D. Reece, S. Lacy, Revolutionary Ensemble, L. Smith, D. Jones, Empty Cage, S. Domancich, A. Braxton & J. Léandre, Trio Passeurs, A. Jaume & A. Soler... en onze disques !
Des ennuis de santé (visuels, pas auditifs !) ne me permettent pas de chroniquer plus en détail un certain nombre de disques remarquables que j’ai écoutés ces derniers temps. Je vais donc essayer de les passer en revue suivant un fil conducteur qui nous fera effectuer quelques allers-retours entre les Etats-Unis et la France, avec les rencontres qui en ont résulté. Trois rééditions pour commencer.
Le trompettiste jamaïcain Dizzy Reece, qui vécut en Europe dans les années 50, revint sur le Vieux Continent en 1968 avec le big band de Dizzy Gillespie.
Gérard Terronès le fit jouer avec l’une des rythmiques les plus disponibles de l’époque, et profita du passage de John Gilmore à Paris avec Sun Ra, pour l’enregistrer avec le groupe. Idée excellente, car on entendait trop peu ce grand saxophoniste en dehors de l’Arkestra. Tout au long des quatre pièces qui s’enchaînent suivant une progression continue, il s’insère parfaitement dans le jeu collectif que conduit le trompettiste avec autorité. Dans un espace très libre et ouvert, les solos et dialogues relancent sans cesse l’ensemble. Un disque formidable passé un peu inaperçu à l’époque et qui mérite une (ré)écoute attentive, il n’a pas vieilli d’un poil.
Le disque de Steve Lacy est également précieux à plus d’un titre, car il s’agit du seul à présenter son premier quintette parisien. Le trompettiste Ambrose Jackson, passé à Paris avec Otis Redding en 1966, et le batteur Jerome Cooper, venu avec Roland Kirk en 1970, allaient en effet bientôt laisser leur place à Steve Potts et à Noel McGhie ; la couleur d’ensemble en serait modifiée. On découvre ici, dans un mélange d’audace et d’équilibre, des thèmes que Lacy reprendra et retravaillera plus tard.
À peine reparti en Amérique, Jerome Cooper fondait avec le contrebassiste Sirone et le violoniste Leroy Jenkins (qui quittait Paris lui aussi), le Revolutionary Ensemble, trio singulier qui enregistra son premier disque pour ESP « Vietnam », en deux parties très différentes qui permettent d’apprécier les interactions complexes entre les trois musiciens, sans parler de leur jeu novateur.
Comme Leroy Jenkins, Leo Smith était arrivé en France en 1969 avec Anthony Braxton. Trente-sept ans plus tard, il nous présente, avec deux enregistrements, une musique à la fois ouverte et pensée, où les problèmes se résolvent dans l’écoute et l’implication de chacun.
Les musiques s’installent sur des rythmes souvent binaires, parfois souples et élastiques, parfois plus bruts et marqués. Le second disque, qui voit évoluer trois (et parfois quatre) guitaristes, évoque le Miles Davis des débuts électriques, et le jeu de trompette, très différent, ne le cède en rien dans la qualité et la beauté de la sonorité. Simplicité et raffinement, un double CD superbe.
Une petite pause dans nos voyages pour recommander l’excellent disque du trio de Darius Jones, aux musiques denses, tendues et lyriques totalement en phase avec notre époque. Preuve qu’une certaine “idée du jazz“ perdure chez des musiciens d’une autre génération.
Nous avions dit grand bien de l’Empty Cage Quartet dans notre article sur le label Clean Feed (21/06/2008). Ces quatre musiciens de Seattle, proches justement de Leo Smith, rencontrent deux Français, Aurélien Besnard et Patrice Soletti, dans un disque parfaitement structuré et varié, aux alliages sonores “forts et raffinés“. Les compositions, finement élaborées et travaillées, permettent aux solos, échanges et combinaisons diverses, d’exprimer au mieux leur pertinence.
Depuis plus de quarante ans, Gérard Terronès concocte toujours, avec les mêmes audace et lucidité, de riches rencontres “transatlantiques“ qui permettent les confrontations et les échanges.
Ainsi l’association subtile et réussie de la pianiste Sophia Domancich avec une paire rythmique, William Parker et Hamid Drake, qu’on ne présente plus (et qui autrefois aurait fait la “une“ des revues et radios quand celles-ci s’intéressaient encore aux musiciens afro-américains). Convergence d’esprit, de cultures, d’affinités sur des thèmes choisis qui permettent toutes les aventures possibles lorsque l’on est prêt à relever le défi de l’enregistrement en public, dont il faut parfois rappeler les bienfaits (Christian Ducasse ne me démentira pas).
C’est également live qu’Anthony Braxton et Joëlle Léandre se rencontrent en un fulgurant duo improvisé, où la dynamique, l’inventivité, la densité, la richesse des discours, la variété des climats, emplissent ce long concert sans temps morts ni redites, ce qui s’avère être d’une extrême rareté dans ce genre d’exercice sans filet. Le saxophoniste, quarante ans après sa venue à Paris avec ses amis de l’AACM (voir plus haut), n’a jamais perdu ses époustouflantes qualités d’improvisateur.
Et celles de Joëlle Léandre ne sont plus à prouver non plus, malgré, ou grâce à, la multitude d’enregistrements spontanés qui ponctuent désormais son activité musicale. Et son jeu stimule aussi bien Braxton que Raymond Boni, toujours attentif et imprévu dans ses fulgurances, et la saxophoniste Maguelone Vidal, qui ne possède sans doute pas la même expérience mais se montre à la hauteur de ses partenaires. Écoute réciproque, vrai son d’ensemble, désir de sortir des sentiers battus… de l’improvisation libre — et il y en a ! — par la recherche de sonorités, de phrasés, de textures, de climats, de contrastes.
Autre jeune saxophoniste, Véronique Magdelenat est épaulée, dans le Trio Passeurs, par deux musiciens chevronnés qui n’ont jamais perdu de vue l’héritage afro-américain, ce qui ne les a pas empêché de “se réaliser“. Discours volontairement haché, parfois hésitant, parfois répétitif, aux phrases brèves, parfois développé presque du “bout des lèvres“, voilà une musicienne à la recherche d’une voie/voix originale, et cela mérite d’être souligné, et entendu surtout.
Sur un terrain totalement différent, André Jaume et Alain Soler, complices de longue date, se sont choisi un répertoire d’hymnes qui leur sont culturellement proches (catalans, italien, corse…).
Mais ils ont eu aussi l’envie, la volonté et l’humilité de se confronter à ceux qui font partie de l’histoire du peuple afro-américain, comme Amazing Grace ou Life Every Voice And Sing, l’hymne “officieux“ des Noirs depuis plus d’un siècle. À la force, la présence, le “son“ et le chant du saxophoniste, répondent les nappes sonores ou les notes résonnantes et bluesy du guitariste et orfèvre de l’électricité, dans une symbiose et un élan puissants, facteurs d’adhésion, de joie et de fraternité, où les airs anciens, qu’on croirait désuets et éculés, renaissent et retrouvent leur signification et une actualité étonnante. Un disque magnifique.
__4__
> Dizzy Reece : « From In to Out » - Futura GER 16 - distribution Disques Futura & Marge et Socadisc
Dizzy Reece (tp), John Gilmore (ts), Siegfried Kessler (p), Patrice Caratini (b), Art Taylor (dm).
Quatre compositions de Reece, enregistrées à la Salle des Fêtes de Créteil, le 23 octobre 1970.
> Steve Lacy : « Wordless » - Futura GER 22 - distribution Disques Futura & Marge et Socadisc
Ambrose Jackson (tp), Steve Lacy (ss), Irene Aebi (cello), Kent Carter (b), Jerome Cooper (dm).
Six compositions de Lacy, enregistrées au Théâtre de l’Épée de Bois, Paris, le 4 janvier 1971.
> Revolutionary Ensemble : « Vietnam » - ESP 3007 - distribution Orkhêstra
Leroy Jenkins (vln), Sirone (b), Jerome Cooper (dm, perc).
Une suite collective en deux parties, enregistrée à New York en 1972.
> Wadada Leo Smith : « Spiritual Dimensions » - Cuneiform Rune 290/291 (2 CD) - distribution Orkhêstra
Wadada Leo Smith (tp) + CD 1 : Vijay Iyer (synth), John Lindberg (b), Pheeroan AkLaff, Don Moye (dm) ; CD 2 : Michael Gregory, Brandon Ross, Nels Cline, Lamar Smith (g), Okkyung Lee (cello), Skuli Sverrisson, John Lindberg (b), Pheeroan AkLaff (dm).
Neuf compositions de Smith, enregistrées à New York le 13 juin 2008 (CD 1) et à New Haven le 17 avril 2009 (CD 2).
> Darius Jones Trio : « Man’ish Boy » - Aum Fidelity AUM057 - distribution Orkhêstra
Darius Jones (as), Cooper-Moore (p), Rakalam Bob Moses (dm) ; Adam Lane (b on 9), Jason Nazary (dm on 9).
Neuf compositions de Jones, enregistrées à Brooklyn le 27 avril 2009, (9 à New York le 6 août 2008).
> Empty Cage Quartet & Soletti Besnard : « Take care of Floating » - Rude Awakening RA 2016 - distribution Les Allumés du Jazz
Kris Tiner (tp), Jason Mears (as, cl), Aurélien Besnard (cl), Patrice Solett (g), Ivan Johnson (b), Paul Kikuchi (dmset).
Dix compositions des divers membres, enregistrées à Montpellier en juin 2008.
> Sophia Domancich/Hamid Drake/William Parker : « Washed Away » - Marge 43 - distribution Disques Futura & Marge et Socadisc
Sophia Domancich (p), William Parker (b), Hamid Drake (dm).
Compositions collective (1), Mal Waldron (2), Ornette Coleman (3), enregistrées au Sunside, Paris, les 1er et 2 juillet 2008.
> Anthony Braxton / Joëlle Léandre : « Duo (Heidelberg Loppem) 2007 » - Leo Records LR 548/549 (2 CD) - distribution Orkhêstra
Anthony Braxton (sopranino, ss, as, cbcl), Joëlle Léandre (b).
Trois duos improvisés, enregistrés au Heidelberg Café de Loppem, Belgique, le 17 mars 2007.
> Joëlle Léandre/Maguelone Vidal/Raymond Boni : « Trace » - Red Toucan RT 9337 - distribution Orkhêstra
Joëlle Léandre (b, voix), Maguelone Vidal (ss, bs, voix, perc), Raymond Boni (g).
Dix compositions/improvisations collectives, enregistrées au Centre National Chorégraphique de Montpellier le 15 janvier 2008.
> Trio Passeurs : « Existences » - Marge 44 - distribution Disques Futura & Marge, et Socadisc
Véronique Magdelenat (ss, as), Bernard Santacruz (b), Christian Rollet (dm, perc).
Compositions de Santacruz, Magdelenat, Rollet enregistrées à l’AJMI-La Manutention, Avignon, le 15 novembre 2008.
> André Jaume/Alain Soler : « Hymnesse » - Label Durance Dur.2009-01 - vente en ligne Label Durance
André Jaume (ts, as), Alain Soler (g, guitarloops, reverse delay).
Dix hymnes enregistrés à Château-Arnoux (04), en avril 2009.
__4__
> Liens :