus dans la revue Electro et Acoustic (16/03/21)