En Harmonie – Fondements de l’harmonie tonale et modale dans le jazz
En deux volumes de Lilian Deriq et Etienne Guéreau, Edition Outre Mesure

« L’harmonie est une question de logique et d’oreille, mais il ne faut pas pour autant la réduire à une science trop abstraite : elle doit vivre. » (Bernard Maury)

Si l’on est néophyte en la matière on pourrait prendre peur en entendant parler d’harmonie musicale. La vox populi de comptoir parlera d’obscurité, d’une tambouille teintée d’alchimie presque mystique, d’intellectualisme, d’embourbements théoriques (par décence nous éviterons ici les vilains gros mots). Pourtant, le vocable « harmonie » n’est-il pas porteur d’espérance, de vivant, de beauté ? En musique, elle n’est que la science inoffensive d’enchaînement des accords et en un sens elle porte en elle l’espoir de nous projeter du connu vers l’inattendu. Certains voudraient et en particulier dans le jazz que tout soit transmis par l’oralité sans comprendre les rouages du discours. Certes l’imitation, la mise à l’épreuve au cours de jam sessions, des concerts sont indispensables pour la validation de ce que l’on a appris ou cherché. Oui mais de quoi ? Comme si Armstrong, Ellington, Gillespie, Parker, Bill Evans ne s’étaient pas un jour arrêtés pour réfléchir, lire, écouter et puiser ailleurs un indispensable ressourcement. Croyez vous que Kind Of Blue soit le fruit de la rencontre brutale d’une pomme et du crane de Miles Davis alors assis un beau matin sous un arbre de Central Park West ? Que les Coltrane changes de John viendraient d’un esprit touché par la grâce ? Et s’il faut transgresser, prendre le contre-pied encore faut-il savoir quoi.
Prenons exemple sur Schoenberg, écoutons Die Verklärte Nacht pour entendre à quel point il maîtrisait, avant de les bousculer radicalement, une tradition, un langage romantique venu lui même du fond des âges musicaux. Qu’il fut en grande partie autodidacte ni change rien. Les exemples avoués ou non fourmillent dans le jazz et chacun sait ce qu’Ornette Coleman doit au Be bop. Encore faut il, si l’on est musicien et quelque soit son niveau, connaître les fondamentaux de la tradition. S’approprier un langage par l’écoute et l’imitation ne suffit pas ; dans un monde complexe, l’analyse, la syntaxe et la sémantique s’avèrent tout aussi indispensables. C’est ce que proposent Lilian Dericq et Etienne Guéreau, auteurs des deux volumes du traité En Harmonie publiés par la maison d’édition Outre-Mesure, et qui ont réussi à trouver un équilibre entre pratique et réflexion, de soumettre la mise en application de concepts clairement et simplement décrits à des exemples concrets que l’on peut retrouver dans les enregistrements de nos musiciens préférés et de les expérimenter soit même au piano par exemple ou au travers d’exercices.

Forts de leur expérience pédagogique à la Bill Evans Piano Academy, Lilian Dericq et Etienne Guéreau ont voulu écrire une méthode, car il s’agit bien d’une méthode, vivante et progressive dont les notions sont conceptualisés afin d’allier théorie et pratique instrumentale. Les termes en anglais, la constante référence aux standards font qu’elle s ‘adresse avant tout aux musiciens de jazz. Cependant les univers musicaux sont aujourd’hui suffisamment poreux pour partager des notions universelles, des basiques indispensables : pour le volume 1, intervalles, gammes (et leurs logiques internes), cadences, réharmonisation (avec l’insistance à oser ouvrir son imaginaire sonore, à prendre des risques), et pour finir ce premier tome par l’analyse afin de faciliter la mémorisation et l’interprétation . Le volume 2 aborde quant à lui les principes d’horizontalité et de verticalité l’un et l’autre se complétant, des notions modales et des techniques de compositions plus complexes qui viennent en partie du monde classique (des pictogrammes nous invitant à aller sur internet écouter les exemples décrits) tout aussi indispensables pour l’épanouissement du musicien ou encore les appogiatures si importantes dans le jazz. Certains exposés nous semblent ici inédits, très originaux quant à leurs conceptions, en particulier ceux concernant la modalité, et permettent de clarifier des notions qui, dans bien des esprits, peuvent rester évasifs et ne font donc pas de ce traité un ouvrage à ranger parmi tant d’autres.

On l’aura compris En Harmonie s’adresse aux musiciens quel que soit leur niveau, étudiants, professionnels ou amateurs curieux d’en savoir plus, désireux de retrouver par ce biais des clés, une fraîcheur, l’harmonie étant tout sauf cette chose abstraite et inerte mais un art qui s’adresse à notre goût auditif et à notre esprit d’ouverture. Adoubé par Enrico Pieranunzi, c’est également un hommage vibrant au musicien que fut Bernard Maury dont on retrouve ici l’enseignement, à son enthousiasme, à son érudition (maître du contrepoint, de l’harmonie, arrangeur, sideman, leader) lui qui a côtoyé de si grands musiciens et a participé à l’épanouissement de bien des pianistes d’aujourd’hui.

Enfin soulignons la toujours excellente mise en page, le soin de la présentation, la qualité de l’impression des éditions Outre Mesure qui font la marque de fabrique de cette maison ainsi que la parution du premier tome d’une histoire du jazz en France, travail universitaire impressionnant de Laurent Cugny, dont nous parlerons prochainement dans nos colonnes.

En Harmonie – Fondements de l’harmonie tonale et modale dans le jazz
En deux volumes de Lilian Deriq et Etienne Guéreau, Editions Outre Mesure.


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