Après un double AVC qui l’a privé de sa main gauche en 2018, Keith Jarrett ne pouvait évidemment plus jamais jouer de piano. Le 8 mai dernier, il célébrait son 80e anniversaire avec sa famille au Deerhead Inn Jazz Club. Il m’apparaît donc opportun de publier les trois entretiens (en 1974, 1989, 1996) que le pianiste avait accepté de m’accorder, à Juan-les-Pins.
Dans cet entretien, il parle de ses enregistrements de musique classique, de son aversion pour les instruments électroniques, de sa participation au groupe d’Art Blakey, de Miles Davis...
Au festival de Juan-les-Pins, vous avez été fait chevalier des Arts et Lettres par le Ministre de la Culture français. Que pensez-vous de ce type de récompense ?
İl y a deux façons de voir les choses, la première étant que j’accepte toutes les récompenses car toute reconnaissance publique d’un effort privé est une bonne chose. Mais la manière dont cette reconnaissance est présentée se base toujours sur un timing politique — s’il devait y avoir une année oủ je pourrais recevoir le prix Nobel, ce ne serait pas celle-ci ! En d’autres termes, la reconnaissance n’arrive jamais au bon moment, j’ai donc des sentiments partagés.
Quelle distinction faites-vous entre votre carrière de jazzman et votre travail dans le domaine classique ?
La distinction tient à la musique elle-même et au rôle que le musicien joue dans ces deux voies musicales. Elles ne devraient pas tellement séparées, mais depuis la période baroque c’est le compositeur qui a pris le rôle du musicien, tandis que le type qui joue la musique en est l’interprète. Pour moi, un musicien ne peut pas être seulement un « interprète », et même le plus grand interprète ne sera jamais vraiment un musicien, ce qui fait que l’auditeur de jazz essaie d’écouter ce que le musicien joue alors que l’auditeur classique (qui connait probablement déjà les œuvres qu’il écoute) veut savoir comment il joue, si cet interprète a une nouvelle manière de révéler la musique ou non. Chacun de ces auditeurs n’appréhende qu’une partie de la musique et jamais la totalité. Or si on pouvait rassembler ces deux publics pour n’en faire qu’un, on aurait un auditeur idéal, ou alors prenons quelqu’un qui n’a jamais rien entendu.

Souhaiteriez-vous avoir le même public qui vous suive quand vous jouez du jazz et du classique, ou préférez-vous des publics distincts ?
Si on parle de la différence entre ce que j’ai joué ici, c’est-à-dire des standards en solo, et un concert classique, je préférerais ne pas avoir le même public, mais si nous parlons d’autres choses que je fais, il serait peut-être possible que le public puisse circuler, même si les auditeurs de jazz ne sont pas très bons pour faire la traversée, ni d’ailleurs les auditeurs de classique. Oui, peut-être que dans l’avenir j’aimerais avoir le même public.
Connaissez-vous d’autres musiciens capables de jouer ainsi différents types de musiques ?
Pas dans le sens où j’en parle, car ce qui se passe le plus souvent, c’est qu’ils viennent d’un domaine et font autre chose. Je ne viens jamais d’une chose, je vais toujours vers l’autre chose, i’y reste pendant un moment et je la fais. Des musiciens ont essayé, avec succès au niveau technique, de toucher à différents domaines mais sans vraiment appartenir au monde de cette musique et en apportant leur autre personnalité. C’est aussi simple que ça : si vous avez en vous une graine pour quelque chose, vous pouvez essayer, sinon vous ne devriez jamais vous en approcher, ce serait comme porter des vêtements qui ne vous vont pas. Et ça ne fonctionne pas dans I’autre sens non plus. Friedrich Gulda est le parfait exemple d’un merveilleux musicien classique qui n’aurait jamais dû essayer de jouer du jazz, qui ne devrait jamais essayer d’improviser, car ce n’est pas de là qu’il vient…

Vous avez enregistré des extraits du Clavier Bien Tempéré et les Variations Goldberg de Bach. Avez-vous l’intention d’enregistrer d’autres œuvres de Bach ou d’autres compositeurs classiques ?
Il y a des projets de disques : du Haendel avec la flûtiste Mikau Patri, du Bach avec l’altiste Kim Kashishian et le deuxième livre du Clavier Bien Tempéré au clavecin.
Quand vous êtes sur le point d’enregistrer, Manfred Eicher, le producteur d’Ecm, vous fait-il des suggestions ?
Parfois, mais pas souvent. J’ai déjà beaucoup de choses en tête, il y a donc peu de chances pour ses suggestions. Mais ça fonctionne dans les deux sens.

Vous étiez déjà venu à Juan-les-Pins il y a vingt-trois ans. Comment considérez-vous l’évolution du jazz pendant ce laps de temps ?
Si on parle du jazz des vingt dernières années, je dirai qu’il a été sérieusement endommagé par les instruments électroniques. Dans le jazz, dire ce qu’on pense, ce qu’on entend, quand on est un improvisateur implique une lutte : il s’agit d’essayer de faire sortir ce qu’on entend, et si l’on trouve des instruments qui rendent la lutte physiquement plus facile, cela aura un effet sur chacun des autres aspects de la lutte — si on dispose d’un contrôle du volume, ça signifie qu’on sera entendu quelle que soit la puissance du batteur. Or le jazz concerne des gens qui cherchent un moyen de jouer ensemble et non d’avoir des instruments dont on peut augmenter ou baisser le volume. Et puis il y a la touche personnelle du musicien, son souffle dans I’instrument, et quand on condense tout ça dans des câbles et qu’on le fait sortir d’un haut-parleur, c’est fini —pour moi c’est fini dès que ça passe dans un câble. D’autre part, à cause de ces mêmes instruments, la fusion et ces stupides affluents du jazz se sont séparés du jazz. Ce que fait Dave Grusin, par exemple, est supposé être du jazz, certains pensent que c’en est, mais il n’y a rien de personnel dans ce qui se passe quand on a écouté la musique, il n’y a rien de plus qu’au début. Or le jazz est supposé communiquer quelque chose de plus.
Aussi n’avez-vous jamais joué de synthétiseur ?
C’est une des raisons. Le synthétiseur est un gros jouet, et je me demande pourquoi nous avons besoin de ça. Mais je crois que le monde va à l’envers, tout est chamboulé. Et si je demande : « Pourquoi avons-nous besoin de ça ? », on va me répondre : « Parce que ça existe ! » C’est comme si on disait qu’on doit utiliser la bombe puisqu’elle a été inventée.
Vous avez dit récemment que votre orchestre idéal serait un groupe de gamins n’ayant jamais utilisé un instrument auparavant...
Nous sommes en France et depuis le temps que je joue dans ce pays, je suis un peu au courant de ce qui s’y passe ici. La dernière chose qu’un Français veuille être, c’est naïf. En France, les gens font plus d’efforts que dans n’importe quel autre pays pour être apparemment au courant de différentes sortes de choses, et je crois que cet orchestre idéal ne pourrait jamais exister dans un pays comme celui-ci car il n’utilise pas de mots ni de connaissances de type normal… La musique ne vient de rien. On me demande parfois qui m’a influencé, je pourrais citer des écrivains, des philosophes, des architectes, pas forcément des musiciens. La musique ne vient pas de la musique, le son originel ne venait de rien, et si on pense ainsi, on voit ce que je veux dire par « groupe idéal ». Si on dispose d’espace et de silence pour des gens, il y a des choses qu’ils peuvent essayer de faire et ils trouveront vite un son, ils ne devront pas jouer des phrases, des idées ou des notes, le son sera suffisant. J’ai souvent joué avec des gens qui ne savaient pas jouer. Quand mes enfants étaient plus jeunes et quand des amis venaient, on faisait de la musique avec des percussions et des petites flůtes. On ne peut pas obtenir ce type de spontanéité avec des musiciens bien informés, sauf s’ils travaillent vraiment dur pour rester purs. Quand ils entendent ce concept, les gens pensent immédiatement que je serai le leader ou que je leur dirai quoi faire. Or quand quelqu’un ne sait rien faire, il ne peut même pas suivre, et c’est ça qui est bien.

Depuis « Restoration Ruin », on ne vous a plus entendu chanter...
J’ai cessé de croire dans les mots qui accompagnent la musique. Utiliser des mots avec la musique est une faiblesse, je les utilise maintenant mais plus avec la musique.
On a dit que pour votre trio de standards vous aviez d’abord pensé à Paul Motian comme batteur…
Non, Manfred et moi avions l’idée d’enregistrer un album de standards, ç’aurait pu être en solo, puis nous avons pensé à Jack (DeJohnette) et Gary (Peacock). Ça n’a pas commencé avec Paul. Je sais d’où vous tenez cela, il aurait refusé, etc., mais ce sont des conneries…
Il nous a d’ailleurs confirmé récemment (Jazz Magazine n° 381) que ce n’était pas vrai…
S’il s’agit du même magazine anglais, je n’ai jamais lu tant de mensonges, de choses complètement fabriquées. Manfred m’avait appelé à ce sujet pour savoir si nous devions leur envoyer un démenti. Nous avons écrit une réponse que nous ne leur avons finalement pas envoyée.

Comment avez-vous rencontré Art Blakey en 1965 et comment vous êtes-vous séparés ?
Je participais à une jam session du lundi soir au Village Vanguard et il était dans la salle. En fait, c’était la première fois que je jouais, j’étais là depuis des mois et on ne me laissait jamais jouer car on ne savait pas qui j’étais. J’avais rencontré un ténor que je connaissais de Boston et qui allait jouer, il n’avait ni bassiste ni pianiste et je lui ai dit : « Pas de problème, je jouerai des lignes de basse », et Art était là. J’ai quitté les Messengers parce que Charles Lloyd m’avait déjà contacté, j’attendais le bon moment pour le faire et c’est arrivé à cause du manager de Blakey — ça n’avait rien à voir avec Blakey ou avec la musique, mais avec ce manager, je ne pouvais plus le supporter.
Savez-vous ce qu’est devenu Frank Mitchell, ce ténor des Messengers à l’époque ?
Je crois qu’il est mort d’une overdose ou de quelque chose de ce genre. C’était un bon soliste, il aurait pu être meilleur...
Quelle relation y a-t-il entre votre musique et vos mouvements devant le clavier ? Est-ce ce que Cecil Taylor appelle de la danse ?
Si Cecil appelle ça de la danse, c’est qu’il voit ça comme quelche chose d’autonome. Ce n’est pas du tout le cas pour moi. Je ne sais même pas quand ça a commencé. Tout ce que je sais, c’est que le fais même quand je ne le veux pas. Cecil appelle ça une danse parce qu’il doit être capable de ne pas danser, je n’apelle pas ça « danse » car je ne peux pas m’en empêcher. C’est quelque chose que la musique demande d’une certaine façon. Il y eut une période où je n’aurais pas dû « danser » car j’avais des problèmes de dos, mais rien n’y fait. Je perds mon bon sens quand je joue !
Même en jouant du classique ?
Non, en fait ce fut problématique au début car je tapais du pied, ce qui ne convient pas pour un disque de Bartok. Il m’a fallu un certain temps pour dépasser ça, maintenant je ne bouge plus du tout. Un jour que je jouais du Mozart avec un orchestre, le premier violon m’a dit : « Je pensais que vous vous leviez tout le temps en jouant. Pourquoi ne vous levez-vous pas ? Quelque chose ne va pas ? »…

Que craignez-vous le plus pour votre musique : être enfermé dans une catégorie ou être mal compris ?
Je pense que le musique ne peut pas être « mal comprise » : on ne la comprend pas ou on la comprend — si elle est mal comprise, c’est qu’on ne l’entend pas, et si on l’entend, on n’a pas le choix. Gary Peacock et moi discutons souvent car nous avons eu tous deux des élèves, et nous nous demandions commment dire à quelqu’un si ça swingue ou non, si c’est bon ou non, et nous finissons toujours par leur dire d’écouter ! Je n’ai pas peur d’être rangé dans un tiroir, j’aurais putôt peur de commencer moi-même à classer les choses, tout le monde aime les étiquettes, on aime donner un nom aux choses mais on continuera à les aimer, ce n’est donc pas à craindre, c’est seulement dommage. Je vois des gens à des concerts qui aiment quelque chose que je joue, puis je joue quelque chose de différent et ils se demandent comment il est possibile que ce musicien puisse jouer une chose qu’ils aiment tant et une autre qu’ils n’aiment pas du tout, mais ce n’est pas mon probllème c’est le leur… Ma plus grande crainte serait que je poursuive ma carrière et qu’il ne reste plus de musique à jouer, c’est ce qu’il y a pire en art : continuer à faire quelque chose et n’avoir plus à dire. Je me souviens de Luis Buňuel qui venait de faire un film, il était déjà très vieux et disait : « Ceci est mon dernier film ! », je pensais que c’était fantastique pour un artiste de dire ça, que peut-être il savait quelque chose, il savait qu’il ne devait plus faire d’autres films. Puis le temps passa et il fit un autre film qui n’était pas très bon et je me dis : « Quel dommage, c’est toujours la même chose… » mais le film suivant était l’un de ses meilleurs, on ne peut jamis avoir… Un musicien commence par avoir une image, puis il est reconnu, puis il ne fait plus la distinction entre l’idée que se font les autres de lui-même et la sienne, il la perd. Or la première chose, c’est qu’il doit d’abord sonner comme lui-même. C’est pour moi le plus grave maltentendu dans l’art entre musiciens et public. Si un artiste continue à vivre et percevoir les choses, il ne se copiera jamais lui-même, il sera lui-même naturellement. Miles a toujours sonné comme Miles et pourtant il ne joue jamais la même chose. La plupart des gens pensent : « Je ne vais pas écouter Untel parce que je sais comment il a jouer. » Ma peur serait de devenir comme ça et de ne pas le savoir.
Photographies et propos recueillis : © Gérard Rouy