Mardi 11 mars 2025

Robin Verheyen : saxophone ténor
Drew Gress : contrebasse
Billy Hart : batterie

Continuant ma découverte des salles parisiennes, c’est cette fois-ci dans la très fameuse salle du Bal Blomet que j’atterrissais et m’installais, comme c’est maintenant l’habitude pour moi, dans un coin. Dans un coin, non plus par discrétion ou par timidité, mais plutôt pour pouvoir jouir d’une vue privilégiée sur la salle, au style et à l’ambiance qui me fit penser aux clubs souterrains de New-York ou de Los Angeles, aux couleurs vives et chaleureuses éclairant cette paroi mythique toute de briques vêtue qui ne manqua pas de me rappeler les murs urbains de mon enfance dans lesquels raisonnaient les premiers battements de ma passion musicale. Surtout, je m’adonnais à scruter, attraper les sourires en coins, capter les rires étouffés ou les conversations furieuses, contempler les couples amoureux, particulièrement nombreux ce soir-là, bras dessus bras dessous, qui se regardaient lentement en attendant le début du spectacle. Tout était déjà là. La fureur, la joie, la finesse, la langueur. Je ne savais pas encore à quel point ce que je m’amusais à noter là était un formidable avant-goût de la performance fulgurante dont j’allais être témoin.

Dès l’arrivée des musiciens sur scène, j’eus tout de suite la conviction d’avoir affaire à des légendes. Robin Verheyen, Drew Gress, et Billy Hart, formant un trio depuis plus de dix ans, et ayant sillonné les plus grands scènes américaines et européennes, revenaient ce soir-là avec un tout nouvel album intitulé Liftoff , littéralement « décollage », inspiré à la fois du jazz new-yorkais dont sont issus Drew Gress et Billy Hart, et de sonorités plus personnelles venues d’Afrique ou d’Europe de l’est.

Et c’est dire si le décollage est brutal dans ce nouvel album, tant, dès les premières notes, nos musiciens s’amusent à faire sauter les barrières, à faire exploser les limites de la raison. C’est en effet une musique très proche de ce qu’on pourrait appeler du free-jazz, qui se déploie, craque, crie, frappe, notamment à travers la batterie du légendaire Billy Hart en recherche permanente, comme dans un laboratoire, habité par une musique inexprimable, une musique des profondeurs de l’âme. Le jazz de notre trio est un véritable jazz du berceau, un jazz du fin fond de Time Square, qui ressurgit à nos oreilles et se veut fracassant, puissant, et libérateur.

Un jazz du berceau qui devient peu à peu un jazz de la berceuse dans des morceaux plus langoureux tels que Sophie’s music ou Soul Searching, dédiés à la fille et à la bien aimée de Rick Verheyen, les cris du saxophone laissant place au chant, les piqures de la contrebasse laissant place aux caresses, les frappes de la batterie laissant place à la douceur. C’est alors des moments de splendeur et d’expressivité totale se diffusant partout dans la salle, les corps se rapprochant, les bras se serrant de plus en plus. Le génie de nos musiciens est vraiment là : la musique imite les mouvements du corps, les mouvements du cœur, et parvient dans une harmonie nouvelle à rendre compte des sentiments multiples qui parcourent l’espace et se transmettent de corps en corps dans l’amour et la révolte.

Le saxophone de Rick Verheyen, dans la lignée d’un Pharoah Sanders et de son Elevation, laisse énormément de place à l’imagination, à l’inconnu, à l’irréel. A partir de son expérience dans la ville de Tambacunda, au Sénégal, il délivre un morceau intitulé Sur la route de Tamba dans lequel s’entremêlent les rythmiques africaines et l’inspiration occidentale, où on retrouve à la fois l’urgence, le mouvement de la vie sénégalaise, et une sorte de mystique, de mystère, et d’élévation imaginaire.

Le concert s’acheva finalement par un nouveau moment de tempête offert par les artistes. Une tempête qui cette fois-ci emporta toute la salle, dans un instant presque magique de grondement général, d’emportement collectif, traversant tous les corps et faisant de ce dernier échang, un véritable moment d’effort collectif, d’amour, et de révolte joyeuse.

Un décollage réussi pour ce trio : Robin Verheyen, Drew Gress, Billy Hart, devenus légendes de mes rêves et de mes souvenirs.