Sonnez trompettes, résonnez tambours, vibrez cordes et chantez en chœur : à Coutances comme à Ouistreham, le jazz rencontrait des ensembles "classiques" en quête d’aventures nouvelles.
En attendant la fusion des régions françaises, la Basse-Normandie existe toujours. Nous y avons écouté un peu de musique en ce début février, de la musique "transversale" qui passe les frontières. Entre musique "sérieuse" et la "musique légère", plus de barrières !
Sonnez trompettes (deux trompettistes au menu), résonnez tambours, vibrez cordes et chantez en chœur ! À Coutances (Manche) comme à Ouistreham (Calvados), le rapprochement était de mise entre musiciens "de jazz" ou des territoires annexes et des ensembles "classiques" en quête d’aventures nouvelles.
Il sera question ici de l’Éternité rêvée et mise en notes par Airelle Besson devenue réalité avec la complicité de Rhoda Scott (orgue) dans le contexte d’un quartet de haut-vol avec les voix unies de la Canterie du Rey. Une création au théâtre de Coutances le dimanche 1er février, "en matinée" comme on dit.
On ira aussi dans le Calvados balayé par un vent glacial que vient contrer la chaleur du festival "Ouistreham Jazz Escales" qui a décidé cette année de s’accrocher aux cordes (bien vu). Samedi 7 février nous avons pu nous imprégner de la musique de Renaud Garcia-Fons et de son solo virtuose avec sa seule contrebasse et quelques boucles virtuelles. Vinrent ensuite le trio d’ordinaire furieux Jean-Louis, tempéré par les cordes espiègles du Quatuor Bela.
Nous aurions pu/dû (?) compléter cette semaine de traverses en allant écouter le trio de Patrice Caratini associé à l’Ensemble de Basse-Normandie (encore un changement de nom à prévoir !) qui passait par Vire le 5 février mais la prudence automobile était de mise compte-tenu des conditions climatiques hivernales. Tant pis pour nous...
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"Éternité", aurait pu être la "la toile de Pénélope" de la trompettiste Airelle Besson. Cette composition ambitieuse, solennelle et poétique a été ébauchée en 2003 au pied des Montagnes Rocheuses dans la ville canadienne de Banff. Pensée sous la forme de thèmes et variations, selon les principes de J.S. Bach, elle ne fut jouée jusqu’alors que partiellement : les thèmes sans la déclinaison en variations.
À Coutances, dans le cadre de sa résidence de deux ans, elle pu réaliser un de ses rêves : donner une âme à "Éternité" en invitant l’organiste Rhoda Scott et lui donner vie en associant le chœur La Canterie du Rey (une formation locale emmenée avec dynamisme par la très britannique Frances Hook !). Un orgue, des voix et la trompette pour la dimension spirituelle : il y aurait manqué un ancrage terrestre dans le monde du jazz sans la présence de François Laizeau à la batterie et de Pierre Durand à la guitare.
Une belle réunion d’amis autour d’Airelle Besson qui s’est vue décerner en janvier le Prix Django Reinhardt de l’Académie du Jazz.
Tout ce beau monde n’est pas là par hasard, il y a toute une histoire là-dessous. Rhoda Scott est une connaissance de longue date puisque le trompettiste fit partie d’une des premières versions du Ladies Quartet de "notre" impératrice de l’orgue Hammond (française et bas-normande d’adoption !). Pierre Durand, un des guitaristes les plus passionnants et inspirés du moment, fut embarqué dans la belle aventure du groupe Rockingchair au début des années 2000... avec Airelle Besson. Quant à François Laizeau, il a eu fréquemment l’occasion de jouer avec la trompettiste, en particulier dans le quintet Voix Croisées de Didier Levallet (sur cette même scène en mai dernier).
Programmé en fin d’après-midi ce dimanche 1er février, ce concert a pu rassembler un public très divers : habitués du théâtre et du festival Jazz sous les Pommiers, amis et proches de choristes, curieux prêts pour la découverte.
Début de concert en quartet : chacun prend ses repères et ses marques autour de deux premières variations, la première, poétique et assez méditative, et la seconde justement intitulée "Éternité swing" ! Beaucoup d’émotion dans le jeu de la trompettiste, sans doute transmise à Rhoda Scott qui "colle" à la partition et semble freiner son ardeur légendaire. C’est Pierre Durand, remarquable de bout en bout lors de ce concert qui parvint à faire décoller la musique en quelques belles interventions solistes solidement soutenues par François Laizeau.
Avec l’entrée du chœur, la musique prend une autre dimension : onirique, méditative, empreinte d’une certaine solennité tout en ouvrant la porte à l’expressionnisme propre au jazz.
Accueil très chaleureux d’un public enthousiaste. Airelle Besson laisse transparaître une profonde émotion : "C’est toujours magique quand des notes qu’on a posées sur le papier prennent vie et deviennent de la musique". Mais l’Éternité a une fin car "je n’ai pas prévu de morceau de rappel" déclare la trompettiste qui a néanmoins envisagé la reprise d’une des séquences de son œuvre en version courte... Le temps reprend ses droits !
> Dimanche 1er février 16h30 - Théâtre de Coutances (50)
Airelle Besson : trompette, composition, arrangements, direction / Rhoda Scott : orgue Hammond B3 / Pierre Durand : guitare / François Laizeau : batterie / Frances Hook : voix solo, direction du chœur / Chœur La Canterie du Rey
Merci à Jean-Marie Cavey (Atelier photo des Unelles à Coutances) pour la sélection de photos !
++++"OUISTREHAM JAZZ ESCALES", 7 février.
> Ouistreham , le samedi 7 février 2015.
Le festival "Jazz Escales" en est (déjà) à sa neuvième édition. C’est un exemple remarquable d’action socio-culturelle pour faire vivre, connaître et aimer le jazz sur la côte nord du Calvados. Pour ne pas se disperser, le festival définit une thématique. Après "jazz et classique" en 2014, les cordes étaient à l’honneur pour l’édition 2015.
Comme on est en plein cœur de l’hiver, il faut fédérer les énergies pour conquérir un public local sans compter sur les touristes en quête de divertissement pour les soirées estivales. C’est bien là qu’on mesure l’importance du travail de terrain par le biais des associations, des structures sociales et culturelles, des écoles. Un public neuf vient au festival, découvre des musiques qui ne font guère de concessions à la facilité comme on l’a constaté au cours de cette soirée du samedi 7 février. Au menu, le solo de contrebasse de Renaud Garcia-Fons suivi de "Violes, Trompes et Tambours !" à savoir l’association du Quatuor Bela avec le trio Jean-Louis (création au festival D’Jazz de Nevers en novembre dernier). Pas vraiment le genre de soirée groovy-jazzy facile : la culture se travaille grâce à la conviction et au courage des programmateurs-diffuseurs-organisateurs !
En écoutant Renaud Garcia-Fons en solo, on pense inévitablement au contrebassiste soliste franco-libanais François Rabbath qui fut son professeur au Conservatoire de Paris et lui enseigna les techniques complexes du jeu à l’archet. L’élève est aujourd’hui un expert de la contrebasse à cinq cordes comme nous l’a rappelé magistralement ce concert aux Jazz Escales. Depuis le milieu des années 90, Renaud Garcia-Fons a creusé un sillon descendant le long de ses racines catalanes pour explorer les musiques méditerranéennes et proche-orientales. Si nous n’avons pas adhéré à toutes ses (nombreuses) productions personnelles dans cette veine, il nous faut rappeler la réussite de son disque solo réalisé en 2012 (label ENJA), "The Marcevol Concert", enregistrement audio et vidéo en public (DVD inclus) dans le prieuré de Marcevol (Pyrénées-Orientales). Un disque incontournable pour qui veut prendre la mesure de maîtrise virtuose et de richesse artistique du travail de Renaud Garcia-Fons (Chronique ici). En concert, ce soir-là, ce sont ces compositions qui nous ont été proposées comme un voyage de la Catalogne à l’Afrique, de la Sicile à l’Iran en se laissant porter par la vibration des cordes et la magie des boucles électroniques savamment dosées... mais parfois récalcitrantes. En final un retour au blues comme pour rappeler que le jazz fait aussi partie de la vie du contrebassiste même s’il prend un malin plaisir à s’en éloigner. Une manière sans doute de mieux marquer son identité.
"Rien de plus naturel que de vouloir jouer la musique de son temps…" : c’est la devise du Quatuor Bela ! C’est pour cela qu’en dehors des musiques "savantes et sérieuses", ce quatuor à cordes multiplie les rencontres souvent inattendues avec le chanteur inclassable Albert Marcœur, le griot malien Moriba Koïta ou le musicien traditionnel Jean-François Vrod. C’est avec ce dernier que j’avais pu écouter le quatuor lors du Festival de Chaillol (Hautes-Alpes) l’été dernier. C’est là que le violoniste Frédéric Aurier m’annonça qu’un projet allait voir le jour avec le trio Jean-Louis. À l’impatience de tenter cette expérience inattendue, se mêlait une interrogation : "Parviendrons-nous à trouver un point d’équilibre ?". Il faut dire qu’entre la finesse acoustique et chambriste du quatuor à cordes et la véhémence électrisée du trio, le pari était audacieux !
Qui est Jean-Louis ? Un trio composé du trompettiste-trompiste Aymeric Avice, du contrebassiste Joachim Florent et du batteur Francesco Pastacaldi. Nulle trace de Jean-Louis là dedans : c’est révélateur de leur plaisir de brouiller les pistes et d’effacer les traces de tout ce qui a pu se faire avant. On écoutera leur dernier disque "Uranus" pour se faire une idée de leur art (CultureJazz.fr - janvier 2014).
Sur scène, quatuor en avant, trio en arrière, la magie opère. Frédéric Aurier et ses trois complices semblent parfaitement à l’aise dans l’univers de ces douces brutes qu’ils tempèrent sans étouffer leur énergie débordante. Pour ouvrir leur concert et prendre leurs marques, ils ont demandé au compositeur-improvisateur Benjamin de La Fuente de leur concocter une composition qui définit clairement l’espace de jeu : questions-réponses, discours commun, expression soliste. Viennent ensuite des arrangements souples et subtils sur des compositions du répertoire de Jean-Louis (Goliath, Uranus, Zakir) et de la plume de Frédéric Aurier : "Paysage avec Trolls" pour gambader dans les grands espaces inspirés de la Scandinavie...
Vent dans les cordes, Aymeric Avice apporte une couleur décisive à l’ensemble en faisant sonner son instrument "dans la tradition" ou en le parant de vibrations électriques reprises par Joachim Florent dont la contrebasse s’insinue parfois (à l’archet) dans le jeu du quatuor ou assure la base basse du trio avec force et assurance. Francesco Pastacaldi se révèle en percussionniste d’une grande finesse dans les séquences plus floues et devient un batteur implacable dès lors que la rythmique gagne en densité.
Si une partie du public a pu être un peu bousculée (dans les cordes ! Certains ont jeté l’éponge...), l’ensemble se sera taillé un beau succès qui prouve que l’audace des programmateurs est toujours payante (en terme d’enrichissement culturel, entendons-nous !).
Le violoniste Frédéric Aurier peut être rassuré : le point d’équilibre a bien été trouvé entre Jean-Louis et le quatuor Bela... comme on pouvait s’y attendre.
> Festival Ouistreham Jazz Escales - samedi 7 février à 20 heures.
Renaud Garcia-Fons solo : contrebasse, électronique
Jean-Louis + Quatuor Bela : Frédéric Aurier : violon, composition / Julien Dieudegard : violon / Julian Boutin : alto / Luc Dedreuil : violoncelle / Francesco Pastacaldi : batterie / Joachim Florent : contrebasse, effets / Aymeric Avice : trompette, effets, électronique / Émile Martin : sonorisation