Tout tout tout sur Toots !

Le guitariste et harmoniciste bruxellois Jean-Baptiste Frédéric Isidor “Toots” Thielemans (1922-2016) est l’un des très rares musiciens européens qui aient réussi à s’imposer aux Etats-Unis. Si son imposante carrière est un miroir du jazz moderne, il a aussi fait des jingles, des publicités pour la télévision et des musiques de films, c’est lui qu’on entend par exemple au long du film Midnight Cow Boy. Il joue de l’harmonica avec une virtuosité et une imagination mélodiques exceptionnelles. En 1962, il compose et enregistre Bluesette, mélodie sifflée et jouée à l’unisson à la guitare, qui devient un standard international et le fait connaître de la planète jazz et bien au-delà !

Dans la seconde partie de cet entretien mené avec Didier Francfort, il évoque avec truculence les souvenirs de Quincy Jones, Stevie Wonder, Bill Evans, Charlie Parker, Keith Jarrett et... le blues !

Le souvenir impérissable de la vive émotion, dans la douceur d’une soirée à la Pinède Gould de Juan-les-Pins, d’une version habitée d’Un été 42 (de Michel Legrand) par Toots Thielemans et Martial Solal en juillet 1987 !!!

Juan-les-Pins 1987
Juan-les-Pins 1987

Vous avez aussi accompagné le chanteur Paul Simon...

Oui, et il a dit à Quincy Jones [producteur de l’album] : « Si tu fais le disque de Toots, je voudrais écrire un morceau »... Stevie Wonder aussi veut venir jouer dans mon disque, on est devenus de bons copains. Il me connaissait par le disque de Quincy où nous jouons tous les deux... Il s’est aperçu que j’avais une médaille avec mon signe du zodiaque : « Quand es-tu né ? — Un 29 avril, comme Duke Ellington ! — Oh, tu es Taureau. Je chéris le jour où nous nous sommes rencontrés : tu es le Taureau Blanc, je suis le Taureau Noir ! »

Lille 1982
Lille 1982

Vous parliez sans doute aussi d’harmonica avec lui…

Oui, et il m’a vraiment donné un coup de pied au derrière. Depuis que je l’ai entendu, je suis beaucoup plus à la recherche du son. II y a son et note, je sais que je n’ai pas de problème avec mon choix de notes, mais le son, parfois, laisse un peu à désirer. Je joue beaucoup plus d’harmonica depuis que je I’ai connu. Il m’a secoué, il a des idées formidables à l’harmonica, et il voudrait avoir un peu plus de virtuosité. Mais il en a assez pour s’exprimer, il n’a besoin de personne sur aucun instrument.

Quelle est votre marque d’harmonica préférée ?

J’utilise Hohner, un harmonica chromatique en do, jai un quatre octaves et un trois octaves qui a la tessiture de la flûte... Je suis bien portant, heureux et j’ai encore de l’enthousiasme. J’habite avec ma femme à Montauk, un petit village de pêcheurs à la pointe de Long Island, à 200 kilomètres de New York, et à Bruxelles... La semaine prochaine, je fais un concert avec Kenny Barron, Billy Hart et Ray Drummond, à Hartford, Connecticut. Après il y a le truc japonais, puis un hommage à Dizzy Gillespie au Hollywood Bowl de Los Angeles.

avec Fabienne (attachée de presse du festival) Juan-les-Pins 1985
avec Fabienne (attachée de presse du festival) Juan-les-Pins 1985

Vous avez enregistré avec Bill Evans...

Je connaissais Bill depuis Chicago, avec George Shearing, en 1952. II était soldat à Heavenstone, Illinois. C’était le garçon américain typique : cheveux courts, lunettes. Admirateur de Shearing. il venait aux répétitions. Je l’ai revu en 57 avec Miles. Il voulait qu’on joue ensemble. Il avait entendu un disque où je faisais quelques petites interventions chez Quincy Jones ou quand j’accompagnais Blossom Dearie. « Tu joues si bien là-dessus, on pourrait faire deux morceaux comme ça. Joues-tu quelque part ? ». J’avais justement un groupe pour deux semaines. Mais j’avais peur, car j’étais noyé dans le travail de studio, je ne faisais plus que ça, et je devais succéder à McCoy Tyner il fallait assurer. Il est venu m’écouter avec son manager. J’ai dû mettre le paquet. J’avais un bon petit pianiste, Phil Markowitz, qui a joué avec Chet Baker, Jeff Berlig, un bassiste électrique que je préfère presque à Pastorius, et un bon batteur, Joe Barbona. Après le concert, il me dit : « Y a-t-il des gens qui savent que tu peux jouer ainsi ? » On était à deux ou trois jours de l’enregistrement et il me faisait jouer de plus en plus. Je lui disais : « Non, Bill, c’est ton disque ! ». Il avait entendu le morceau qu’on jouait avec Paul Simon, il l’a réharmonisé, un peu adapté. Il voulait utiliser aussi mon harmonisation de Days of wine and roses. On avait évidemment convenu d’un prix et il est venu me dire : « Helen et moi avons réfléchi, nous te paierons le double et nous voudrions t’offrir un pourcentage ». Il m’appelait « Mister Beautiful » et je l’appelais « Uncle Bill » — il était l’oncle de tous les pianistes qui ont suivi : Hancock, Corea, Jarrett... Je lui parlais toujours de son pouce gauche, qui indique les notes de passage… J’ai beaucoup de souvenirs, ça fait quarante ans que je suis là ! J’aurais voulu pouvoir m’asseoir dans l’entourage de Boris Vian, ça me manque. Je crois que c’est dans En avant la zizique qu’il écrit : « Je ne comprends pas Picasso » — Mais Monsieur, ça ne se comprend pas ! » J’aurais voulu lui demander : « Est-ce qu’il ne faut pas quand même, avant d’aimer vraiment, est-ce qu’il ne faut pas comprendre ? Comprendre une musique, pour un musicien, c’est pouvoir faire quelque chose soi-même dans cette direction... » Dans le livre To Bird with Love, ils ont publié une lettre que j’avais écrite en 49 à Charlie Parker et ça m’a fait plaisir. D’abord, que Bird ait gardé ma lettre, et que vingt ans après je trouve que ce qu’il y a dans cette lettre n’est pas con !

Juan-les-Pins 1985
Juan-les-Pins 1985

Quels ont été vos rapports avec les compagnies de disques ?

Tout au long de ma carrière, des types ont dit : « On va faire un disque avec Toots, on va essayer de vendre des disques ». Je me laissais convaincre, et je suis content que ça ne se soit pas vendu, car ce sont des disques que je n’aime pas. Ils disaient : « Tu comprends, l’harmonica en jazz, c’est formidable, mais on ne va pas faire du jazz. Tu vas jouer un tout petit peu de jazz pour qu’on sache que c’est toi, et c’est tout ».

Lille 1982
Lille 1982

Vous avez fait beaucoup de musiques de films...

Pour les musiques de films, la situation est claire : la musique doit satisfaire aux besoins du film. Mais je n’ai pas encore composė pour un film, j’ai surtout joué. En France, j’ai fait Salut l’artiste avec Vladimir Kosma et un ou deux trucs avec Philippe Sarde, le dernier Belmondo... Orrin Keepnews, chez Riverside, avait essayé de faire un disque avec moi en 58 et le disque ne s’est pas vendu. Pourtant je trouve que j’y joue bien — c’était avec Kenny Drew, Art Taylor, Pepper Adams et Wilbur Ware.

avec Martial Solal, Juan-les-Pins 1987
avec Martial Solal, Juan-les-Pins 1987

Quel serait aujourd’hui votre groupe idéal ?

Je voudrais bien avoir un contact avec quelqu’un comme Keith Jarrett, par exemple en duo. Herbie Hancock, aussi — j’avais un groupe dans un restaurant italien de Long Island et j’y ai eu Hancock pendant trois weekends. II arrivait de son patelin de l’lowa. C’était juste avant Watermelon Man. Stevie Wonder, c’est aussi quelqu’un avec qui j’aimerais jouer, à l’harmonica et surtout aux claviers. J’ai fait un bon disque pour Cbs Hollande avec des violons j’aime bien pleurer... Ce que j’aimerais, c’est choisir cinq ou six ballades connues, où il faut vraiment venir avec quelque chose de bien pour les enregistrer à nouveau, les plus grands standards qu’on n’enregistre plus, je vais tâcher de faire ça, certains avec simplement piano et harmonica...

avec Riccardo del Fra & Michel Herr, Mons (Belgique) 1991
avec Riccardo del Fra & Michel Herr, Mons (Belgique) 1991

Que pensez-vous de la récente évolution du jazz ?

Je ne sais pas... Mon coup de foudre reste John Coltrane. Peut-être que la forme a été dépassée, parce que la forme est conventionnelle, mais le contenu n’a pas encore été touché. Je n’ai pas encore assez écouté des choses comme l’Art Ensemble of Chicago. J’aime bien Keith Jarrett, mais on mesure l’importance d’un musicien à l’influence qu’il a sur l’évolution des autres — tout le monde a envie de jouer comme lui. Jarrett est issu de l’arbre Bill Evans, il a ses propres idées mais ce n’est pas comme quand Coltrane est arrivé ou Bird... Je ne sais pas, Chick Corea, ce sont des apports formidables mais passagers, plutôt des recherches de son… C’est un vrai caméléon, j’ai entendu un disque où il dit : « Si je veux rester dans le coup, je dois faire un disque un peu plus acoustique, un peu plus free... » C’est un peu de la musique d’occasion.

Quelle est l’importance du blues dans votre musique ?

Le blues est toujours très important, il ne faut pas perdre le blues, ce n’est peut-être pas le biftèque et les frites mais c’est le condiment important. Quand il n’y a pas de blues, c’est comme une patate sans sel.

Propos recueillis (avec Didier Francfort) et photographies : © Gérard Rouy