Les gens normaux ne manquent pas le trio d’Enrico Pieranunzi, même quand l’iconique Dédé Ceccarelli est remplacé (luxueusement) au pied levé par Gautier Garrigue.
Mercredi 29 janvier 2025
Enrico Pieranunzi : Piano
Diego Imbert : Contrebasse
Gautier Garrigue : Batterie
Je n’ai pu retenir un sourire en remontant la rue des Lombards. Peu habituée au Marais, je me souvenais cependant avoir déjà suivi l’archidiacre Frollo dans cette rue du XIIIe siècle. Bien loin du Paris hugolien dans le mystère duquel on se perd si volontiers, cette charmante rue pavée est désormais un haut lieu de la vie nocturne, avec ses bars et restaurants en enfilade. Parmi eux, les amateurs de jazz savent trouver, parsemés de loin en loin, plusieurs clubs à la programmation alléchante. C’est le cas du Sunset/Sunside, qui depuis 1983 gâte ceux qui investissent, le temps d’un concert, l’une de ses deux salles. A peine entré, on ne peut s’empêcher d’être frappé par une banderole, au-dessus de la scène, floquée de ces trois mots : « JAZZ IS FREEDOM ». Sur les murs, quelques musiciens de légende lancent depuis leur cadre un regard complice au public. De quoi donner le ton de la soirée. Je m’installe rapidement, sous une photo de Sonny Rollins. Et puis, bientôt, quelques mots italiens nous parviennent du fond de la salle. Les musiciens s’installent ; quelques notes tendres et déjà les sourires des trois comparses. L’immense Enrico Pieranunzi devant son piano, Diego Imbert à la contrebasse, et Gautier Garrigue à la batterie. Le premier morceau donne la couleur : virtuosité, écoute, partage et complicité. Chacun des musiciens a l’occasion de briller, alors qu’ils naviguent entre différents tempos, signatures rythmiques et modes pour créer des harmonies saisissantes d’ingénieuse simplicité. Les instruments se répondent et s’enrichissent toujours. Les yeux fermés, le visage attentif et tourné vers le public, l’oreille tendue vers ses compagnons, le batteur dégage une présence tranquille ; de l’autre côté de la scène, le pianiste a l’œil attentif, intelligent. Il se donne parfois le temps d’apprécier, hochant la tête, mains au-dessus du clavier, le talent de ses acolytes. Entre eux deux, le contrebassiste, sourire en coin et regard rieur derrière ses lunettes, promène ses mains le long de l’ébène, dont dégouttent des notes d’une profondeur lumineuse, veloutée, aux accents énergiques et brillants. Sur les trois visages, une expression similaire : nous avons affaire à trois musiciens habités, qui ressentent profondément la musique. Les morceaux s’enchaînent, ponctués des applaudissements d’un public ravi ; bientôt le batteur échange ses baguettes pour des balais et parsème de notes argentines des mélodies plus mélancoliques. Une transition habilement menée, et Enrico Pieranunzi prend le micro pour présenter les musiciens et annoncer des morceaux tirés de son dernier album, Fauréver. Le public a droit à des airs au charme étonnant, alliant audace, douceur et sensibilité. Il ne sera pas pour autant privé de quelques numéros de voltige : le pianiste s’en donne à cœur joie et propose des licks étourdissants, vertigineux, pour retomber toujours sur ses pattes. L’énergie des musiciens gagne le public, parcouru d’un dodelinement approbateur et quasi unanime. Le dernier morceau annoncé est inspiré par la mélodie « Mai », d’un jeune Fauré s’appuyant sur les vers éternels d’Hugo. « Fleurs de mai » a su, je crois, capturer le merveilleux souhait du vieux poète : que s’épanouissent, « comme une double fleur, la beauté sur ton front et l’amour dans ton coeur ! » Manifestement fatigués par leur performance, les musiciens reviennent malgré tout sous les applaudissements, et Enrico Pieranunzi d’annoncer d’une voix chantante : « Pour finir, une chanson très triste... be ready ! » Un dernier moment de poésie donc, avant de retrouver la pluvieuse nuit parisienne, brièvement percée d’un doux soleil romain.
https://www.enricopieranunzi.it/
https://www.sunset-sunside.com/agenda/