Le 25 août 1973 Archie Shepp était au festival de Châteauvallon et Gérard Rouy aussi !
En août 1973 à Châteauvallon, Archie Shepp était en colère et révolté !!! Ce n’était pas la première fois qu’il se produisait en France. Il avait d’abord joué quelque part en France en décembre 1967 en quintette avec Grachan Moncur III, Roswell Rudd, Jimmy Garrison et Beaver Harris, puis en studio à Paris du 11 au 18 août 1969 suite à son invitation au Festival pan-africain à Alger en juillet pour des séances d’enregistrement BYG d’albums sous son nom et sous le nom de Grachan Moncur III, Dave Burrell, Sunny Murray, Alan Silva et Clifford Thornton. Puis, invité à se joindre au Duke Ellington Orchestra à la salle Pleyel le 1er novembre 69 (sur C Jam Blues), il participe en novembre-décembre à d’autres séances pour America. Enfin, invité à participer au Festival d’Antibes-Juan les Pins en juillet 70 (avec Clifford Thornton, Alan Shorter, Joseph Dejean, Beb Guerin et Claude Delcloo), il en profite pour enregistrer à Paris d’autres séances en juillet pour America et en novembre pour Inner City.
Le 25 août 1973 Archie Shepp se produit au Festival de jazz de Châteauvallon en quartette avec Jasper van’t Hof (p), Donald Garrett (b) et Muhammad Ali (dm). On trouve facilement sur YouTube une vidéo de 32 minutes 28 de ce concert.
A l’époque, comme il l’indique dans l’interview, Shepp avait vu son contrat avec Impulse Records se terminer l’année précédente. Soit 17 disques gravés à partir d’août 1964 sous son nom (« Four for Trane », « Fire Music », « Mama too Tight »…) et sous le nom de John Coltrane (quelques notes sur certaines éditions de « A Love Supreme » en 64 et participation au onzetette « Ascension » en 65).
Toutes les photographies ont été prises lors de ce concert (et sa « balance ») à Châteauvallon du 25 août 1973.
Pour vos disques les plus récents sur Impulse — « Things have got to change », « Attica Blues » et « The Cry of my People » — vous avez utilisé des chœurs et des rythmes « soul »...
Je pense que la musique est un langage qui englobe beaucoup de mots. C’est comme un dictionnaire — dans votre langue, par exemple, il y a des millions d’expressions, d’usages, et il serait ridicule de se limiter à quelques-uns de ces mots sous prétexte qu’ils correspondent à un style. Il en est de même pour la culture des Noirs : elle est considérable, immense. C’est ce que j’ai pensé quand j’ai joué avec des musiciens touareg : il n’y avait pas de différences, il n’y a pas de différence entre les expériences noires. Pourquoi ne devrais-je pas écouter Otis Redding ? ou James Brown ? Devrais-je dire : « Je suis Archie Shepp et n’écoute que moi-même » ? Ce serait ridicule. Je suis certain que Bartok, Stravinsky utilisaient toutes leurs références pour écrire leur musique. Pensez-vous qu’ils s’étaient enfermés dans un style ? qu’ils ne jetaient pas le moindre coup d’œil sur la musique populaire, russe ou hongroise ? Profondément enfoui dans ces racines, ils ont trouvé le blues de leur propre musique. Et c’est ce que je fais moi aussi : je cherche le blues de ma musique. C’est une chose importante et belle... Nous avons tant de bons musiciens de blues ! Et ne croyez pas que c’est pour moi une découverte récente. Mon père m’a élevé dans la musique de Count Basie, Duke Ellington... Mood lndigo par le Duke, Royal Garden Blues par le Count, tout cela fait partie non seulement de mon histoire mais de ma culture. je peux m’y référer. C’est ce qui fait la beauté de ce que vous appelez « art » — le futur, c’est le passé, c’est maintenant.
Enregistreriez-vous avec un musicien de blues comme Sam Lightnin’ Hopkins ?
Avec Monsieur Hopkins ? Oui, ce serait une grande source d’inspiration. Ce serait aussi enrichissant que l’expérience avec les Touareg [1]. Monsieur Hopkins est ce qu’on appelle généralement un musicien de « folk » ou de blues. Comme Leadbelly ou Blind Lemon Jefferson, il est un des grands créateurs du blues de notre musique. Monsieur Jefferson a écrit beaucoup de chansons, des blues originaux dont parlait Leadbelly — « Voilà mes références », disait-il.
Dans ces enregistrements récents, il y a aussi beaucoup de cordes...
Pourquoi pas ? Violons, contrebasses, violoncelles, altos, ces instruments existent, non ? Ce sont des productions humaines, nous avons tous le droit de nous en servir. lriez-vous demander à M. Edward Kennedy Ellington : « Pourquoi utilisez-vous des cordes » ? Vous pensez que ça ne participe pas de mon vocabulaire ? Je pense avoir le droit d’utiliser les mêmes références que les Blancs. C’est ce que fait Cecil Taylor, et fort bien. J’ai beaucoup appris de lui. Pour survivre, il doit lutter contre beaucoup de choses. Je suis libre, je suis un homme libre. Voilà pourquoi j’utilise des cordes... Et puis je connais mon histoire, je connais l’histoire de l’Afrique. Le premier instrument à cordes est l’arc musical, avec une seule corde. C’est le premier violon. Si vous savez cela, vous jouerez différemment du violon — si vous pouvez l’accepter ! Prenez le banjo — mon père en jouait— c’est un instrument africain à cordes. Moi, j’en joue avec un archet. ll y a beaucoup d’instruments africains à archet. Je ne devrais pas utiliser des cordes parce que les Blancs le font ? C’est ainsi qu’on a dit de Scott Joplin [2] qu’il était un produit de l’Occident. C’est un mensonge fantastique ! Je n’ai jamais rien entendu dans Mozart qui me fasse penser — même vaguement — à Scott Joplin, même s’ils utilisaient des formes similaires. En fait, je ne pense pas que Mozart aurait été capable de jouer la musique de Scott Joplin, mais je crois que Scott Joplln était capable de jouer du Mozart.
Que pensez-vous des enregistrements récents de Miles Davis ?
Miles Davis est un homme formidable. Max Roach m’a raconté une histoire sur Miles. Miles était allé demander de l’argent au propriétaire d’une boite. « Vous êtes un musicien de jazz, lui avait dit le tenancier, et nous ne payons pas autant les musiciens de jazz. » Miles avait répondu : « D’accord, mais je pense que je ne suis pas un musicien de jazz », et il avait obtenu l’argent qu’il voulait. Et ce que nous devrions peut-être faire, c’est cesser d’appeler cette musique « jazz » — « jazz » signifie qu’on ne gagne pas beaucoup d’argent et qu’on nous appelle des « nègres », ça signifie qu’on se livre à toutes sortes d’appropriations irrationnelles.
Pensez-vous que la musique actuelle de Miles corresponde à un retour aux racines de la musique noire ou...
Mettons ça au clair. Monsieur Miles Davis est un des génies les plus authentiques et créateurs de notre temps. ll a influencé Cecil Taylor, il a influencé tous les gens à qui vous pouvez penser. Il a toujours engagé les meilleurs musiciens du monde et il est lui-même issu en droite ligne de Charlie Parker. ll y a toujours des gens pour dire : « Que pensez-vous de Monk qui joue toujours les mêmes thèmes » ? Moi je réponds : L’après-midi d’un Faune, c’est immortel ? Pourquoi pas Crepuscule with Nellie ? Pourquoi ne pourrait-on pas le fixer pour toujours ? le jouer éternellement ? Pourquoi un homme qui a créé un objet devrait-il tout à coup l’abandonner ? C’est la même chose que Stravinsky, que Mllhaud... Miles a un bon et beau son aujourd’hui comme il a toujours eu. J’ai écouté les premiers disques de Miles, j’ai écouté Miles quand il y avait Trane dans son groupe, j’ai écouté Miles avec Lucky Thompson... Monsieur Davis, pour moi, est toujours le même homme. Et, c’est important qu’à l’intérieur de l’homme il y ait quelque chose de constant Si vous êtes logique dans votre travail et votre vie, si vous êtes constamment fort et intelligent, l’important n’est pas que vous soyez Ben Webster, Cecil Taylor, Archie Shepp ou Kenny Drew. Trop souvent, on considère la musique noire non comme une culture mais comme une marotte ou un style. Lester Young, ce n’est pas un style. Pour moi, il est aussi pertinent aujourd’hui qu’il l’a toujours été. Qu’est-ce que la pertinence artistique ? C’est de présenter une vérité qui sera constamment vraie — peu importe si le langage est classique, plastique, abstrait ou concret. Céline, Proust... On continue à lire Marcel Proust. Pourquoi ? Et on n’écoute plus Monk ? Pourtant Marcel Proust est plus vieux que Monk et il date vraiment. Et puis il y a le fait du racisme, le racisme qui est le problème-clé du monde, qui nous empêche de voir, d’évaluer directement.
Y a-t’il d’autres raisons qui vous ont poussé à présenter différents aspects de la musique noire populaire contemporaine dans vos récents albums lmpulse ?
Oui, je cherche à ré-affirmer le blues, si les jeunes m’écoutent, et à dire qu’il est aussi valable d’écouter Muddy Waters que Trane, qu’il est aussi valable d’écouter Otis [Redding] qu’Albert Ayler. Il n’y a pas de séparations dans la culture noire, nous ne la divisons pas, nous n’essayons pas de la détruire... Le terme « contemporain » doit être entièrement redéfini et réévalué.
La culture noire a-t-elle été reconnue, selon vous, par certains Blancs ?
Oui, ce type, André Hodeir [3], il fut le premier de tous les Blancs européens à dire : « Oui, la musique africaine-américaine existe, ce sont les Noirs qui la font le mieux. » Et tout le monde a été contre lui parce qu’il n’aimait pas Bird. ll avait ses limites, c’était un Blanc considérant la culture noire, mais il avait su voir la couleur de tout cela, il avait dit : « Oui, il s’agit d’une culture noire aux Etats-Unis et pas blanche, ce n’est pas Stan Getz mais Lester Young, Ben Webster... » Et tout le monde fut contre lui. Leonard Feather [4], l’Anglais, lui répondit — c’est pourquoi Leonard Feather a beaucoup de succès aux Etats-Unis, précisément parce qu’il fut le premier Blanc européen à dire qu’Hodeir avait tort, qu’il y avait de bons musiciens blancs. Voilà la controverse classique, qui continue aujourd’hui encore.
Pourquoi enregistrez-vous chez Impulse ?
Je n‘enregistre plus chez lmpulse, mon contrat est terminé.
Pour quelle compagnie allez-vous enregistrer ?
Je ne sais pas... Prenez la compagnie BYG, par exemple, ils ont fait deux disques « Live in Antibes ». lls ont pris un concert intégral, ils ont même mis des titres de leur invention sur les morceaux, et je n’ai jamais reçu un sou, je n’ai jamais signé aucun papier ou contrat. C‘est comme pour le festival d’Alger qui avait été enregistré par Barney Wilen, je n’ai jamais reçu un sou. Barney ne m’a jamais dit qu’il allait faire ceci ou cela. Encore une fois, tout se passe comme si l‘esclavage existait encore. A Châteauvallon, j’ai fait un concert ; s’ils utilisent les bandes, que puis-je faire ? Je n’ai aucun droit. J’ai demandé une copie des bandes, on m’a dit : « Oui, dans deux semaines ». Ils savaient bien que deux semaines plus tard je ne serais plus là. Que puis-je faire ? Avoir un juriste avec moi en permanence, me battre, dépenser de l’argent ? Mais il faut être riche pour se battre, et ils le savent. C’est la nature de la culture blanche : assimiler ou détruire. C’est un problème pour le futur, pour le peuple : les Blancs peuvent-ils vivre avec des gens différents d’eux ? avec des gens qui aiment vraiment ce qu’ils sont, qui savent qui ils sont ? Je dois me battre sans cesse contre cela. Ça ne m’intéresse pas de devenir Blanc, vraiment pas. Il n’y a rien que j’aime dans cette culture — c’est un problème purement culturel et non pas racial. Cette culture a fait vraiment trop de mal. Pour être Noir aux États-Unis, il faut toujours être sur la pointe des pieds. Assimilé ou détruit. Et l’assimilation, c’est la mort pour la culture noire…
Vous avez joué avec des Touareg. Pensez-vous qu’ils aient apprécié votre musique ?
Je ne sais pas s’ils ont apprécié mais moi, oui ! Ce fut l’accomplissement d’un désir qui m’était cher — avoir l’honneur de travailler avec eux. Tout ce que je voudrais, c’est que pour ce disque les Touareg soient payés. On devrait payer les Touareg, payer les aborigènes ! Tous ces types qui font des études sur les cultures, qui enregistrent des bandes et des disques, les Folkways et compagnie... C’est de la musique classique. ce n’est pas Elvis Presley. Si vous entendiez la musique des Pygmées ! Une musique qui pousse sans cesse, une musique sans fin.
Vous disiez avoir eu des problèmes avec des compagnies de disques qui ne vous ont pas payé...
Oui. notamment avec BYG, une compagnie française. Ç’a été malheureux pour moi et m’a laissé l’impression que les entrepreneurs européens peuvent faire tout ce qu’ils veulent. Les musiciens n’ont pas de disques, pas de droits légaux, pas de représentants. Mais je crois que ça peut changer. Je pense que des types comme vous, qui sont professionnellement intéressés par notre musique, qui l’aiment, qui l’étudient, sont forcés d’étudier aussi le « business » et de comprendre que nous sommes exploités. Vous n’avez qu’à regarder autour de vous. Tadd Dameron, le frère John, Billie Holiday, Bessie Smith... Leur mort n’est pas « accidentelle », c’est systématique, et c’est provoqué par ces gens impitoyables qui ont une position despotique. De plus, le racisme, dans ce monde capitaliste, risque de détruire cet aspect de notre culture. Et c’est là, je pense, que se situe votre combat à vous, avec votre magazine, vous qui êtes Français... Dan Morgenstern [5] est européen et il a assez bien réussi aux Etats-Unis. Je sais qu’il n’est pas millionnaire, mais il a « réussi ». Il s’intéresse vraiment à cette musique, bien que je ne pense pas qu’il soit musicien. En tout cas. il survit très correctement. Et Léonard Feather ! ll a une belle maison à Hollywood — je le sais parce que j’y suis allé. Comment a-t-il gagné tout ça ? Avec la musique, sur le dos des Noirs. C’est pourquoi je pense que les jeunes journalistes comme vous devraient étudier le « business » qui est autour de la musique noire. Comment empêchez-vous ce génocide ? Que faites-vous pour l’arrêter ? Si cette musique est vraiment dans votre cœur, faites un feu de tout cela !
Vous vous êtes toujours intéressé explicitement à la politique, à l’inverse de beaucoup d‘autres musiciens...
Oui, et je ne veux pas en parler avec n’importe qui. J’ai toujours entendu dans la musique un profond message politique. Le terme « politique » est complexe, il peut devenir dangereux. Si vous voulez dire qu’une personne comme Trane ne fonctionnait pas « politiquement »... Moi, quand j’entends Trane, je reçois un profond message politique et spirituel. C’est la même chose que le mot « jazz ». « Jazz » a une connotation particulière, il signifie « baiser » et vient de « jass » — « Donnez-nous des nanas », voilà ce que ça voulait dire à La Nouvelle-Orléans. Jelly Roll Morton jouait des blues dans un bastringue, il jouait Black Bottom Stomp [6], il y avait des filles, on en choisissait une et on montait prendre des rafraîchissements et prendre un peu de « jass ». C’est ce que Max [Roach] a rappelé lors d’un débat récent, et Morgenstern a filé bien vite — par la fenêtre s’il avait pu... Max a raconté l’histoire de cinq jeunes gars qui, dans les années 30, étaient accusés d’avoir violé une Blanche. Or il s’avéra qu’elle s’était donnée à un de ses amis, et elle dit à la police : « These black boys didn’t jass me ! They didn’t jass me ! » (lls ne m’ont pas baisée !) C’est un mot très compliqué... Pour en revenir à mes déclarations politiques, quand un musicien noir ouvre la bouche, savez-vous ce qu’on lui fait ? On ne lui donne plus de travail. Voilà pourquoi vous ne trouverez pas beaucoup de musiciens « politiques » — c’est dangereux de dire qu’on connaît Marx et tout ça. J’ai pris des positions jadis au sujet du Vietnam, je les pense encore, mais je ne parle plus de ça par écrit. Je ne vais pas envoyer une lettre à « Down Beat » pour leur en parler. Je vous en parle à vous, parce que vous êtes français.
Photographies et propos recueillis (extraits) : © Gérard Rouy
[1] Cf. disque Byg 529351, « Archie Shepp live at the Panafrican Festival ». Alger, juillet 1969
[2] Scott Joplin (1868-1917), pianiste et compositeur afro-américain, il demeure le plus connu des compositeurs ayant écrit des ragtimes. Ses morceaux les plus célèbres dans ce style sont Maple Leaf Rag (1899) et The Entertainer (1902).
[3] Il semble qu’Archie Shepp, au cours de cet entretien, ait confondu André Hodeir et Hugues Panassié.
[4] Pianiste, historien et critique musical de jazz (1914-1994) né à Londres et installé à New York en 1939.
[5] Dan Morgenstern, né en 1929 à Munich et mort en 2024 à New York, est un écrivain, éditeur, archiviste et producteur de jazz germano-américain.
[6] Littéralement : le « stomp » du cul noir.