Le pianiste Jean-Marie Machado dirige l’orchestre Danzas. Après « Fiesta Nocturna », il se consacre à Boby Lapointe avec "La fête à Boby". Entretien à Nevers.
Pianiste et compositeur au parcours atypique, Jean-Marie Machado dirige depuis 2007 l’orchestre Danzas. Après le programme « Fiesta nocturna », il se consacre à un hommage au chanteur Boby Lapointe avec "La Fête à Boby". Les 23èmes Rencontres Internationales de Jazz de Nevers sont l’occasion de rencontrer le chef d’orchestre pour connaître les particularités de Danzas.
> Armel Bloch : Vous avez récemment créé l’ensemble Danzas. Sur quels critères repose-t-il ?
> Jean-Marie Machado : Depuis plusieurs années, je procède à des maillages entre mes différents projets. Après Soeurs de sang, dans lequel j’interprétais Amalia Rodrigues et Billie Holiday, j’ai de nouveau ressenti le besoin d’écrire.
Danzas est la continuité du sextet Andaloucia, dans lequel je relisais des danses d’Enrique Granados : (Danza oriental, Danza andalouza...). Dans cet orchestre, la notion de standard habituellement connue dans le jazz est remplacée par un motif de création personnel : la danse et la chanson, avec un côté festif et très libre.
Le premier programme Fiesta Nocturna comporte des variations sur des musiques de danses. Cette fois-ci, il ne s’agit pas d’arrangements autour de compositeurs espagnols mais de thèmes personnels influencés par le tango, la musique irlandaise, le reggae et les musiques du pourtour méditerranéen. C’est un terrain de jeu totalement imaginaire avec des éléments musicaux typés, pour que les auditeurs trouvent des repères, en vue de les inviter à un voyage.
J’ai souhaité poursuivre cette idée de fête avec La Fête à Boby. J’aime contrebalancer mes inspirations musicales. Dans cet hommage à Boby Lapointe, je suis arrangeur, excepté trois chansons co-écrites avec André Minvielle. Il y aura un troisième chapitre très différent, beaucoup plus littéraire et féminin autour de mes racines adoptives latines et marocaines, à travers des voix de femmes, sans doute italiennes, portugaises, espagnoles. Ce prochain volet ne sera pas directement lié aux deux précédents.
> Vous semblez, avec Danzas, sortir des schémas ordinaires des orchestres de jazz, qui comptent souvent plusieurs représentants d’un même instrument. Comment expliquez vous le choix des instruments et des solistes qui composent votre ensemble ?
> Depuis mes premiers projets, j’essaie toujours de marier les timbres pour me rapprocher des sensations sonores que j’ai en tête. Je créé mes formations dans ce sens. Ce peut être des orchestres à cordes ou des ensembles vocaux, sans appliquer de modèles existants. Danzas me permet d’intégrer les instruments qui me manquaient dans mon précédant sextet (tuba, flûte et accordéon). Certains étaient déjà présents dans Andaloucia : la trompette (Claus Stötter), le trombone (Gueorgui Kornazov) et une rythmique. L’orchestre compte neuf solistes pour chaque répertoire.
Il y a aussi un choix fait sur la nationalité des musiciens (française, allemande, bulgare) qui apporte des échanges très riches et des passerelles musicales plus simples. J’ai découvert cet aspect en début de carrière, quand je jouais dans l’orchestre franco-allemand. Le côté « européen » de la musique existait bien avant que la politique s’en mêle et il y a encore beaucoup de territoires musicaux à découvrir en croisant les nationalités. Mes origines familiales m’ont permis de comprendre différents langages et cultures, que je mets en valeur dans Danzas, comme j’ai pu le faire avec d’autres projets. J’essaie d’intégrer la compréhension de l’autre dans un jeu collectif.
Je voulais aussi inviter des musiciens que je connaissais bien et les faire évoluer dans leur rôle d’instrumentiste. Par exemple, François Thuillier joue trois instruments différents : le tuba dans Fiesta Nocturna, l’hélicon dans La fête à Boby et le petit tuba, assez proche d’une trompette grave dans le prochain projet. Didier Ithursarry interprète une partie très écrite dans Fiesta Nocturna, et à l’inverse plus libre dans La fête à Boby. Dans le premier programme, François Merville est à la batterie alors qu’il joue une partie plus proche des percussions fanfares et du xylophone dans l’hommage à Boby Lapointe.
J’ai souhaité retirer la trompette et la contrebasse, respectivement remplacées par un chanteur et un second percussionniste. Cet instrument était indispensable pour ce répertoire. Je le considère au centre de l’orchestre. Il fallait une voix qui chante et sache improviser sur le sens des mots. Je n’ai pas trouvé mieux qu’André Minvielle pour répondre à cette fonction. L’univers de Lapointe est essentiellement composé de marches, de musiques militaires et de cirque. Un deuxième percussionniste m’a semblé nécessaire. Jean-Marc Quillet est un ami de longue date, fan de Boby. J’envisageais déjà de l’intégrer dans cet hommage il y a quelques années, pour un projet uniquement instrumental qui n’avait pas abouti. Je pensais à l’époque que cette musique n’était pas assez connue pour intéresser le public sans chanteur.
> Comment vous est venue cette inspiration pour Boby Lapointe ? Comment la traduisez vous au sein de ce nouveau programme ?
> Je m’interroge encore sur l’intérêt d’un tel hommage dans un festival de jazz, avec beaucoup d’angoisse et de joie. Il n’est pas évident de trouver un musicien capable de reprendre cet univers. Sa musique est d’une autre époque et pas commerciale. Son adaptation est difficile : le contenu est très pauvre, tout est dans la diction et les textes. Elle ne correspond effectivement pas à du jazz, mais j’ai trouvé ma façon d’en faire, sans que ce répertoire soit considéré comme tel. J’ai pris ce qu’il y avait à prendre et respecté ce qui devait l’être. Mon idée était que le public reconnaisse les chansons d’origine. J’ai juste conçu des espaces pour que les solistes puissent faire du jazz à leur façon, et ainsi créer des passerelles avec Boby Lapointe.
A mon sens, il est préférable de reparler de ce personnage, aujourd’hui trop oublié, que refaire un programme sur une figure marquante du jazz, sans doute plus conventionnelle et peut-être plus facile. Les textes d’origine sont totalement respectés. André Minvielle chante Boby Lapointe à sa façon. Il a travaillé avec les disques d’origine. Nous voulions montrer avec André ce que nous retenions de cette musique : nous avons donc co-écrit trois thèmes, chantés dans l’esprit de Boby. Le premier morceau sans voix évoque six chansons traitées de manière courte. C’est une façon condensée d’évoquer son univers, sous forme de quizz.
> Dans certains de vos projets, vous semblez présenter une attache particulière pour des compositeurs européens (Manuel De Falla, Isaac Albeniz, Enrique Granados, Amalia Rodrigues). En quoi ces derniers vous ont-ils marqué ?
> En tant que musicien français, j’ai toujours défendu l’idée que nos vrais standards n’étaient pas forcément américains, mais plutôt européens. Ce sont les musiques portugaise, espagnole, italienne, bretonne... qui m’ont fait vibrer avant de découvrir le jazz. Je ne pense pas que le jazz d’aujourd’hui soit exclusivement issu des mélodies inventées par des musiciens américains. J’ai travaillé sur ces compositeurs pour rester fidèle à cet intérêt, comme j’ai pu aussi reprendre Maurice Ravel. Il y a encore beaucoup à faire sur le patrimoine musical européen. Les mélodies des musiciens impressionnistes français sont magnifiques et n’ont pas assez été reprises. J’aime créer, mais aussi reprendre la musique des autres artistes à ma façon, sans être interprète, pour la faire connaître au public.
> Vous collaborez en duo avec Dave Liebman et Andy Sheppard. Qu’appréciez-vous chez ces deux saxophonistes ?
> J’ai beaucoup joué avec Andy Scheppard au sein de mon ancienne formation Lyrisme, avant le sextet Andaloucia, auquel il participait également. Il a aussi intégré Danzas à son début. Je le perçois comme un chanteur, à l’identique de Paolo Fresu, qui jouait dans Lyrisme. Ces solistes disposent d’un son particulier, d’une voix à part entière, d’où l’intérêt de faire appel à eux pour mon travail sur la mélodie.
Je perçois Dave Liebman comme un peintre ou un graphiste. Je me réjouis d’être en formation continue avec lui lors de nos tournées en duo. La musique se fait de façon simple, avec une écoute profonde et une réelle ouverture d’esprit. Cela me semble indispensable de nos jours, à l’heure où notre société a tendance à formater et rétrécir les choses. Il y a un véritable échange : Dave est heureux de découvrir les fados et j’apprécie jouer ses compositions et quelques standards américains.
En tant que musiciens, nous devons rester libres et hors cadre. C’est exactement ce que j’ai trouvé chez ces deux saxophonistes.
> Vous avez écrit pour le théâtre (Enzo Corman), la danse (Elsa Wolliatson, la Compagnie Taffanel), la poésie (Fernando Pessoa), les contes d’enfant (Jean-Jacques Fdida) et la chanson (Antonio Placer). On peut donc dire que vous êtes dans une démarche artistique transversale. En quoi ces différentes passerelles vous motivent-elles ?
> Il ne s’agit pas d’une motivation : ce travail est naturel et je ne sais pas faire autrement. A l’époque du trio avec les frères Moutin, au lieu d’inviter un musicien de jazz connu pour continuer dans cette voie, j’avais demandé au percussionniste Nana Vasconcelos de jouer une musique inclassable avec un orchestre à cordes, pour le projet Vibracordes. Certains me demandaient pourquoi je ne jouais pas une musique plus proche du jazz. Je n’ai jamais vraiment su répondre. Je ne suis pas du tout un spécialiste. J’admire les trios de Bill Evans mais je ne ferai jamais cela. Il me faut des portes ouvertes vers d’autres formes de musiques, d’arts, de cultures et d’autres instruments pour m’épanouir dans mon travail.
Je n’ai jamais procédé en calculant, mais uniquement en suivant une intuition que je sais expliquer maintenant : celle de la rencontre entre différents être humains, qu’ils soient vivants ou non, pour trouver un chemin commun. L’essentiel est qu’une forme de musique naisse. C’est le cas dans le projet Soeurs de sang, autour d’Amalia Rodrigues et Billie Holiday, qui renaissent grâce à la puissance de leur mélodie. J’ai l’impression de les réunir sur scène, sans être compositeur ni interprète. Je me considère plutôt comme un passeur, une sorte de fluide qui transite entre ces deux univers. J’ai la même approche avec Boby Lapointe et André Minvielle.
J’ai toujours voulu faire ce que je ressentais sans me restreindre aux contraintes stylistiques de chaque musique. La structure Cantabile m’accompagne dans ce sens.
> En dehors des projets évoqués, en avez vous d’autres ?
> Le troisième programme de Danzas verra le jour dans deux ans. Un second disque (Eternal Moments) avec Dave Liebman devrait sortir d’ici un an. Nous prévoyons d’enregistrer prochainement Fiesta Nocturna. Je mature un nouveau projet en quartet ou quintet et poursuis mon activité avec la pièce Impressions, pour quartet de jazz et orchestre de chambre, de plus en plus jouée dans des contextes pédagogiques. Elle devrait faire l’objet d’un disque. Je termine mon travail avec Enzo Corman et Jean-Marc Padovani autour des textes de Jack Kerouak.
> Phrases clés :
Propos recueillis le 14 novembre 2009 par Armel Bloch.
Merci à Christian Ducasse et Yves Dorison pour les photographies.
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