Très actif sur la scène chicagoaine (quand il n’est pas en tournée dans le monde entier !), notamment au sein du DKV Trio (avec Ken Vandermark et Kent Kessler) et à l’occasion chaque année des concerts du solstice d’hiver avec son camarade percussionniste Michael Zerang, Hamid Drake fêtera le 3 août son 70e anniversaire. S’il figure dans plus de 500 albums à ce jour, le premier enregistrement sous son nom a été réalisé en 2005 avec son groupe Bindu pour le label RogueArt.
Outre les musiciens mentionnés dans l’entretien, il a joué et/ou enregistré avec Pharoah Sanders, Herbie Hancock, Archie Shepp, William Parker, Reggie Workman, Yusef Lateef, Wayne Shorter, Bill Laswell, David Murray, Joe Morris, Paolo Angeli, Jim Pepper, Roy Campbell, Michel Portal, Matthew Shipp, Marilyn Crispell, Johnny Dyani, Dewey Redman, Erwan Keravec, Joe McPhee, Adam Rudolph, Joseph Jarman, John Tchicai, Iva Bittová, etc.

On a généralement tendance à croire que vous êtes originaire de Chicago…
Je suis né en 1955 à Monroe, Louisiane, où j’ai très tôt été adopté par ma tante et mon oncle, car ma tante ne pouvait pas avoir d’enfant. Je viens d’une famille de trois frères et d’une sœur cadette, ma mère biologique et ma tante étaient les plus jeunes d’une famille de douze enfants. J’ai donc été élevé par ma tante et mon oncle à Chicago où j’allais à l’école, mais j’ai passé toutes mes vacances d’été en Louisiane jusqu’à l’âge de 18 ans.
Quels souvenirs conservez-vous de la Louisiane ?
Plutôt bons, même si la situation fut confuse pendant un moment. Je ne savais pas qui je devais appeler Maman et Papa, j’ai toujours su que j’avais été adopté, ça n’était pas un mystère, mais pendant un an ou deux je me suis senti un peu mal à l’aise. Puis j’ai commencé à appeler mon père Oncle Little Joe et ma mère biologique Tante Ether, et mes parents qui m’ont adopté je les appelais Maman et Papa et c’était très bien comme ça. Ma mère m’a donné à sa sœur afin qu’elle ait un enfant à élever, c’était une pratique très courante, spécialement dans le Sud dans les communautés blanche et noire, ça forme une sorte de famille étendue, peut-être que ça remonte à une tradition africaine.

Très tôt à Chicago, votre famille est venue vivre dans le voisinage de celle du saxophoniste Fred Anderson…
Ma mère — ma tante qui m’a élevé — était très amie avec la mère de Fred, bien que cette dernière fût beaucoup plus âgée. Nous venons tous de la même ville de Louisiane, comme moi Fred est originaire de Monroe. Quand mes parents ont déménagé pour la région de Chicago, nous avons d’abord habité à Waukegan, Illinois, puis nous avons déménagé pour Evanstone où habitait la famille de Fred avec laquelle nous avons partagé une maison pendant quelques années, avant de finalement déménager de l’autre coté de la rue.
Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans la musique ?
J’ai commencé à l’école primaire à l’âge de dix ans environ, je voulais jouer du trombone mais il n’y en avait plus de disponible à l’école et comme je voulais absolument faire partie de l’orchestre, j’ai partagé avec quelqu’un d’autre la caisse claire et la grosse caisse de l’orchestre, puis mes parents m’ont acheté une batterie. Je ne connaissais rien au jazz, je m’intéressais plus à ce que j’entendais à la radio, à la musique que mes copains écoutaient tous, le funk et le r’n’b, je voulais apprendre à faire des roulements comme le batteur de James Brown.
Dans quelles circonstances êtes-vous entré en contact avec l’AACM à Chicago ?
Par l’intermédiaire de Fred Anderson. L’une des choses dont je me souviens lorsque nous partagions la maison avec Fred (qui avait une vingtaine d’années, NDLR), c’est qu’il passait beaucoup de temps à répéter au sous-sol, l’autre c’est que de nombreux musiciens venaient répéter avec lui : Joseph Jarman, Steve McCall et d’autres beaucoup moins connus comme les batteurs Arthur Reed et Vernon Thomas, le trompettiste Billy Bernfield… C’était l’époque où l’AACM était en train de se constituer, j’ai réalisé plus tard que c’était ces musiciens qui venaient répéter avec Fred. Puis en 1973-74, Fred m’a demandé de faire partie de l’un de ses groupes composé de George Lewis, Douglas Ewart et Felix Blackman, qui étaient tous membres de l’AACM, moi je n’ai rejoint formellement l’association qu’il y a cinq ans.
Ce groupe de Fred Anderson est-il le premier avec lequel vous vous êtes produit ?
Oh non, j’ai commencé à jouer dans des groupes de rock, de funk, de r’n’b et de blues, le jazz est venu plus tard… J’ai fait partie d’un groupe de jazz rock dont les membres s’intéressaient à des gens comme Coltrane, j’ai écouté Elvin Jones et ça m’a beaucoup plu. Puis je suis allé à reculons, j’ai écouté Charlier Parker et Kenny Clarke, puis Max Roach, mais ce n’est que quand Fred m’a fait écouter Ed Blackwell jouer la musique d’Ornette Coleman et Don Cherry que la route s’est véritablement ouverte, j’ai senti qu’il y avait là quelque chose que je devais absolument aller explorer. Quand j’ai rejoint le groupe de Fred en 1973-74, après une ou deux répétitions il m’a dit : il y a un batteur qui devrait t’intéresser, je vois des similarités entre son jeu et le tien, tu devrais vraiment l’écouter, il s’appelle Ed Blackwell. Auparavant, j’écoutais des batteurs funk comme Bernard Purdie et comme Zigaboo. Mais quand Fred m’a fait écouter Ed Blackwell, un autre monde s’est ouvert à moi. Avant ça, j’avais étudié la percussion africaine et la percussion traditionnelle indienne, c’est lui qui m’a indiqué que je pouvais prendre ces rythmes traditionnels et les appliquer à un contexte jazz.

Avez-vous rencontré Ed Blackwell ?
Oui et j’ai également étudié avec lui, nous sommes devenus de bons amis, c’est Don Cherry qui m’a présenté à Blackwell quand j’ai joué avec lui pour la première fois en 1978.
A Chicago, avez-vous travaillé avec des musiciens de générations précédentes, comme Von Freeman ?
Oui j’ai rencontré Von par l’intermédiaire de Fred, George Lewis et Douglas Ewart, j’ai pris conscience de l’importance de gens comme Von Freeman, de son frère George Freeman et de la tradition qu’ils détiennent. J’ai joué une paire de fois avec Von, nous avons fait un très beau concert au club The Empty Bottle à Chicago il y a dix ou quinze ans en trio avec Harrison Bankhead, nous avons joué des standards mais comme il n’y avait pas de piano pour accompagner, Von est parti explorer d’autres territoires musicaux, c’était merveilleux. Il m’arrive d’aller dans les clubs à Chicago écouter de grands batteurs bebop, comme Wilbur Campbell par exemple, j’écoute et j’apprends toujours.
Comment avez-vous croisé Don Cherry ?
En 1977, nous avions constitué le groupe Mandigo Griot Society avec le percussionniste Adam Rudolph, le joueur de kora et griot gambien Foday Musa Suso, le bassiste Joe Thomas et nous nous sommes beaucoup produits autour de Chicago. Un jour, Bruce Kaplan du label Flying Fish, qui venait nous écouter tous les vendredis dans un club, nous a demandé si nous accepterions de faire un disque sur son label. Nous avons accepté à condition d’inclure quelqu’un de très connu et de très au fait de ce qu’on appelait alors la world music, ajoutant que Don Cherry serait la personne idéale. C’est comme ça que nous avons contacté Don, lui avons envoyé un ticket d’avion pour venir de Suède à Chicago, nous avons fait l’enregistrement, puis il m’a invité moi et ma famille de l’époque à venir passer un moment avec lui et sa famille en Suède. Nous sommes donc partis avec mon ex-femme, mes deux filles pour la Suède où nous sommes restés avec Don pendant plusieurs mois. De nombreux musiciens venaient nous rendre visite, comme Trilok Gurtu, Doudou Gouirand et évidemment beaucoup de musiciens suédois. C’est comme ça que la relation musicale avec Don s’est développée à un niveau beaucoup plus intime. Au cours de l’été 1978, nous avons joué au Théâtre d’Anthony, dans la banlieue parisienne, avec Don Cherry, Charlie Haden, Doudou, Trilok Gurtu, le magicien Abdoul Alafrez et un autre joueur de tabla, Latif Khan. Ce fut donc mon premier concert avec Don Cherry. Puis il a continué de m’appeler pour jouer avec lui, nous avons tourné en Europe et en Afrique de l’ouest en compagnie de Jim Pepper, puis au sein de différents groupes, comme Multi Kuti… Puis quand Blackwell est mort, il m’a demandé de le remplacer dans son groupe de l’époque, Nu Now, avec Carlos Ward et Bob Stewart.
C’est donc au contact de Don Cherry et de musiciens de l’AACM que vous avez été amené à pratiquer l’improvisation libre ?
Il y en avait aussi dans certaines situations de jazz rock, à l’époque l’influence de John Coltrane, Albert Ayler et Ornette Coleman s’étendait même chez certains musiciens de jazz rock, ces idées-là germaient dans la musique. Il y a beaucoup d’improvisation dans les concerts de rock, c’est différent du jazz mais c’est là. Donc, oui j’ai été exposé à de la musique plus librement improvisée à l’époque, mais j’étais habitué à davantage de groove et de trucs r’n’b, il a fallu que je trouve le moyen de jouer autre chose qu’une pulsation métronomique…
Et ça n’a pas été facile au début ?
Non pas du tout, je me suis démené comme un beau diable parce que je n’avais aucun point de référence, je ne savais vraiment pas quoi faire. Quand je jouais du jazz, je jouais cha-ba-da cha-ba-da, mais si je supprimais ça, où pouvais-je aller ?
Ça a pris combien de temps pour que ça devienne confortable ?
Ce fut très long, mais je me suis dit que je devais réorienter mes priorités. Je suis allé écouter d’autres batteurs comme Rashied Ali par exemple, ou comme Sunny Murray, il y avait aussi des batteurs à Chicago, comme Steve McCall qui m’a beaucoup inspiré et m’a beaucoup soutenu et encouragé, comme Drasheer Kalid et d’autres que je pouvais aller voir pour essayer de comprendre ce qu’ils faisaient. Je me disais : comment peut-il jouer sans pulsation permanente ? Et j’ai commencé à comprendre, je regardais ce que faisait la charleston, je me suis mis à écouter Tony Williams sur disque à l’époque où il se libérait un peu, et les choses ont commencé à se mettre en place. Chez moi j’ai commencé à travailler dans ce sens, je partais avec une pulsation dans la tête, avec un swing rapide, et je jouais free autour, je jouais contre, et c’est graduellement que je me suis habitué à jouer de cette manière.

Alors que Blackwell, lui, avait toujours une pulsation…
Toujours, ce n’était pas un batteur free, pas de cette manière. Je le respecte pour la puissance de son swing et aussi pour sa manière d’ajouter différents rythmes, des rythmes africains, dans son jeu. Je trouve que Billy Higgins s’est ouvert davantage, mais chez Blackwell, c’était toujours présent, toujours, même dans ses enregistrements en duo avec Don Cherry. Clifford Jarvis est un autre batteur qui m’a fasciné car il a exploré les deux mondes, c’était un batteur de jazz et de swing qui venait de la tradition de Tony Williams et Philly Joe, mais qui jouait free aussi. Puis je suis allé écouter des batteurs comme Joe Chambers qui empilait différentes armatures rythmiques, c’est en l’écoutant que je me suis dit que je pouvais utiliser des rythmes indiens dans la musique et les associer à des rythmes africains et trouver un moyen pour que ça ait du sens. Donc, pour jouer free, il a fallu que je dépasse certaines de mes limitations et de ma peur, il a fallu me jeter à l’eau et nager. Je ne connaissais rien à cette musique, j’étais un jeunot. Puis un autre porte s’est ouverte quand j’ai commencé à jouer avec des musiciens européens comme Peter Brötzmann, avec qui j’ai appris énormément de choses.


Comment s’est faite votre rencontre avec Brötzmann ?
C’était en 1987, il était en tournée au Canada avec le pianiste Ulrich Gumpert qui ne pouvait pas entrer aux Usa pour des histoires de visa. Il appelé le promoteur du concert prévu à Chicago pour lui demander de trouver un batteur de remplacement. Je suis arrivé dans la salle dans l’après-midi, nous avons monté le matos, nous avons joué et ça a marché ! Après notre concert du soir, j’avais un autre concert de reggae et il est venu écouter, voilà comment ça a débuté. Puis, l’année suivante, nous avons fait un autre concert en duo, sa relation avec Chicago a commencé à ce moment-là. Il aimait Chicago, il a rencontré des tas de musiciens qui voulaient jouer avec lui et qui étaient des fans depuis longtemps, il y avait un public pour lui. Nous avons fait l’album “The dried rat-dog“ en duo pour OkkaDisk et un de ses amis à Wuppertal, Uli Armbruster, eut l’idée d’inviter un groupe qui allait devenir Die Like A Dog, c’était la première fois que William [Parker], Peter, [Toshinori] Kondo et moi jouions ensemble en quartet. Jouer avec Peter m’a aidé à modeler certaines choses dans mon jeu. Quand nous avons commencé à jouer en duo, sans bassiste ni autre souffleur, j’ai rapidement découvert que tout ce que j’essayais de faire avec des rythmes différents, jouant le tempo et jouant free, je pouvais appliquer tout ça avec Peter, il jouait par dessus et faisait son truc, je pouvais jouer avec les espaces, jouer minimaliste, funk, blues, reggae, peu importe, il était là.

Et vous savez certainement que, de son coté, votre rencontre fut également très importante ?
Oui, j’ai senti que j’ai eu un rôle positif sur lui, je crois que ce fut important pour nous deux. Même si nous jouons un peu moins souvent ensemble aujourd’hui pour des problèmes de calendrier, nous sommes encore des amis. De plus, Peter fut vraiment l’un de ceux qui m’a fait découvrir la scène de musique improvisée européenne, grâce à lui j’ai rencontré Irène [Schweizer], Paul Lovens, [Alexander von] Schlippenbach, Johannes Bauer, Conny Bauer, [Peter] Kowald, Axel Dörner, Rüdiger Carl, Werner Lüdi, tant de gens, Han Bennink, Fred Van Hove, Misha [Mengelberg], c’est à travers mes associations avec Peter que j’ai rencontré tous ces types.

Précisément, en tant que batteur africain-américain, que pensez-vous de l’esthétique de percussionnistes européens comme Paul Lovens ou Paul Lytton ?
La plupart des batteurs africains-américains qui font de la musique improvisée viennent d’une fondation jazz très solide, alors que les percussionnistes européens ont essayé de trouver quelque chose de différent qui n’était pas forcément associé au jazz. J’ai entendu Peter dire un jour quelque chose que j’ai trouvé très profond. Il disait que quand il a grandi en Allemagne après la Seconde guerre mondiale, sa génération a souffert d’un lourd complexe de culpabilité, à cause de la guerre et des nazis, et que, arrivant à l’âge adulte en étant plasticien puis musicien, c’était important pour lui de rejeter les choses pour essayer de créer du neuf. Je pense que c’est ce qui s’est passé avec des percussionnistes comme Paul Lovens ou Paul Lytton, Han Bennink est encore une autre histoire. Je comprends très bien, particulièrement les Allemands, les musiciens de cette génération qui, comme Kowald, en jouant de la musique improvisée, cherchaient quelque chose d’autre et ont découvert des choses vraiment incroyables, une manière de travailler avec l’espace et la texture et la couleur un peu comme des plasticiens, une très large palette qui n’avait pas nécessairement de rapport avec le tempo ou une pulsation particulière.
Vous avez transformé votre nom, votre premier prénom était Hank…
Mon nom de naissance est Henry Lawrence Drake mais on ne m’a jamais appelé Henry, tout le monde m’appelait Hank, c’était mon surnom. En fait, c’est la mère de mes deux filles qui a changé mon nom de Hank en Hamid, parce que nous étudiions tous les deux la tradition soufi à l’époque.
Quel effet cela vous fait-il d’être aujourd’hui l’un des batteurs de jazz et de musique improvisée les plus populaires ?
Je ne sais pas, ça peut être moi aujourd’hui et quelqu’un d’autre demain. J’apprécie beaucoup que tous mes amis et les gens ici aiment ce que je fais dans la musique, mais je sais aussi que les choses sont toujours en train de changer, ce qui est bien car ça laisse à d’autres la possibilité d’être appréciés. Je suis reconnaissant, ça aide…

On a parlé, il y a une dizaine d’années, d’une renaissance du jazz à Chicago. Qu’en est-il aujourd’hui, selon vous ?
Je pense que c’est encore le cas. Il y a tout une autre équipe de jeunes musiciens de vingt ou vingt-cinq ans qui viennent au Velvet Lounge par exemple suivre les enseignements de Fred Anderson et d’autres. Des gens comme Greg Ward (as), Isaiah Spencer (dm), Corey Wilkes (tp) qui joue également avec l’Art Ensemble, etc. Ces musiciens sont vraiment très bons, Nicole Mitchell (fl) est un peu plus âgée mais elle en fait partie, ils prennent le meilleur des deux mondes du bebop et de la musique plus improvisée et rassemblent tout ça. On commence à entendre parler d’eux, ce qui montre qu’il y a une continuité dans la lignée à Chicago — à la différence de New York — où les musiciens plus âgés éduquent et aident les plus jeunes à continuer et à aller plus loin. Ce sont d’excellents musiciens qui respectent ce qui s’est passé avant eux et qui savent aussi que ce n’est pas une fin en soi, tout un noyau de musiciens qui font quelque chose de provocant, d’ouvert et d’intéressant. Nous avons toujours été à l’ombre de New York, mais à Chicago il y a toujours eu des endroits où les musiciens peuvent jouer, toujours.
Propos recueillis et photographies : © Gérard Rouy