Une occasion d’assister à un concert au légendaire Bimhuis d’Amsterdam, ça ne se refuse pas. Et quand il s’agit d’écouter Lionel Loueke, on réserve volontiers sa soirée.

L’eau est partout à Amsterdam et le bloc sombre du Bimhuis, accroché au Muziekgebouw semble en suspension au-dessus de l’Ij. On y accède par une passerelle qui est aussi un lieu de souvenir pour les connaisseurs du jazz néerlandais puisqu’elle porte le nom de Willem Breuker Burg... Une pensée donc pour le génial et regretté saxophoniste, compositeur, leader d’un Kollektief qui a marqué l’histoire du jazz européen. Une pensée aussi à cette occasion pour nos amis Françoise et Jean Buzelin, auteurs d’une remarquable biographie de Willem Breuker.

Ce soir, pas de collectif ébouriffant mais un moment d’orfèvrerie musicale paisible et chaleureuse avec la guitare et la voix de Lionel Loueke. Depuis son arrivée Outre-Atlantique il y a plus de 20 ans, le guitariste béninois a très vite été repéré par l’élite du jazz et, en particulier par Herbie Hancock qui est aujourd’hui son mentor. En 2020, le label britannique Edition Records a accueilli avec enthousiasme le projet HH : un hommage à la musique du pianiste en un solo de guitare. Un défi quand on sait que les compositions choisies par Loueke ont été jouées le plus souvent dans le cadre de formations acoustiques ou électriques portées par une section rythmique. C’est ce programme que Lionel Loueke présentait sur scène au cours de cette tournée européenne de l’hiver 2023.

J’avais déjà eu l’occasion d’écouter Lionel Loueke en solo en 2006 lors d’un concert dans le cadre du festival Jazz sous les Pommiers à Coutances [1]. Le guitariste proposait alors un séduisant amalgame de jazz et de musiques africaines. On retrouve cet enracinement profond aujourd’hui à travers l’utilisation de la voix, des vibrations de cordes riches en harmoniques et en sonorités parasites, à travers une utilisation très inventive des possibilités de l’instrument (le bois, les cordes métal ou nylon, les jeux de résonnances et de percussion digitales). Mais il va désormais plus loin en maîtrisant très naturellement les possibilités offertes par l’extension électronique de la guitare à travers les boucles et les effets. On pourrait vite tomber dans une démonstration de dextérité technologique s’il n’y avait pas toute la maîtrise artistique d’un musicien qui a étoffé sa palette de textures et de couleurs nouvelles.

L’invitation au voyage entre Afrique et Amérique à laquelle nous convie Lionel Loueke est illustrée en temps réel par le ballet silencieux des trains qui entrent et sortent de la gare, les lumières et la nuit d’Amsterdam qui scintillent sur l’eau. Magie d’une verrière en fond de scène du Bimhuis. La ville vit sa nuit devant nous et la musique l’habite.

Tel un orfèvre, Lionel Loueke s’empare des compositions, souvent des "tubes" d’Herbie Hancock pour leur offrir une forme, un habillage minimaliste qui les transfigure totalement. Pourtant, les riffs, les lignes mélodiques sont bien identifiables en particulier pour les plus funky comme Hang up Your Hang Ups ou Rockit, un groove irrésistible qui fait frétiller l’auditoire acquis ou conquis. Les mélodies sont parfois distillées avec une grande délicatesse (Butterfly, Cantaloupe Island...). Le public réuni ce soir-là comptait sans doute autant de fans du guitariste que du pianiste-compositeur. Chaque intermède fut ponctué d’applaudissement nourris... jusqu’à une standing-ovation finale aussi sincère que spontanée. Une preuve de la pertinence de ce projet tout en finesse et en délicatesse et d’une belle inventivité, oasis de paix et de sérénité dans un monde très perturbé.

En rappel, Lionel Loueke s’écartait du répertoire de HH pour dédier une de ses compositions à tous les déracinés, peuples réfugiés ou en migration. Il n’a pas oublié d’où il vient et ne manque pas cette occasion de transmettre un message d’humanisme et de paix. Un moment en supension...


Bonus Track :
Nous eûmes droit à une double version de Hang Up Your Hang Ups. Lionel Loueke enchaîna ce thème avec la nouvelle guitare à cordes nylon fabriquée par Richard Heeres (facteur de guitares néerlandais très réputé, voir ici...) dont il venait de prendre possession quelques heures plus tôt. C’était presque Noël après l’heure... Bonheur partagé entre le musicien et le talentueux luthier présent dans la salle.


Je remercie tout particulièrement Dave Stapleton (Edition Records) - TG


À noter :

Vient de paraître sur Edition Records...

Gilles Peterson & Lionel Loueke . HH Reimagined

Edition records – EDN1175 / editionrecords.com/hh-reimagined

Gilles Peterson : électronique, programmations / Lionel Loueke : guitare, voix. Musique de Herbie Hancock.
NB  : Remix par Gilles Peterson de l’album HH de Lionel Loueke (2020 - Edition Records).

[1Il était à nouveau programmé pour ce même programme HH en mai 2022... mais je n’y étais pas !