Quelques soirs par mois, je cours prendre les transports en commun après mon travail : rendez-vous au Triton pour deux concerts !
Nous sommes le vendredi 31 janvier et comme quelques soirs par mois, je cours prendre les transports en commun après mon travail pour me rendre à mon rendez-vous au Triton pour deux concerts.
Le premier est un récital pour deux pianos donné par François Raulin et Stéphan Oliva dans le cadre des rencontres « pianos croisés » organisées depuis plusieurs années par Jean-Pierre Vivante, directeur et fondateur de ce lieu.
Ce concert débute à 20h10 dans la nouvelle salle qui sent fort bon le neuf. Dans cet endroit, rien qu’à l’observation, on constate que les choses ont été mûrement réfléchies et très bien faites. Le matériel est de classe. On est assis dans des sièges confortables au bleu feutré. On a une vue plongeante sur une jolie scène en parquet clair. Deux pianos sont réunis face à face devant un mur sombre en parpaings peints de couleur noir, rendu intimiste par des projecteurs aux effets d’éclairage soignés. Pas de bruits de claquements de portes, ni de chocs de verres sur les tables, encore moins de va-et-vient intempestif et de discussions de comptoirs.
Bref, on se sent bien dans cette nouvelle salle.
Dans quel autre endroit peut-on voire deux pianos tête à tête trois soirs de suite ? Nulle part, ce qui veut bien dire qu’il y a quelque chose d’unique dans ce lieu. Les lumières s’assombrissent progressivement et les deux pianistes aux cheveux grisonnants vêtus de noir entrent sur scène.
Applaudissements puis musique pour nous présenter des correspondances musicales imaginaires destinées à certains artistes, disparus ou non : Henri Dutilleux, Duke Ellington, Paul Motian, Hermeto Pascoal, Martial Solal, Linda Sharrock, Randy Weston, Lennie Tristano…
Les deux pianistes se connaissent depuis longtemps. Je les avais déjà entendus sur scène en duo au sujet de leur premier disque « Tristano » paru chez le label Emouvance en 1999. J’ai ensuite suivi une bonne partie de leur parcours commun, sans ignorer leur évolution personnelle respective. Je me souviens de deux très beaux disques : l’un en septet consacré à Sept variations sur Lennie Tristano paru en 2002 et un autre en quintet pour un répertoire de piano stride : Echoes of Spring édité en 2008. Ce quintet a ensuite proposé un programme autour d’une bande dessinée projetée en concert (Little Nemo) avec l’aide du graphiste Philippe Ghielmetti (fondateur du label Sketch), pour ce qui me concerne jamais vu ni entendu, mais que l’on peut découvrir sur le dvd Jazz Live produit par la société Oléo Film.
Ils sont aussi de grands virtuoses de leur instrument. Chacun a cultivé l’art du solo dans plusieurs albums. Raulin m’avait impressionné par son approche très singulière du piano dans son premier disque First Flush puis dans son second album Ostinato que je me suis empressé d’acheter lorsque je me suis rendu compte qu’il était absent de ma collection de disques. Stéphan Oliva s’est beaucoup consacré aux musiques de film, comme en témoigne son album solo Jazz in (E)motion, dans lequel il revisite des standards issus du monde du cinéma, ou son dernier disque solo intitulé « Vaguement Godard ». Je me souviens d’un merveilleux concert avec son quintet « Itinéraire Imaginaire » paru chez Sketch en 2004, et de ses dialogues intimes avec Linda Scharrock, Susanne Abbuehl et Jean-Marc Foltz cette fois-ci enregistrés pour le label Minium. Ces deux solistes ne se sont pas rencontrés pour rien ni par hasard. Ils nous présentaient ce soir le fruit actuel de leur travail qui ne s’arrête plus car ils savent toujours repousser au plus loin leurs sources d’inspirations pour concevoir de nouveaux projets communs. Le résultat est touchant, gorgé de romantisme (il faut dire qu’Oliva est un spécialiste en la matière), poétique, moins dans la démonstration technique que ce que nous ont proposé Bojan Z et Benjamin Moussay la veille dans leur duo inédit, également de grande classe et pas moins inintéressant, plus énergique et dans un registre musical totalement différent.
On ressent que les deux pianistes ont beaucoup étudié les « classiques » du piano jazz, ce qui rend ce concert d’autant plus passionnant dans l’approche de correspondances imaginaires, car ils savent à qui ils parlent et de quoi ils parlent.
21h35 et c’est la fin du concert après un rappel bien mérité. Je me dirige vers l’ancienne salle. Je contemple dans le couloir tapissé de très belles photos des artistes fidèles du Triton réalisées par Marion Lefebvre. J’aperçois un écran vidéo, sur lequel est retransmis en direct le concert de l’autre salle (la plus ancienne). Un homme barbu à lunettes, un bonnet sur la tête, joue de la contrebasse. Cela me fait comprendre que le deuxième concert est commencé. Je franchis la porte et je me retrouve plongé dans une salle noire. Plus aucune place assise n’est disponible. Je constate, déçu, que ma place habituelle est prise. Sur le côté droit devant la scène, se trouve un cameraman au matériel imposant. Je m’accoude au bar et commence à siroter un bon jus de goyave parce qu’au Triton, il n’y a pas que la musique qui est bonne mais aussi les jus de fruits et les plats du chef servis dans le restaurant "El Triton". La musique se déroule avec brio entre le contrebassiste Henri Texier, le batteur Aldo Romano et le saxophoniste Vincent Lê Quang.
Cette rencontre inédite ne m’étonne pas au premier abord, parce que Texier et Romano ont beaucoup joué ensemble, notamment dans les années 60 avec Don Cherry, puis beaucoup plus tard dans les diverses formations de Texier (comme le Transatlantik Quartet et ensuite le très célèbre trio Romano/Sclavis/Texier), plus récemment dans les quartets de Romano avec Francesco Bearzatti et Géraldine Laurent.
Les noms de Texier et Romano en disent long sur le jazz français. Je les perçois comme deux frères, devenus pour moi des tontons du jazz français, et il serait plus juste de dire européen lorsqu’on voit les nombreux talents que Romano a su révéler sur les scènes françaises comme Paolo Fresu dans les années 80 puis Stefano Di Battista, Nelson Verras, Mauro Negri, Francesco Bearzatti, Emmanuele Cisi et plus récemment Géraldine Laurent, Fabrizio Bosso, Baptiste Herbin… Là, on le retrouve avec un autre prodige que j’ai découvert aux côtés de Daniel Humair (un autre tonton du jazz français friand des jeunes pousses) : Vincent Lê Quang. Ce saxophoniste m’avait déjà bouleversé il y a quelques années par la qualité de ses solos dans le quartet du guitariste Patrick Duquesnoy et du trio collectif partagé avec le contrebassiste Christophe Hache et le batteur Jean-Luc Landsweerdt. Je le connaissais virtuose au saxophone soprano. Certains musiciens me le citaient fréquemment comme une référence incontournable sur cet instrument. Aujourd’hui, on me le cite toujours avec en plus un certain Émile Parisien.
J’entends Lê Quang au saxophone ténor qui dévoile un langage qui lui est propre. Son phrasé est très technique, précis, donnant à son instrument une couleur sonore qui lui est propre. Je ne suis pas un fin connaisseur du saxophone mais sa technique me semble très recherchée et travaillée. Une fois le thème terminé, Aldo Romano prend le micro et nous avoue jouer pour la première fois avec ce trio, sans aucune préparation écrite. Il s’agit donc d’improvisation totale. Sauf qu’à les entendre, ils jouent tellement bien ensemble que l’on croit que la musique est parfois écrite, parce que chacun est dans une écoute profonde des deux autres. Tous trois savent soigner les couleurs et garder une attache au sens mélodique de la musique.
Romano m’avait quelques fois déçu dans certains projets que je trouvais un peu "poussiéreux".
J’ai beaucoup aimé son intérêt porté pour la mélodie dans certains de ces disques. Avec lui, les choses sont simples, légères mais très efficaces. Il en dit peu mais de façon très intense et juste. J’aime le voir dans son jeu si fin et épuré. Il n’a rien d’un batteur démonstratif à souhait. Il met le coup de baguette au bon moment, où il faut, et n’en fait pas plus. Certains pourraient le croire un peu endormi avec sa démarche très ralentie mais quand il est dans la musique, il marche à la bonne vitesse et la même que tout le monde sans cachet de vitamines.
Il nous dit avoir partagé une longue histoire avec son complice Henri Texier, qui débute dans les années 50 et dont il ne conçoit pas de fin. Texier lui renvoie un sourire et un regard respectueux en retour de ses propos. J’aime le contrebassiste barbu parce qu’il m’a donné à entendre la contrebasse dans un style que personne d’autre n’a exploré à mes oreilles. Texier, c’est le son bourdonnant et entier des notes graves, le côté chantant des notes plus aiguës, le déferlement des notes de ses solos qui nous font constater que la contrebasse n’est pas qu’un instrument d’accompagnement mais qu’elle peut aussi jouer un rôle de soliste. Texier, c’est aussi le coup de baguette magique en bois sur ses cordes pour nous dévoiler des couleurs instrumentales ignorées de cette grand-mère des instruments à cordes dans les orchestres symphoniques. Texier, c’est enfin les mélodies chaleureuses ou mélancoliques mais surtout très touchantes, chargées d’émotion, qui évoquent un monde imaginaire et très voyageur.
Dans ce trio, on retrouve pleinement la personnalité des trois artistes. Le fait qu’il n’y ait pas de thème écrit, donc de se livrer à de l’improvisation totale et libre, donne sans doute un côté où chacun est forcé de présenter ce qu’il est, sans aucune retenue. Le côté improvisé de ce trio ne fait pas fuir pour autant le public car la musique ne part pas dans tous les sens et c’est largement audible. Il ne s’agit pas de musique "barrée" ou free comme on peut souvent le qualifier. Le free est un terme qui, avant qu’il soit utilisé pour définir n’importe quel contexte de musique improvisée, correspondait à un courant bien précis du jazz. Romano fit parti des quelques musiciens européens à jouer du free jazz dans les années 70, comme Joachim Kühn, Michel Portal, François Jeanneau… Ce concert me rappelle qu’il fut un acteur de ce mouvement musical sans pour autant nous replonger intégralement dedans. Dans la salle comble, j’aperçois à l’inter-set quelques visages de musiciens de toutes générations, dont un certain Gérard Marais, un guitariste dont les mélodies m’ont profondément marqué, trop discret sur nos scènes, ancien accompagnateur de Romano notamment aux côtés d’Emmanuel Bex, dont une trace discographique existe sur l’album Poissons nageurs, récemment réédité.
Voilà donc un concert qui donne à entendre une musique inexistante sur disque, un répertoire composé en temps réel, avec une certaine prise de risques. Bref, une création non écrite. Un événement qui correspond très bien à la ligne directrice de programmation du Triton : faire confiance à des musiciens et leur permettre de créer leurs projets donc de répondre à une fonction de scène créative qui à mon sens, existe trop peu de nos jours, certainement faute de moyens économiques, peut-être de peurs des programmateurs face à une musique jamais entendue qui risquerait de ne pas totalement plaire au public. Les lieux de création doivent être reconnus et soutenus, au-delà de ce qu’ils sont aujourd’hui et des critiques de comptoirs que j’ai pu par moment entendre sur des aspects économiques dont ils tentent de maîtriser la gestion.
Ce qui est important, c’est que les musiciens puissent créer et nous donner à entendre de nouvelles choses indisponibles sur disques, pour ensuite je l’espère se retrouver peut-être sur disques.
Le Triton remplit pleinement cette fonction, alors faites-y donc plusieurs aller-retours car la diversité et la qualité de la programmation valent largement les déplacements.
Le Triton - Les Lilas - 93
vendredi 31 janvier 2014 - 20h00 : François Raulin & Stephan Oliva : piano
vendredi 31 janvier 2014 - 21h00 - "NUNC LIBERI SUMUS" : Vincent Lê Quang : saxophones / Aldo Romano : batterie / Henri Texier : contrebasse
> Lien :