Dans le jazz il y a les oiseaux rares, ceux après lesquels on court, on a beau sortir le sel, rien à faire ils s’envolent...
Ce disque figurait dans l’article "... joue la musique de..." (T. Giard - 2 avril 2013). Pierre Gros nous en livre son analyse étayée par un retour sur les antécédents historiques...
Dans le jazz il y a les oiseaux rares, ceux après lesquels on court, on a beau sortir le sel, rien à faire ils s’envolent. Citons en quelques uns, Armstrong, Lester Young, Charlie Parker, Monk, Rollins, Coltrane, Miles, Pastorius et quelques rares autres encore, j’en oublie.
Tous sont inimitables, inatteignables, alors il y a ceux qui préfèrent apprendre la leçon et passer par-dessus pour en faire une lecture qui correspond à leur temps, à eux-mêmes. Ils savent que c’est leur seul espoir. Voir où tout cela peut mener et comme souvent des plus grands poussent de nombreuses branches où de nouveaux oiseaux peuvent se poser pour développer leurs chants.
Une nouvelle formule pas si neuve et prometteuse :
On pourrait presque croire que Paul Motian est le créateur de l’orchestre sans basse mais pas du tout monseigneur (je ne parle pas du duo c’est une autre histoire). Passons sur le cas Armstrong des Hot Five/Seven qui attendait, certainement inconsciemment l’expression d’un swing moderne… et des compagnons à sa hauteur, Earl Hines le messie.
Comme première tentative aboutie il nous faut alors évoquer le Lester Young de 1946 avec Nat King Cole et Buddy Rich. On peut sincèrement se demander si le bassiste avait oublié de venir à la séance ou si c’était voulu, mais ça n’a ici aucune importance puisque ça fonctionne à merveille. À sa manière Scott LaFaro dans le trio de Bill Evans avec le même Motian en libérant la contrebasse du continuo et de ses habitudes lui donne de nouvelles lettres de noblesse mais aussi la banalise de manière géniale en la mettant en lumière comme un saxophone ou une trompette. Son rôle en particulier au cours des séances du Village Vanguard en sera totalement transformé bouleversant du même coup l’équilibre du trio, chacun tout en étant soi même fait partie d’un tout. Dans le même ordre de grandeur il est impossible de passer sous silence le trio de Jimmy Guiffre, avec Paul Bley et Steve Swallow, les expériences de Coltrane à deux basses ou deux batteries saturant l’espace de figures rythmiques, le second quintet de Miles, mais pour tous ces groupes la présence de la basse était l’assurance autour de laquelle se retrouver. Puis Paul Motian encore lui (mais est-ce un hasard) écarte la basse de son trio, le jazz n’ayant alors plus forcément besoin d’exprimer la continuité pour délivrer son essence et trouvant en Joe Lovano et Bill Frisell les compagnons idéaux pour la poursuite de son travail.
S’en suit une pléthore de groupes adoptant la même formule saxophone ou trompette, guitare ou piano, batterie avec par exemple les formations de Tim Berne, celle de Ron Miles avec Bill Frisell, Brian Blade ou encore Jérôme Sabbagh, Ben Monder, Daniel Humair ou comme ici Géraldine Laurent, Emmanuel Codjia, Christophe Marguet, la guitare ou le piano voire la grosse caisse de la batterie occupant les fréquences graves du spectre équilibrant le son.
L’absence de l’affirmation de la continuité libère alors tout un espace et ouvre un champ orchestral au jazz. On entend de plus en plus le violoncelle, le violon alto, l’accordéon... L’instrumentarium s’ouvre. On en arrive à l’absence de basse et de batterie comme dans Station Mir où chacun est responsable du tempo sans que l’on ressente la moindre faiblesse.
Ainsi c’est plus à la libération d’un espace auquel on assiste qu’à la naissance d’une formule figée. Est ce l’avenir, une forme d’aboutissement ou l’évolution d’un certain type de jazz, l’histoire nous le dira… Ce qui ne nous empêche pas d’apprécier les rythmiques plus classiques si elles savent s’émanciper avec subtilité, en tout cas les voilà mises en question comme nécessaire existence pour l’expression jazzistique.
On trouve dans le quartet de Wayne Shorter comme constante cette remise en cause.
À la recherche de Charlie Parker :
La valeur d’une œuvre s’estime souvent au nombre de relectures qu’elle engendre sans perdre de son pouvoir expressif.
Pour quelle raison sinon reprendre la Messe De Notre Dame de Guillaume de Machaut, écrite au 14ème, dont au passage on a complètement oublié la manière dont on improvisait les ornementions.
Pourquoi reprendre la musique de Beethoven ou de Mozart, de Debussy de Bartók sinon qu’elles permettent de trouver la profondeur nécessaire à l’expression.
Le danger est d’autant plus grand de tomber dans le déjà vu, l’académisme, le réchauffé, alors place à la liberté.
Le jazz n’y échappe pas.
Ainsi de Charlie Parker, maintes fois repris dans son esthétique, jamais égalé. On pourrait prendre le Bird comme un simple pourvoyeur de thèmes, son art se trouvant essentiellement dans l’improvisation. Il faut ici mentionner ce disque comme un hommage d’abord au compositeur qu’était Charlie Parker qui a su garder ses plus marquantes improvisations jusque dans ses relectures de standards tel un chantre du Moyen-Âge improvisant sur des motets.
Ainsi ce trio qui en l’absence de contrebasse prend déjà une distance avec son modèle tout en respectant la structure et le texte à la lettre, lui rend un des plus beaux hommages, à l’instar d’un Lee Konitz, en en faisant sa propre lecture : celle de trois instrumentistes inscrits dans leur époque.
L’œuvre de Charlie Parker s’avère alors d’une grande richesse mélodique s’adaptant aux polyrythmies si expressives et modernes de Christophe Marguet, aux sons et riffs d’Emmanuel Codjia. Le jazz ne s’est pas arrêté le 12 mars 1955 dans la maison d’une baronne et a continué bon gré mal gré son histoire dont on sent l’ombre dans les développements du jeu de Géraldine Laurent.
La richesse de l’œuvre de Charlie Parker engendrera d’autres lectures et pour longtemps encore, alors plutôt que de courir après des modèles insurpassables, la véritable signification du jazz, n’en doutons pas, est d’être à l’écoute du temps présent.
C’est le mérite de ce disque.
À propos de ce disque, lire aussi sur CultureJazz.fr :
"Looking for Parker" Bee Jazz BEE060 3760002141213 - Abeille Musique
Enregistré en Novembre & Décembre 2012 au Studio Mercredi 9 par Boris Darley.
Manu Codjia : guitare / Géraldine Laurent : saxophone alto /Christophe Marguet : batterie
01. Moose The Mooche (Charlie Parker) / 02. Laura (David Raksin) Billie’s Bounce (Charlie Parker) / 03. The Gipsy (Billy Reid) / 0 4. Shaw’ Nuff (Dizzy Gillespie & Charlie Parker) / 05. April In Paris (Vernon Duke) / 06. Be-Bop (Dizzie Gillespie) / 07. Day Drums (Christophe Marguet) / 08. Night In Tunisia (Dizzy Gillespie & Frank Paparelli) / 09. Lover Man (James Davis, Roger Ramirez & James Sherman) / 10. Red Cross (Charlie Parker) 11. Out Of Nowhere (Johnny Green & Edward Heyman) / 12. Hot House (Tadd Dameron)
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