Samedi 1er avril 2023

Écouter du Bill Evans, c’est toujours une bonne idée. Aller en écouter, au vingt-et-unième siècle, est-ce également une bonne ou une mauvaise idée ? Seuls les musiciens sur scène, responsables du ressenti des spectateurs, font la différence. En ce samedi poissonnier débutant le mois d’avril, je n’étais pas inquiet pour deux sous quant au sort que lui réserveraient Alain Jean-Marie et Diego Imbert. Qui ne les connaît pas ? Leur musicalité complice et la science qui l’accompagne, on les retrouve sur leur disque Interplay, the music of Bill Evans, sorti il y a un ou deux ans, à une vache près. Les avoir sur scène entre les deux yeux, les esgourdes bien ou-vertes, c’était au minimum une aubaine et, au mieux, une joie profonde, celle d’avoir pour soi la mémoration d’un ersatz mélodique qui traverse les époques. Et s’il est certes impossible de refaire du Bill, les meilleurs musiciens peuvent s’approprier l’Evans, le respecter et le renouveler, voire même le recréer. Avec les deux comparses cités ci-dessus, ce fut, selon l’expression consacrée, une bonne pioche et le temps, de manière subséquente, se suspendit (ce que je lui demande très régulièrement). Un peu de douceur enfin, une lenteur feinte, ou non, et des rythmes balsamiques propres à alléger le poids humain pesant sur mes épaules. Pour un temps. Pour un tempo. Les résonances du piano et de la contre-basse entremêlés, l’épaisseur des silences. L’entre deux notes évocateur d’un Time remembered. La démarche de Gloria, toute de souplesse et de félinité. Entre une paire de guerres, quelques tonnes d’horreur et une énorme dose d’imbécillité, un moment de grâce entre touches et cordes ne nuisit à personne. Du moins pas à moi. Une once de romantisme digne dans une contemporanéité attirée par le désert des âmes sourdes à la beauté, ce fut une chance que ma cervelle embrassa à pleins neurones et dont elle se reput, sans honte et avec bonheur.

En première partie de soirée, le trio Segment, trois jeunes pousses originaires de Chalon sur Saône, soutenu par le centre régional du jazz Bourgogne Franche-Comté, donnèrent à ouïr un jazz contemporain, plutôt atmosphérique, avec une énergie pop se référant à Radiohead. Ce fut original sans l’être car beaucoup de groupes fréquentent ce segment du jazz hybride, le plus souvent tarabiscoté à souhait (cérébral si vous préférez), où il est malaisé d’émerger tant la concurrence est rude. Face à ce type de musique, le public souvent s’interroge en vain, non pas que le propos soit implexe au point de l’égarer mais bien que le but demeure nébuleux plus qu’il ne faudrait. Le temps fera son affaire et leur musique se dépouillera d’un trop plein que la jeunesse affectionne malgré elle. L’avenir leur appartient ; ce qui n’est plus le cas d’Armel Guerne (1911-1980), Poète et traducteur franco-suisse né un 1er avril. Il manque à ses lecteurs rêvant d’un nouveau poème (moi par exemple) mais a laissé une œuvre suffisante pour les satisfaire et les nourrir quand le besoin se fait sentir. C’est la même chose avec Bill, mort trois semaines avant le poète, et plus jeune encore. Au creux d’une journée morose, trop pluvieuse pour être heureuse, j’écoute You must believe in spring (le disque entier s’il vous plaît) et l’éclaircie, aussi incompréhensible que magique, naît de la mélodie. Imaginer la puissance de ce vecteur d’émotions m’apparaît encore et toujours impossible ; c’est ainsi et je ne vais pas me mettre la rate au court bouillon sous prétexte que la beauté m’interpelle et que je capitule devant elle à tout coup. Une question pour vous : à qui appartient la beauté ? Faites m’en douze pages, bande de fainéants.


www.lecrescent.net