Tout tout tout sur Toots !

Le guitariste et harmoniciste bruxellois Jean-Baptiste Frédéric Isidor “Toots” Thielemans (1922-2016) est l’un des très rares musiciens européens qui aient réussi à s’imposer aux Etats-Unis. Si son imposante carrière est un miroir du jazz moderne, il a aussi fait des jingles, des publicités pour la télévision et des musiques de films, c’est lui qu’on entend par exemple au long du film Midnight Cow Boy. Il joue de l’harmonica avec une virtuosité et une imagination mélodiques exceptionnelles. En 1962, il compose et enregistre Bluesette, mélodie sifflée et jouée à l’unisson à la guitare, qui devient un standard international et le fait connaître de la planète jazz et bien au-delà !

Dans la première partie de cet entretien mené avec Didier Francfort, il évoque avec truculence les souvenirs de Django Reinhardt, Al Casey, Charlie Parker, Bobby Jaspar et Blossom Dearie, Lennie Tristano, Quincy Jones et de ... Bluesette !

Juan-les-Pins 1987
Juan-les-Pins 1987

Etes-vous le premier, Toots Thielemans, à avoir joué de l’harmonica « jazz » ?

Non, j’ai été attiré par l’harmonica dans les disques de Max Gelder avec l’orchestre de Ray Ventura, dans les groupes d’harmonicas comme le Trio Raisner [1], ou chez Larry Adler [2]...

Et l’harmonica du blues ?

Je l’ai découvert par nécessité économique... Au début des années 60, j’étais musicien de studio à New York, j’étais dans tous les coups, à la guitare et à l’harmonica — je jouais dans des musiques de films, des spot publicitaires, etc. C’était l’époque où Bob Dylan était la première vedette mondiale à chanter et jouer de l’harmonica et on me demandait : « Peux-tu avoir ce son-là ? » Mais à l’harmonica chromatique, c’était impossible. Comme c’était mon gagne-pain, je ne
pouvais pas toujours dire non, je devais commencer de m’intéresser à la chose. J’habitais à Yonkers et, une fois par semaine, je donnais des cours dans une institution pour aveugles, le Lighthouse for the Blinds. Il y avait là deux vieux Noirs très respectables qui voulaient apprendre à jouer de l’harmonica comme moi. Et l’un des deux jouait des trucs de Sonny Terry avec tous les effets de gorge — je ne connaissais pas tout ça et j’ai volé tous ces effets. Après cela, j’ai toujours avec moi une petite valise d’harmonicas diatoniques, mais je n’ai jamais été un spécialiste du blues.

Anvers 1976
Anvers 1976

Votre première « idole », à la guitare, fut Django Reinhardt…

Ça été certainement ma première influence et mon premier professeur. En 1941-42, j’étais à l’université, je voulais être prof de math. Un jour, j’ai été cloué au lit par une pneumonie et un copain m’a laissé une guitare : c’est comme ça que ça a commencé. Je connaissais déjà les disques de Django et j’ai appris en essayant de jouer comme lui — je n’y suis jamais arrivé ! J’ai rencontré Django en 42, quand il est venu à Bruxelles. Je le suivais partout comme un petit chien. J’ai tout appris de lui, puis j’ai rencontré des musiciens qui avaient des disques de jazz mainstream. Django est un génie mais c’est un arbre merveilleux hors de la forêt du jazz, même chose pour Stéphane Grappelli. Un solo de Django joué au saxophone ne dirait rien, les trucs qu’il faisait étaient strictement guitaristiques. Mon deuxième grand choc, pour I’accompagnement et les accords, a été le guitariste de Nat King Cole, Oscar Moore. Django, du fait de sa main, n’arrivait pas très bien à faire les petits accords, les petites positions majeures septièmes sur les quatre cordes intérieures... Un de mes premiers chocs de guitare « en ligne », horn like, ce fut Al Casey. Chez Fats Waller, il accompagnait surtout à la guitare acoustique, en accords, un peu comme un banjo, mais j’avais entendu le disque « Jam Session at the Metropolitan » avec Louis Armstrong — il y avait aussi Bobby Hackett, Art Tatum, Oscar Pettiford, Sid Catlett... Je pourrais encore chanter son solo sur le blues, c’était incroyable ! Il y avait aussi Teddy Bunn, qui jouait avec Tommy Ladnier dans les productions de Panassié ; il jouait aussi en ligne avec les Spirits of Rhythm… C’est dans cette direction que je voulais aller. Charlie Christian ne m’a pas vraiment influencé dans la mesure où, après avoir pris conscience de cette conception, j’ai eu le choc de Charlie Parker, en 1945. Les premiers disques de bebop arrivaient en Belgique, on les copiait sur acétate — il y avait le big band de Dizzy, les petites formations de la 52 Rue... Je jouais de I’harmonica et de la guitare. On me disait : « Tu es un bon musicien, mais tâche d’apprendre un vrai instrument. Qu’est-ce que tu vas devenir avec l’harmonica ? » Je jouais toutes sortes de trucs à l’harmonica, mais je me cherchais, comme toute ma génération se cherchait avant le choc du bebop. Il y avait les solos de Benny Goodman, de Lester Young, tout un ensemble mélodique, harmonique et rythmique de l’époque. Mais quand on a entendu Parker...

Parker plus que Dizzy ?

Oui. D’une certaine manière, ce que jouait Dizzy était plus explicite, plus technique. « Ah, sur la majeur, il fait ça ! Septième, il fait ça ! ». Il y avait beaucoup à apprendre des ensembles qu’il jouait avec Charlie Parker. Comme dans l’introduction du Lover man où chantait Sarah Vaughan : sa façon de jouer était presque comme un exposé, ou un cours. Alors qu’avec Charlie Parker c’était terrifiant ! La première fois que je l’ai rencontré, c’était en 1949, quand ils sont venus jouer au Festival de Paris. Je n’étais pas encore tout à fait professionnel, mais j’étais allé jouer avec quelques musiciens belges — on s’était fait siffler, les gens n’aimaient pas l’harmonica. Le deuxième soir, je n’ai joué que de la guitare, et là on a été bien reçus.

Pourquoi avez-yous quitté la Belgique pour les Etats-Unis ?

J’avais fait un arrangement de Stardust et Ray Nance l’avait fait écouter à Benny Goodman. Ça lui a plu et j’ai fini par faire une tournée européenne avec lui en 1950. Quand je suis revenu ici, il n’y avait pas de travail : j’ai décidé d’aller en Amérique.

A l’époque, un certain nombre de musiciens belges s’étaient installés à Paris..

Oui, il y avait Bobby Jaspar. Je n’ai jamais beaucoup joué avec lui, mais on était très amis... Il est venu à New York alors que j’étais encore avec George Shearing, en 1952-53. Il avait épousé la chanteuse Blossom Dearie... J’ai une belle anecdote sur Bobby : j’étais marié, heureux, mais ma femme ne s’intéressait guère à la musique et je disais à Bobby : « Comme je t’envie ! Avec Blossom, tu peux parler musique, elle peut t’accompagner au piano... » Je savais que Blossom jouait déjà des accords à la Bill Evans, des clusters, des accords très serrés — c’était très mélodique, un peu comme une femme peut le faire. Et Bobby me répond : « Evidemment, je sais ce que tu vas me dire : elle fait de plus beaux accords que moi. Et ça m’embête ! Par moments, je ne peux pas bander ! » Il disait ça en rigolant : « Je ne peux pas être un homme comme je le voudrais parce qu’elle joue du piano mieux que moi »… Un autre jour, j’étais en tournée avec [le pianiste] George Shearing. J’arrive à Detroit, je vais aux toilettes et, au-dessus de l’urinoir, je lis « Toots a une grosse bitte ! »... J’appris alors que J.J. Johnson avait joué là une semaine plus tôt et Bobby faisait partie de son groupe. Plus tard, je lui ai dit : « Tu sais bien que ce n’est pas vrai ! »… Quand il y a eu l’explosion de John Coltrane, ça l’a vraiment matraqué. Il était un peu coincé entre la clarinette, le ténor et la flûte et il se cherchait encore... Je crois qu’il évoluait un peu dans le sillage de Boris Vian… René Thomas, je l’ại bien connu aussi — il m’appelait « le voyageur de commerce de la musique » ! (A ce moment de l’entretien, le saxophoniste Frank Foster passe près de nous.) Lui, Frank Foster, je l’ai vu pour la première fois en 1952 au Birdland. C’ėtait un jeune lion qui venait de Detroit. Parker lui a dit : « Viens donc jouer ! » Deux mois après, il était avec Count Basie. On est fier de pouvoir dire qu’on a connu Charlie Parker. Peu avant sa mort, j’étais avec Shearing au Birdland. En face, il y avait le magasin de disques Colony. Pendant la pause, il me dit : « Je vais te faire écouter my last record ! » Il disait last, le dernier, et pas latest, qui signifie le plus récent. C’était Old Folks, avec des violons... J’avais joué avec lui à mes débuts en Amérique, dans le Charlie Parker All Stars, avec Miles Davis, Milt Jackson et la rythmique de Dinah Washington... Un jour, Benny Goodman et Charlie Parker se rencontrent — c’est Bird qui me l’a raconté — et se mettent à bavarder. Or il y avait entre eux une différence de langage. C’était deux générations, deux races différentes. « He’s a bitch, isn’t he ? » dit Goodman (bitch ça veut dire une chienne ou une crapule), et Parker lui répond : « No, he’s a motherfucker ! »

Juan-les-Pins 1987
Juan-les-Pins 1987

Avez-vous joué avec Lennie Tristano ?

La première fois que je suis allé en Amérique, en 48, j’avais un oncle d’Amérique (maintenant, c’est moi l’oncle d’Amérique !), et le dernier soir de notre séjour, j’étais allė au Three Deuces, dans la 52e Rue. Il y avait le groupe de Howard McGhee et celui de Tristano. J’ai joué toute la soirée, un set avec Hank Jones, puis avec Lennie Tristano. Un impresario était là, un type avec un cigare : « D’où viens-tu ? — Bruxelles ! — Ah oui, Copenhague ! » Cétait Billy Shaw, le marchand de bebop...

Que pensiez-vous de la musique de Tristano ?

Il y avait beaucoup à y apprendre, mais à un moment le blues me manquait. C’était intẻressant comme quand on essaye de comprendre un puzzle.

Qu’avez-vous fait après George Shearing ?

Je suis resté avec lui de 52 à 58. Puis je suis allé en Suède où j’ai commencé de jouer en sifflant, et ça a plu... C’était en 1959-60. J’étais devenu populaire. Je faisais à l’unisson la guitare et le sifflet…

avec Sir Roland Hanna, Anvers 1981
avec Sir Roland Hanna, Anvers 1981

Y a-t-il un rapport avec ce que faisait Slam Stewart avec sa contrebasse et sa voix ?

J’ai peut-être volé cette idée de produire deux sons, mais George Benson le fait aussi avec la guitare et la voix, et c’est ce que je faisais il y a vingt ans. Ça m’amusait, mais je ne prétendais pas révolutionner le jazz. Ça me mettait un peu à la frontière du jazz et des variétés. J’ai gagné ma vie avec ça...

Bluesette a été tout de suite un grand succès ?

Non, j’en ai eu l’inspiration en 1962 lors d’un mini festival à l’université de Bruxelles avec les Double Six et Eddy Louiss, Martial Solal — et j’avais la même loge que Stéphane Grappelli. On devait jouer un morceau ensemble. Jouer avec Stéphane, c’était un événement, la « chaise de Django », etc. Je gratte quelque chose sur la guitare : c’était les accords de Bluesette ! En fait, ces accords ne sont pas vraiment les miens. je les ai entendus chez Cannonball [Adderley] quand il jouait le blues : il commençait par le blues conventionnel et, après quelques choruses, abordait une espèce de cycle d’anatoles. L’horloge qui fait tout le tour, c’est Bluesette. Cannonball employait les accords ainsi que Ray Bryant. Moi, inconsciemment, je sifflais la mélodie et Stéphane me dit : « C’est joli. Qu’est-ce que c’est ? — Je ne sais pas ! — Tu vas l’oublier, tu vas I’oublier... » J’ai alors déchiré un morceau de papier et je l’ai d’abord appelé Bluette — pour moi, c’était un bleu plutôt qu’un blues. Je n’y ai pas cru, aujourd’hui encore j’estime que je n’ai pas de flair pour ce qui se vend.

Lille 1982
Lille 1982

Bluesette s’est pourtant pas mal vendu...

Oui, mais pas par ma faute. Je l’ai enregistré, et c’est devenu ma carte de visite… C’était en 1963, juste avant les Beatles ! Le grand succès du moment, c’était More. Il y avait déjà Desafinado, Ipanema... Quand Bluesette est sorti, la chaine de radio WNEW à New York, a trouvé ça chouette. Sarah Vaughan l’a entendu, elle s’est informée, et j’ai eu de la chance que le parolier soit Norman Gimble, qui avait écrit Ipanema et beaucoup de chansons de Michel Legrand... Il a fait un texte convenable, qu’un chanteur « sérieux adulte » ne se sent pas ridicule de chanter... Depuis deux où trois ans, je joue vraiment pour moi, je m’amuse. Evidemment, quand on vient me proposer une musique de film, je la fais. J’aime bien jouer toutes sortes de choses. Récemment. j’ai participé à un disque de Jaco Pastorius — j’y joue pas mal, hein ? Avec Herbie Hancock, DeJohnette, les Brecker, toute la maffia, tous les poids lourds de là-bas. J’ai fait un disque avec Dizzy Gillespie, un truc avec Oscar Peterson, un 45-tours avec Quincy Jones et Quincy veut produire mon disque. Il me téléphone tous les jours pour ça : « On le fera avec Herbie Hancock, Jack DeJohnette et moi. Je peux venir jouer ? »... Un jour qu’on était au Japon avec Quincy, j’ai été reçu par un représentant du service de promotion du whisky Suntori : « Mister Thielemans ! Vous avez une bonne image chez nos teenagers, nous aimerions faire de la publicité avec vous ! » Ce qui fait que toute une équipe va venir du Japon pour me filmer : je vais jouer pour cette marque de whisky. Je devrais peut-être dire : « Non merci. je suis un pur ! » C’est un spot télévisé d’une minute, ils vont l’utiliser pendant un an, ainsi qu’à la radio et dans les magazines. En plus, c’est une promotion formidable : au Japon, tout le monde me reconnaîtra ! C’est gai, quand même, à cinquante-neuf ans ! Je suis plein de gratitude pour le monsieur — ou la dame — là haut. Aux temps forts du Women ’s Lib, la chanteuse Helen Redding disait : « Je remercie Dieu, qui qu’elle soit ! »

avec myself, Juan-les-Pins 1987. Photo Jean-Marc Birraux
avec myself, Juan-les-Pins 1987. Photo Jean-Marc Birraux

À suivre...

Propos recueillis (avec Didier Francfort) et photographies : © Gérard Rouy

[1Albert Raisner (1922-2011) forma le Trio Raisner, trio d’harmonicas, qui remporta après la seconde Guerre mondiale un immense succès. Le Trio Raisner fut l’un des premiers groupes à interpréter du rock ’n’ roll en France, avec une reprise de Rock Around the Clock de Bill Haley en 1956. En 1961, sur la chaîne unique de la RTF, Albert Raisner créa la première émission de variétés pour un public de teenagers intitulée Âge tendre et tête de bois, jusqu’en 1968

[2Lawrence Cecil “Larry “Adler (1914-2001) a enregistré avec des musiciens comme Paul Whiteman, Duke Ellington, Django Reinhardt entre autres. Dans les années 90, il a collaboré avec Sting, Elton John et Kate Bush