Sonny Clark – Fragile Virtuoso

Derek Ansell
Next Chapter, 2024

Sonny Clark est un nom plutôt secret que se partage un petit monde de connaisseurs. Ses admirateurs, épars dans le monde mais fervents car conscients du privilège qui est le leur de l’avoir découvert, ont eu lieu de se réjouir avec la parution au Royaume-Uni d’un ouvrage dévolu à celui qu’ils regardent comme un artiste unique dans le petit monde des pianistes de l’après-bop. Ils allaient pouvoir, après les albums patiemment réunis au fl du temps (souvent sur la foi de la seule apparition de son nom sur la pochette), compléter la connaissance de leur héros acquise à l’écoute recueillie de sa musique et à la lecture des liner notes des précieuses pochettes Blue Note : à peu près tout ce que l’on pouvait trouver, à quoi s’ajoutaient dans certains propos de ses pairs les
appréciations occasionnelles mais toujours laudatives de ses contributions. Enfn, pensait-on, une belle synthèse qui réunira les fragments !

A vrai dire, le livre n’est pas excellent. Il y a des lacunes (que l’imagination de l’auteur, pourtant vive, ne comble pas toujours), guère d’analyse, quelques erreurs, beaucoup d’imprécision : pas de dates, et surtout quasiment aucun de ces titres d’albums si commodes pour structurer les paysages jazzistiques. Pour suivre le cours du temps au fl des sessions d’enregistrement une à une parcourues, le secours de la pile des disques personnels du lecteur chronologiquement assemblée, utilement accompagnée de la discographie exhaustive qu’on trouve sur le site https://www.jazzdisco.org/, est indispensable ; d’ailleurs, l’auteur y renvoie à la fn de son ouvrage, ne proposant pour sa part qu’une liste de recommandations au demeurant assez pertinente.

Non, l’intérêt du livre est ailleurs : il fait saisir que l’art du pianiste, animé d’une force propre, se déploie comme indépendamment de sa vie, escalier dont on descend les degrés avec de rares espoirs (toujours déçus), et une inquiétude qui ne cesse de croître jusqu’au gouffre fnal. Des destinées comme celle-ci n’étaient pas rares dans l’après Parker, pas mal d’autres sont passés par là, alors on s’attend au pire, mais ici on est dans le vif, et dans le détail.

Conrad Yietis ‘Sonny’ Clark naît le 21 juillet 1931 à Herminie, petite commune proche de Pittsburgh (Pennsylvanie), dernier d’une fratrie de huit. Le 2 août, son père, ancien mineur, disparaît. Sa mère lui fait apprendre le piano à trois ans ; ses dispositions, exceptionnelles, s’imposent dès l’âge de six sur les scènes locales (concerts, école etc). Encore adolescent, il suit son frère, également pianiste, à Los Angeles où il ne tarde pas à croiser – et quand l’occasion se présente à accompagner – tout ce qui compte sur la côte ouest : Art Pepper, Stan Getz, Zoot Sims etc, avant de rejoindre le quartet du clarinettiste Buddy de Franco (tournée en Europe, concerts privés en solo à Oslo) puis le saxophoniste baryton Serge Chaloff (pour un extrordinaire « Blue Serge », Capitol T-742) et de se produire régulièrement à la Lighthouse de Hermosa Beach sous la houlette du contrebassiste Howard Rumsey. Rien que d’ordinaire pour qui est un peu familier des biographies des jazzmen des années 50 ou 60, y compris une petite amie avec qui ça se termine mal et l’inévitable volet obscur puisque le jeune Sonny, au cours de journées souvent désœuvrées ne tarde pas, l’infuence de quelques collègues bien intentionnés aidant, à croiser l’héroïne.

Côté jazz, le versant californien ne le satisfait guère. Son maître, c’est Bud Powell ; son héritage, le be-bop. Et c’est à New York que cela se passe. Alors comme il sait tout faire, il se fait engager auprès de la chanteuse Dinah Washington et profte d’une tournée à travers le pays pour se faire déposer là-bas, après une courte halte à Pittsburgh pour dire bonjour à la famille.

A New York, il ne connaît personne et fréquente en attendant les scènes légendaires (Birdland, Café Bohemia, Five Spot) où dominent en ces années 50 Blakey, Miles, Coltrane, Mingus, Monk, Rollins (avec qui bientôt il enregistrera « The Sound of Sonny », Riverside 12-241) avant de rencontrer Alfred Lion, patron des disques Blue Note, pour un premier disque aux côtés du saxophoniste Hank Mobley. Lion est séduit par ce jeune pianiste, soutien solide toujours respectueux des partenaires qu’il accompagne, improvisateur jamais en défaut dans les solos qu’il construit en architecte, et surtout par l’articulation de son doigté qui lui donne ce son unique, tout de netteté et de décontraction, immédiatement reconnaissable, qui restera jusqu’à la fn sa marque de fabrique. Probablement Lion songe-t-il déjà à lui faire faire un disque sous son nom, cela ne tardera pas (avec Art Farmer), bientôt suivi d’un autre (avec Coltrane), puis un autre en trio (avec la rythmique de luxe (et de Miles) Paul Chambers / Philly Joe Jones).

Bref, l’avenir est prometteur, l’addiction à peu près gérée, l’espoir est là. Il croise la route de Monk, qui se prend d’amitié pour ce pianiste de grand talent à qui il fait rencontrer la baronne Nica de Kœnigswarter, héritière Rothschild, passionnée de chats et bienfaitrice des jazzmen : en 1955, Charlie Parker est mort dans sa suite new yorkaise, Monk vit quasiment à demeure dans la luxueuse villa qu’elle vient d’acquérir à Weehawken (New Jersey), avec vue sur l’Hudson. Sonny est impressionné, et Nica attentionnée pour ce garçon doué et gentil dont elle ne tarde pas à sentir toute la fragilité.

Car si Sonny oublie tout lorsqu’il est assis devant un clavier, il y a les jours et les longues heures qui séparent les sessions chez Blue Note, plus tard chez Time Records (trio au sommet avec George Duvivier et Max Roach), ou les (rares) engagements en club ; alors, il erre dans les rues et bars de New York où dérivent d’autres âmes en proie à des tourments de même nature, et non des moindres : Bill Evans, Hampton Hawes (dont la biographie, Raise Up Off Me, n’est guère plus riante…) unis dans la fraternité de la drogue où s’entretient, devant la défaite toujours recommencée de la volonté, la dépendance.

Lorsque les tourments ne sont plus supportables, il va voir Nica, qui lui offre un lit propre et douillet (sans domicile, il dort à droite et à gauche) ainsi que les services de son médecin personnel, l’hôpital, les séjours de désintoxication ; comme les cachets obtenus du docteur sont vite oubliés, et ceux des maisons de disques vite dépensés, elle lui propose pour lui assurer un revenu et un peu de sécurité d’être le chauffeur de sa Bentley. Alors ils vont ensemble visiter le Five Spot où joue Monk, d’autres clubs. Compréhension inépuisable de Nica, aucun reproche, jamais ; et Sonny qui à chaque fois replonge, se sent coupable, il ne veut pas la décevoir ; alors il s’en va, reprend son errance solitaire, bientôt il n’osera plus retourner la voir.

A ce stade (année 1961), il vit au 821 de la 6ème avenue, dans le ‘Jazz loft’ du photographe W. Eugene Smith, immeuble victorien décati ouvert à tous les vents, et à tous : prostituées et leurs souteneurs, dealers, musiciens, autres… On y rentre et on en sort comme on veut, il y a des matelas çà et là pour ceux qui veulent dormir, trois pianos aussi, avec contrebasses et batteries pour ceux qui veulent faire le bœuf. C’est là que vit et parfois joue Sonny, qui tire de maigres revenus de la consigne des bouteilles qu’il récupère dans les étages du loft, rassemblant la monnaie dans un bas qu’il promène dans la ville pour régler ses consommations dans les quelques bars et clubs où on l’admet encore ; c’est là aussi qu’il attend toute nouvelle proposition que voudrait bien lui faire Alfred Lion. Lorsque cela arrive, avant de rejoindre le studio de Rudy Van Gelder, Sonny raserait sa barbe, mettrait de l’ordre dans sa tenue : les photographies de Francis Wolff, toujours présent avec son Rolleifex, sont là pour montrer qu’on n’hésitait pas à venir aux sessions Blue Note tiré à quatre épingles. Lion, tout comme les partenaires de Sonny, lui garde sa confance (jamais il n’a déçu en session, même en arrivant au plus bas) ; il lui offre des avances sur les royalties à venir (vite dissipées), et toujours lui trouvera de nouveaux engagements, jusqu’à la fn. Mais, et Sonny lui en veut un peu, il y a toutes ces sessions enregistrées qui ne sont pas encore parues en disques (et qui resteront sur les étagères jusqu’à leur exhumation vingt ans plus tard, essentiellement au Japon, comme « My Conception » où Sonny pensait avoir mis tant de lui-même et qu’il ne verra pas paraître). Car les ventes de ses disques restent confdentielles, et il n’y a pas que lui dans le catalogue Blue Note, il y a tous les autres, y compris ceux dans les formations desquels il était l’indispensable compagnon, ou qui ont joué sur ses propres disques : Art Blakey, Donald Byrd, Lou Donaldson, Art Farmer, Curtis Fuller, Bennie Green, Grant Green, Johnny Griffn, Dexter Gordon, Clifford Jordan, Lee Morgan, Charlie Rouse… et Jackie McLean, qui le sollicitera une fois encore en septembre 1962 alors que lui-même songe sérieusement à s’engager plus avant dans les voies nouvelles ouvertes par Ornette et quelques autres, où Sonny, en hard-bopper pur et dur, n’a pas voulu le suivre (« Tippin’ the Scales », BN 84427).

Après un dernier disque avec le saxophoniste Stanley Turrentine (« Jubilee Shout !!! », BN 84122), en octobre, Sonny est hospitalisé pour une infection grave à la jambe, suite à une mauvaise injection (une crise cardiaque selon d’autres versions) : il est cette fois bien décidé à en fnir avec la drogue, d’ailleurs un engagement en solo de deux soirs au Junior’s Bar de l’Alvin Hotel l’attend, les 11 et 12 janvier 1963. Dans la rue, il croise une connaissance des mauvais jours qui lui est redevable : justement, celui-ci a aujourd’hui cette dose qu’il doit lui rendre. Sonny hésite, fnalement accepte, on ne sait jamais. Il tient son engagement au Junior’s. Le deuxième soir à la fn du set, il prend un verre au bar et s’en va vers les toilettes. Déjà la dose est en train de chauffer dans la cuiller. L’overdose est immédiate. Il meurt sur le carrelage, aux petites heures du 13. Découvert par le barman, le corps est discrètement transporté dans un appartement voisin pour éviter la fermeture de l’établissement, puis on prévient la police. Alfred Lion et le contrebassiste Butch Warren sont appelés à la morgue pour reconnaître le corps, parmi les autres morts non identifés de la nuit. Nica est effondrée. Elle prévient ses sœurs, prend en charge tous les frais d’inhumation et de transport du cercueil à Pittsburgh. Là, aux pompes funèbres où l’on apprête le corps, un employé, musicien à ses heures qui a connu Sonny autrefois, dit : « Ce n’est pas Sonny Clark ». Que faire ? Prévenir la famille quand tout est réglé, et qu’on ne peut rien prouver ? Il est là maintenant, alors. L’enterrement a lieu au Greenwood cemetery d’Allegheny Hills. Sur la tombe, « Sonny Clark » est gravé sur la stèle. Il avait 31 ans.

Lui qui voulait tant aller à New York, qui sait, peut-être y est-il resté ? En hommage, Bill Evans enregistrera N.Y.C.’s No Lark (New York City n’est pas une partie de rigolade), l’anagramme de Sonny Clark (sur « Conversations With Myself », Verve 2304-439). Ainsi est allée sa destinée. L’homme vivait comme il pouvait ; l’artiste, la grâce ne l’a jamais quitté.