Au cours de sa tournée européenne automnale, le batteur Jack DeJohnette a fait escale à Caen avec le trio dans lequel il est entouré de "fils de..." pour donner vie à une musique libre et mouvante.
Fin heureuse. Une partie des spectateurs, debout, ovationne chaleureusement les trois protagonistes de la soirée visiblement comblés. Ils viennent de conclure le concert en restructurant un vieux tube du groupe Yes : "Owner of a Lonely Heart". Le batteur a même donné de la voix sur le célèbre leitmotiv de la chanson !
Ainsi s’achevait le parcours musical singulier d’un concert dans lequel l’esprit, l’âme de la musique a prévalu sur la rigueur de la mise en forme, au moins en apparence, on le verra.
À 73 ans, Jack DeJohnette n’a plus à démontrer qu’il reste un des batteurs les plus admirés du jazz moderne. S’il a consolidé sa réputation en tant qu’élément fondamental du trio de Keith Jarrett depuis plus de 30 ans (période révolue), il ne faut pas oublier que le musicien qu’il est avant tout (également pianiste à l’origine) forgea sa personnalité auprès des défricheurs de la Great Black Music la plus créative à Chicago. D’ailleurs, son dernier album paru chez ECM le présente en concert en 2013 dans sa ville d’origine aux côtés de quelques légendes de l’AACM [1] : le pianiste Muhal Richard Abrams, les saxophonistes Roscoe Mitchell et Henry Threadgill... Lui qui a abordé tellement de genres, de styles et de personnages marquants (Miles Davis...) n’a plus rien à démontrer et semble vouloir cultiver son jardin avec amour, entouré de (plus) jeunes pousses provenant d’une pépinière mythique.
C’est avec le saxophoniste Ravi Coltrane (né en 1965, fils de John et d’Alice) et Matthew Garrison (né en 1970, fils de Jimmy) qu’il a composé le trio qu’il fait vivre depuis deux ans. Vivre car l’idée n’est pas de rejouer la musique du passé en nostalgique du quartet de John Coltrane en capturant des descendants. Il y a longtemps que Ravi et Matthew ont défriché leur propre chemin, forgé leur propre style et avec eux Jack DeJohnette sait que la musique peut prendre ses aises, avancer librement sans perdre le cap. Ce concert ressemble d’ailleurs à une navigation dans laquelle on se laisse porter sur les vents du jazz. En partant de l’Afrique originelle (DeJohnette convoque une conférence de talking-drums sur son tom électronique), on embraque et on croise des thèmes plus suggérés que strictement énoncés, des bribes du "Footprints" de Wayne Shorter que Ravi Coltrane efface à peine marqués avec ses phrases acrobatiques au soprano, une image de sérénité avec "Peace" d’Horace Silver, un hommage aérien à Ornette Coleman et une escale en duo piano-saxophone pleine de fraîcheur.
Le batteur, volubile et inventif, veille constamment au grain et entretient la flamme dans un jeu de regards complices et une atmosphère chaleureuse sans aucune autorité hiérarchique. Si les saxophones de Ravi Coltrane renvoient explicitement à l’image du jazz "stricto-sensu", la basse électrique apporte, elle, d’autres couleurs dans une palette élargie pas l’adjonction d’effets qui ont pu gêner certains auditeurs. C’est qu’il faut penser la musique au-delà des instruments qui ne restent que des moyens. Qu’il ait côtoyé des joueurs de kora, des musiciens indiens, des instruments électroniques, Jack DeJohnette est toujours resté maître de son art. Et c’est toujours le cas comme on le constate après ce concert, moment de musique vivante et libre finalement exemplaire.
J’ai eu la possibilité d’assister à la balance de ce concert et de mesurer à quel point ce trio fonctionne sur des relations de confiance, de respect et d’affection. Demandant au leader si je pouvais prendre quelques photos pendant la balance, il m’a donné son accord d’emblée mais à condition que ses deux complices soient du même avis : un tel souci de consensus n’est pas si fréquent. La mise en place technique s’est déroulée selon les modalités habituelles, régie par l’ingénieur du son et manager du trio qui n’est autre que Ben Surman (fils de John, le saxophoniste britannique qui a aussi compté dans la carrière de DeJohnette !) mais le moment le plus intéressant fut la mise en place d’un thème du leader travaillé avec un souci du détail et de la précision assez rare. Ravi Coltrane butait visiblement sur un motif mélodique et un problème de tonalité qui entraîna une discussion et une conciliation avec un jeu de regards riche d’expressions changeantes. L’accord (polysémie !) fut trouvé... et je me demande bien si ce morceau fut joué le soir même.
Cela prouve en tout cas que parvenir au degré de liberté et de souplesse flottante ressenti durant le concert est bien la résultante d’un travail méthodique et concerté.
En octobre, le trio enregistrait dans les studios Avatar de New York le contenu d’un prochain album à paraître sur le label ECM auquel Jack DeJohnette reste fidèlement attaché. Il ne s’agira bien évidemment que d’une la trace de la vie d’un trio qu’on devine en perpétuel mouvement. C’est bien cela le jazz, non ?
Théâtre de Caen (Calvados) - samedi 7 novembre 2015 à 20h00
Jack DeJohnette : batterie, piano / Ravi Coltrane : saxophones ténor, soprano et sopranino / Matthew Garrison : basse
[1] Association for the Advancement of Creative Musicians