Où il est question de piano à travers 16 disques d’une qualité exceptionnelle passés en revue par Jean Buzelin.
Quelques brèves notices pour, s’il en était besoin, inciter tout un chacun, et moi le premier, à ne jamais oublier, négliger ou snober cet immense instrument. Ces seize disques qui lui sont entièrement ou très largement consacrés en offrent une bonne occasion ; sils ont d’une qualité exceptionnelle tellement au dessus de la moyenne qu’ils mériteraient tous un OUI !
Époustouflant ! Quelle beauté ! Quelle musicalité ! Dès les premières notes, l’auditeur (que je suis, et j’ai de la bouteille) est pris par la musique, aussi riche que concise, sans redite ni développement non justifié en dehors de la construction architecturale, et ne peut s’en détacher. Il y a (encore) de bons, de très bons pianistes qui, pour certains, s’engagent dans la recherche et la création, il y a de bons, de très bons disques, il y a d’excellents musiciens. Mais là, avec Joachim Kühn, on atteint des sommets ! Et je ne vois personne actuellement qui puisse approcher un tel niveau. Il y a longtemps que je n’avais éprouvé pareil plaisir et mis instantanément en situation d’écouter le plus beau jeu de piano qui soit ! Notons que les deux CD proposés ne respectent pas la chronologie : le premier est un aboutissement, le second, enregistré huit mois plus tôt, plus vif, plus nerveux, est bien plus qu’une esquisse. (Allez voir ce qu’en disait Yves Dorison le 16 janvier dernier).
Ouvrons de suite une parenthèse qui n’a rien de mineure puisqu’on y retrouve justement Joachim Kühn par la grâce du saxophoniste Éric Plandé, grand musicien français dont on parle peu pour la bonne (ou la mauvaise) raison qu’il travaille principalement en Allemagne. “The Feeling Never Stops” est entièrement consacré aux compositions de Kühn. Neuf ballades préparées ensemble à Ibiza permettent au saxophoniste, servi par un vrai son de ténor, ample et puissant, de progresser et de développer son jeu avec une densité, un sens du chant et du drame à partir de thèmes propices aux envolées, qui impressionnent et touchent l’auditeur comme rarement à notre époque.
Enraciné dans la grande tradition, Éric Plandé s’implique totalement dans sa musique, de même que ses accompagnateurs. Le piano, dont on appréciera la qualité de jeu, l’ouverture et l’à-propos, est tenu par Bob Degen, musicien américain réputé installé en Allemagne depuis cinquante ans.
J’en profite pour rappeler ou signaler “Between the Lines”, enregistré en 2006, cette fois-ci avec Joachim Kühn au piano – qui voudra manquer ça ? Aussi beau disque que le précédent, il est consacré cette fois aux compositions de Plandé.
Joachim Kühn jouant Éric Plandé, Éric Plandé jouant Joachim Kühn : l’équation parfaite qui mérite deux OUI !
Un autre disque qui tutoie des sommets ! Tout près de Joachim Kühn pour le pianiste anglais John Taylor (mort en 2015) dont le jeu prenant, émouvant et totalement impliqué nous bouleverse, et pour ce trio d’excellence qui comprenait Palle Danielsson et Martin France (qui nous ont quitté tous les deux l’an passé). Ce qui nous rend cet enregistrement réalisé en 2006 – huit compositions de Taylor plus une de Kenny Wheeler – d’autant plus précieux. Un disque de chevet que j’ai sans cesse envie de réécouter. (Je partage évidemment ce qu’en disait Yves Dorison le 24 février dernier dans ses Nouveautés).
Le pianiste Jean-Sébastien Simonoviez dont nous avons déjà apprécié le jeu très fin à de nombreuses reprises depuis son premier disque avec André Jaume, a réuni un “Borderless 5tet” très asiatique : un saxophoniste vietnamien, un bassiste indonésien et un batteur thaïlandais, véritables jazzmen qui ne sont pas là pour faire de l’exotisme, mais s’inscrivent dans un esprit d’universalité cher au pianiste. Ajoutons-y le saxo ténor danois Jakob Dinesen, déjà entendu à ses côtés. (cf. culturejazz – De partout et d’ailleurs, 31/01/2020). Sept compositions personnelles font entendre un piano qui à la fois survole le groupe, mais s’intègre également parfaitement dans le jeu d’ensemble. Une belle réalisation présentée en format 33 tours que l’amateur écoute avec grand plaisir.[également en numérique ici...]
« Ce nouveau projet [de Bruno Angelini] est placé sous la figure tutélaire de Wayne Shorter » annonce d’emblée la feuille d’information très intéressante – c’est rare, donc à saluer. Neuf pièces lyriques personnelles, toutes dédicacées, bénéficient d’arrangements très subtils qui donnent de l’amplitude au trio. Avec une superbe palette de couleurs, le piano s’avère le catalyseur de deux saxophonistes absolument formidables ; l’une, Angelika Niescier, que nous avons déjà croisée à plusieurs reprises, est une soliste allemande impressionnante (cinq disques chez Intakt), l’autre, Sakina Abdou, d’origine franco-nigérienne, est pour moi une découverte de premier plan, au discours totalement maîtrisé. Un très beau disque.
Retour au solo avec le pianiste américain Russ Lossing à la solide carrière, entendu notamment l’an passé en duo avec le tromboniste Samuel Blaser (cf. culturejazz – 2023 ou 2024, quelle importance #1, 05/02/2024). Sept Inventions improvisées composent ce disque où l’audace et la recherche le disputent à la réflexion et à une certaine sérénité. Ce qui n’empêche pas ce pianiste de 60 ans qui n’est pas spécialiste du solo, mais dont la curiosité l’emmène vers des tas de musiques différentes, de rassembler ses pratiques diverses et d’ouvrir vers de multiples directions. Fort intéressant et passionnant.
Dans une approche très différente, Alexander Hawkins, qui publie son neuvième disque chez Intakt depuis 2017, réunit l’agilité du virtuose au contrôle, le discours foisonnant à la retenue, la résonance parfois grondante à la fluidité, à travers treize Songs condensés entre 3 et 6 minutes que l’on sent longuement élaborés. De quoi en dire beaucoup dans un minimum de temps. Doté d’un gros bagage en classique/contemporain et en jazz de toutes époques, le pianiste anglais traduit son appétit de musique à travers une exubérance qui ne perd jamais de vue l’économie et la respiration. Son premier disque (en solo), “Song Singular”, sur Babel Label, annonçait la couleur. Devenu un pianiste majeur de notre époque, il donne sur son travail un certain nombre d’éléments que traduit Adam Shatz dans le livret. Du très beau piano joué par un musicien investi et exigeant.
(Tous les disques d’Alexander Hawkins ont été passés en revue sur Culturejazz).
Alexander Hawkins admire beaucoup le pianiste américain Craig Taborn que voilà embarqué dans une drôle de chaloupe par les duettistes Elias Semeseder et Christian Lillinger. Au milieu des vagues qui charrient quantité d’inextricable fouillis, il doit, c’est la moindre des choses, ramer avec les autres, mais aussi et surtout donner de la voix et réussir à imposer son jeu, sa musique, dans un contexte qui n’est pas forcément le sien habituellement. C’est ce qui se passe, du moins dans la seconde partie de Signum la suite de 37 minutes qui constitue la pièce principale de leur prestation. Ce troisième volet du cycle “Umbra” que le duo offre à des invités, est en fait le premier à avoir été enregistré. Les amateurs d’improvisation tous azimuts y trouveront leur compte car l’écoute du disque s’avère très excitante.
Voilà un disque bien déroutant. Pourtant, le pianiste polonais Marcin Masecki n’est pas le premier à s’attaquer aux compositions de Thelonious Monk. Mais ses « décalages » ne correspondent pas à ceux du Maître, son jeu, un peu corny, est plus bancal et cassé que décalé, son jeu stride est mécanique. Il prend son temps, mais trouve la note juste. Tandis que son partenaire bien choisi, le clarinettiste-saxophoniste russe Eldar Tsalikov, joue un thème straight (droit), avec un son de bal musette d’avant-guerre ou ne s’écarte pas d’un poil du tempo de valse lancé par son complice. Quant au batteur (polonais également) Jan Pieniazek, il se contente d’observer de loin, se mettant en branle lorsque le trio s’affole ! Tout cela donne une impression de second degré mais pas de trahison. On écoute donc ce disque avec un certain sourire, et l’impression finale d’avoir été un peu mené en bateau. Curieux ne pas s’abstenir..
Après une carrière impressionnante depuis son arrivée à New York en 1984, et qui, de rencontres en partages avec les plus grands, lui a permis de bâtir son œuvre, Myra Melford entre chez Intakt par la grande porte... enfin pourrait-on dire ! Et pour l’occasion, on lui offre des partenaires de choix avec la paire Michael Formanek et Ches Smith. Soit un (simple) trio jazz piano-basse-batterie. Ce disque, qui s’inscrit sous le signe du peintre Cy Twombly, démontre que cette formule musicale, que certains jugent éculée, permet encore et toujours des possibilités d’ouvertures et de recherches qu’on aurait tord de négliger. Dix compositions dont trois duos d’Interludes dessinent une vaste palette où, par exemple, le jeu lumineux du piano est amplifié par le vibraphone aérien, ou au contraire s’affirme avec force et autorité au milieu du jeu d’archet de la contrebasse. On se dit parfois que le jazz (car c’en est) a encore des choses à dire et des propositions à soumettre.
Restons dans la même formule avec le pianiste suédois Mathias Landæus qui publie coup sur coup deux disques avec des trios différents. Le premier nous propose une dizaine de compositions/improvisations collectives où chacun des membres jouit d’une liberté quasi absolue mais avec la conscience de réaliser une œuvre commune et aboutie. Landæus, adepte de l’économie et du silence, bâtit une architecture très aérée autour de groupes de notes, parfois cristallines, disposées parcimonieusement, tandis que la bassiste Nina de Heney déploie un jeu très présent, et le batteur Kresten Osgood un troisième discours fait de cassantes et stimulantes interventions. Une musique de la fraîcheur du petit matin plutôt que de la lourdeur d’une fin de soirée.
Bassiste et batteur laissent la place à Johnny Aman et Cornelia Nilsson, les deux membres du trio régulier de Mathias Landæus qui signe cette fois onze compositions sur treize dans un esprit jazz beaucoup plus prononcé (la plupart des pièces s’appuient sur des tempos réguliers), mais dans le même esprit d’ouverture, du choix de la note posée avec précision, des silences et des brusques cassures qui nous attirent dans un monde « monkien » très présent, y compris dans certaines compositions comme Resilience par exemple.
Si vous voulez découvrir ce pianiste très intéressant, commencez peut-être par ce disque, lequel vous donnera certainement envie d’écouter l’autre, car ils sont parfaitement complémentaires.
Michael Arbenz est un pianiste suisse de formation et pratique classiques passionné par le jazz, son histoire et ses techniques (pianistiques) depuis toujours. Or, on sait qu’il est toujours risqué de mêler ces traditions musicales. Mais Arbenz, qui n’en est pas à sa première expérience, nous propose ici quatre compositions de Duke Ellington parmi les plus intériorisées, et deux variations inspirées par J.-S. Bach, soit une rencontre entre le contrepoint baroque et l’improvisation du jazz. Il conduit ses interprétations avec une grande autorité et une maîtrise absolue du clavier, avec la complicité sans faille du saxophoniste Andy Sheppard qui n’est pas pour rien dans la réussite d’un dialogue de haute musicalité. Sur un tel équilibre, qui associe richesse et dépouillement, on atteint des sommets de beauté. Et c’est incontestablement un disque de jazz.
Il faut avoir vu, à quelques mètres du piano, « l’hénaurme » Cyrus Chestnut triturer avec une incroyable virtuosité les notes de son clavier de ses gros doigts boudinés. Il faut voir et entendre comment il fait rebondir la note avec un swing magistral et beaucoup de subtilité, comment il emmène ses partenaires, comment il enrichit le jeu de chacun. Il nous offre donc une démonstration de ce qu’est le jazz, le grand jazz de tradition afro-américaine, cette musique qui, un jour s’est glissée dans nos viscères et n’en est jamais ressortie… Comment pouvions-nous clore cette revue avec un autre pianiste que lui ? Retournez lire ce qu’a écrit Yves Dorison le 29 avril dernier et partagez, comme moi, son enthousiasme et l’évidence indiscutable du jazz.
Bonus : je pensais finir en point d’orgue avec le maître Cyrus Chestnut. Or, voici qu’arrive in-extremis, un disque de Danny Grissett, un jeune pianiste (de 50 ans !) qui s’inscrit dans la même démarche : l’évidence du black jazz, son enracinement dans une culture, son indifférence aux modes, son intégrité, son authenticité et sa vérité. Huit compositions personnelles (sur dix plages) viennent donc compléter une importante discographie débutée il y a vingt ans, et sans doute pas assez connue par ici – il est également un sideman très demandé. Pour en savoir plus, consultez l’article et l’interview en ligne dans Jazz Hot n°681, automne 2017. Il n’est jamais trop tard pour enrichir ses connaissances, il n’est jamais trop tard pour écouter du beau piano, il n’est jamais trop tard pour vivre avec le jazz !
> Joachim Kühn : “Échappée“ – 2 CD Intakt CD 431
Joachim Kühn (piano solo).
Ibiza, 13-14 décembre 2023 (CD1), 17 mars, 18 & 22 avril 2023 (CD2).
> Éric Plandé Unit : “The Feeling Never Stops” – Unit Records UTR-NR : 5111
Éric Plandé (saxo ténor), Bob Degen (piano), Norbert Dömling (contrebasse), Uli Schiffelholz (batterie).
Francfort, Août 2022.
> Éric Plandé Group : “Between the Lines” – Cristal Records CR CD 0707
Éric Plandé (saxo ténor), Joachim Kühn (piano, saxo alto sur une titre), Jacques Mahieux (batterie), François Verly (percussions), Moïna Erichson (vocal sur 2 titres).
Alhambra Studio, octobre 2006.
> John Taylor : “Close to Mars” – CAM Jazz CAMJ 7980-2
John Taylor (piano), Palle Danielsson (contrebasse), Martin France (batterie).
Bauer Studios, Ludwigsburg (D), octobre 2006.
> Jean-Sébastien Simonoviez : “ Borderless 5tet” – Hâtive JS09
Jean-Sébastien Simonoviez (piano), Quyên Thiên Dâc (saxo soprano), Jakob Dinesen (saxo ténor), Indra Gupta (contrebasse), Pong Nakornchai (batterie).
Bangkok, 30 janvier 2024.
> Bruno Angelini : “Lotus Flowers” – Abalone AB035
Bruno Angelini (piano), Angelika Niescier (saxo alto), Sakina Abdou (saxo ténor).
La Buissonne, Pernes-les-Fontaines, 10-11 juin 2024.
> Russ Lossing : “Inventions” – Songs 002CD
Russ Lossing (piano solo).
Square Water Studios (PA), mai 2023-janvier 2024.
> Alexander Hawkins : “Song Inconditional” – Intakt CD 439
Alexander Hawkins (piano solo).
Cavaliceo (I), 7-8 octobre 2024.
> Stemeseder / Lillinger + Craig Taborn : “Umbra III” – Intakt CD 432
Elias Stemeseder (épinette, electronics), Christian Lillinger (batterie, electronics), Craig Taborn (piano).
Jazz Festival de Saalfelden (AT), 21 août 2021
> Marcin Masecki : “Monk” – BMC CD 344
Marcin Masecki (piano), Eldar Tsalikov (clarinette, saxophone), Jan Pieniazek (batterie). Budapest, 25-26 juillet 2022 (+ 3 solos at home)
> Myra Melford : “Splash” – Intakt CD 436
Myra Melford (piano), Michael Formanek (contrebasse), Ches Smith (batterie, vibraphone).
Hardstutios, Winterthur (CH), 29-30 juillet 2024
> Mathias Landæus : “Dissolving Patterns” – SFÄR CD5
Mathias Landæus (piano), Nina de Heney (contrebasse), Kresten Osgood (batterie).
Studio Epidemin (SE), 13 novembre 2023
> Mathias Landæus : “Resilience” – SFÄR CD6
Mathias Landæus (piano, Suzuki Andes melodica, Fender Rhodes ), Johnny Aman (contrebasse), Cornelia Nilsson (batterie).
Village Recording, Copenhague (DK), 25 novembre 2023-7 novembre 2024
> Michael Arbenz meets Andy Sheppard : “From Bach to Ellington - Live” – Arbenz
Michael Arbenz (piano), Andy Sheppard (saxo ténor).
S Eye Jazz Club, Bâle (CH), 20-21 août 2024
> Cyrus Chestnut : “Rhythm, Melody and Harmony” – HighNote HCD 7359
Cyrus Chestnut (piano), Stacy Dillard (saxos soprano & ténor), Gerald Cannon (contrebasse), Chris Beck (batterie).
Sear Sound, New York, 23 juin 2024
> Danny Grissett Trio : “Travelogue” – Savant Rcords SCD 2220
Danny Grissett (piano), Vicente Archer (contrebasse), Bill Stewart (batterie).
Rudy Van Gelder Studios, Englewood Fields (NJ), 8 ooctobre 2024.
www.intaktrec.ch / Distrart (Clic Musique !) (1,8,9,11)
www.unitrecords.com (2,3)
www.CamJazz.com / L’Autre Distribution (4)
www.simonoviez.com / (5)
www.abalone-productions.com / L’Autre Distribution (6)
www.blasermusic.com / L’Autre Distribution (7)
www.ledisquaire.com / Distribution Socadisc (10)
www.jazzfuel.com (12, 13, 14)
www.jazzdepot.com / Distribution Socadisc (15, 16)