Aujourd’hui 29 février. Il est grand temps de ranger les derniers disques parus l’an passé sur les étagères. Non pas de sauvagement tirer un trait dessus ni de les perdre au fond des oubliettes, certains valent bien mieux que cela. Et pourtant, dans tous ces disques que nous découvrons continuellement – il en tombe presque quotidiennement dans ma boîte aux lettres – combien sont-ils ceux que nous réécouterons dans un mois, dans un an, dans dix ans ? Combien vont rester ? Probablement guère plus qu’aucun, si j’ose l’expression. Feuilletez les Jazz Magazine d’il y a trois-quatre ans, les disques et les « chocs » vous disent-ils encore quelque chose ? Lisez la chronique de Télérama chaque semaine, vous aurez oublié le disque la semaine suivante ; relisons nos chroniques, vitrines, piles, sur notre excellent site CultureJazz, où sont passés tous ces disques dans notre mémoire, nos envies, notre plaisir ? Je suis persuadé que pas un ne restera dans l’Histoire, une histoire qui d’ailleurs n’existe plus, ou alors dans notre propre histoire personnelle et subjective. Et qui est complètement différente de celle du voisin (c’est valable d’ailleurs pour toutes les formes d’expressions artistiques actuelles). En ce moment, chaque jour je réécoute un disque de Count Basie (comme Salvador !), les années 50, 60, 70, 80, je me régale et m’en émerveille ! On reconnaît l’orchestre au bout de trois notes, et la plupart des disques n’ont pas vieilli d’un poil. C’est ça le jazz, une musique qui ne vieillit pas. Si quelqu’un vous demande ce qu’est le jazz, faites-lui écouter Count Basie, il aura compris tout de suite.

Chris McGREGOR's BROTHERHOOD OF BREATH : "Procession"
Louis MOHOLO-MOHOLO Quartet : "4 Blokes"
Louis MOHOLO-MOHOLO UNIT : "For The Blue Notes""
Harry MILLER : "different times, differnt places"
Henri THREADGILL's ZOOID : "In for a Penny, In for a Pound"
Amir ALSAFFAR : "Crisis"
Tyshawn SOREY : "Alloy"
Adam LANE's Full Thottle Orchestra : "Live in Ljubljana"
Joe MORRIS Quartet : "Balance"
Eric REVIS Quartet : "In Memory Of Things Yet Seen"
Matthieu DONARIER & Albert van VEENENDAAL : "The visible ones"
Rodrigo AMADO : "Wire Quartet"
John CARTER & Bobby BRADFORD : "Tandem"
Bobby BRADFORD & John CARTER Ensemble : "Nouturn"
Lol COXHILL & Michel DONEDA : "Sitting on your chairs"
Paul RUTHERFORD Trio : "Gheim"
SPONTANEUS MUSIC ENSEMBLE : "New Surfacing 1978 & 1992"
SPONTANEUS MUSIC ENSEMBLE : "Challenge"

Malgré tout, nous sommes contents chaque fois que nous ouvrons le boîtier ou l’album du dernier CD qui vient d’arriver, nous avons envie de l’écouter toutes affaires cessantes, et nous en retirons, parfois, beaucoup de plaisir et d’intérêt. C’est le moment où la curiosité l’emporte sur le recul et la réflexion. Je vais donc me résoudre à présenter une fois encore quelques disques qui me paraissent dignes d’intérêt et qui, pour la plupart, sont passés inaperçus en France, ne pouvant lutter avec la concurrence à gros bras. Ils m’ont été presque tous envoyés par Bruno Meillier et la maison de distribution Orkhêstra – que va devenir l’accent circonflexe ? – que nous ne remercierons jamais assez pour l’excellent et difficile travail qu’ils effectuent dans l’intérêt des marques indépendantes et la connaissance de musiques qui sont largement écartées des feux éphémères de l’actualité.

Exceptionnellement, quelques rééditions et inédits s’ajouteront aux nouveautés. En particulier avec les deux labels anglais « historiques » que sont Ogun et Emanem, deux labels frères par bien des égards. Ogun, fondé il y a plus de 40 ans par Harry Miller, et dirigé depuis sa mort accidentelle par son épouse Hazel Miller, n’encombre pas le marché : nous en sommes au numéro 43, ce qui fait une moyenne d’environ un disque par an !
Deux enregistrements inédits du contrebassiste sud-africain Harry Miller, justement, en 1973 et en 1974, présentent son groupe, quintette et sextette, qu’on appelait Isipingo (nous en avons déjà parlé ici). Dans celui de 73, on appréciera particulièrement la présence de Chris McGregor dont le jeu de piano « nourrit » la musique. Le grand saxophoniste-alto Mike Osborne et le batteur Louis Moholo sont présents par deux fois et contribuent généreusement à la spontanéité, l’esprit de liberté, et l’expression directe, sans affectation de la musique : « Differents times, differents places » (Ogun OGCD 041).

Chris McGREGOR's BROTHERHOOD OF BREATH : "Procession"
Chris McGREGOR’s BROTHERHOOD OF BREATH : "Procession"
Ogun

Nous retrouvons Chris McGregor et son Brotherhood of Breath qui fit les belles soirées de nos festivals et reste parmi les plus beaux et indélébiles souvenirs de notre jeunesse avec une réédition largement augmentée d’un concert donné à Toulouse en 1978. Malgré une prise de son un peu « fouillis », nous sommes emportés par cette puissance de jeu, cette liberté et cet esprit de corps qui animent les onze musiciens présents que je m’empresse de tous citer : Harry Beckett, Mark Charig (tp), Radu Malfati (tb), Mike Osborne, Dudu Pukwana, Evan Parker, Bruce Grant (sax), Johnny Dyani, Harry Miller (b), Louis Moholo (dm) : « Procession » (Ogun OGCD 040). Signalons que la musique de McGregor va revivre, sous la houlette de Didier Levallet et de François Raulin, dans un Brotherhood Heritage qui sera présenté dans plusieurs festivals français : Le Mans, Coutances, Nevers, Strasbourg, etc. Louis Moholo-Moholo (comme il se fait appeler maintenant) dirige par ailleurs un quartette comprenant le saxophoniste Jason Yarde (découvert naguère avec les Jazz Warriors), le pianiste Alexander Hawkins (dont nous avons déjà écrit, notamment Thierry, tout le bien que nous en pensions), et le contrebassiste John Edwards, tous musiciens bien plus jeunes que le « dernier des Blue Notes » : « 4 Blokes » a été enregistré en studio fin 2013 (Ogun 042). L’année précédente, lors d’un concert à Milan célébrant les 40 ans d’Ogun dont le batteur est l’un des fondateurs, le quartette avait été rejoint par le saxophoniste Ntshuks Bonga, deux vétérans anglais, Henry Lowther (tp) et Alan Tomlinson (tb), et la chanteuse Francine Luce, tous musiciens particulièrement impliqués, pour un autre très bel hommage aux Blue Notes : « For the Blue Notes » (Ogun OGCD 042).
Emanem, qui est une maison de disques encore plus ancienne que Ogun, nous ramène aux prémices de la Nouvelle Musique Européenne, NME comme on l’appelait. Nous sommes en 1966 lorsque le batteur John Stevens réunit son Spontaneous Music Ensemble, avec notamment Kenny Wheeler (tp), Paul Rutherford (tb) et Trevor Watts (as). Il s’agit d’une réédition augmentée d’inédits, que complète une plage en quartette (avec Evan Parker) enregistrée l’année suivante. Lorsque je réécoute les musiques de ces années que certains disent datées (alors qu’ils ne les connaissent probablement pas), je suis toujours étonné par leur fraîcheur, certes parfois un peu « brute », et la liberté, la « spontanéité » pour reprendre le nom du groupe, des musiciens qui improvisent, sans entraves ni calculs : « Challenge » (Emanem 5029). Ensemble à géométrie variable, le Spontaneous Music Ensemble exista aussi en trio, et cette réédition (en partie augmentée) en présente les débuts (1978) et la fin (1992) avec trois suites librement improvisée par Nigel Coombes (vln), Roger Smith (g) et ce pionnier trop méconnu en France des nouvelles musiques que fut John Stevens : « New Surfacing » (Emanem 5030).
Et l’on retrouve Paul Rutherford, l’un des grands trombonistes improvisateurs européens en trio avec Paul Rogers à la basse très présente, profonde, ronde et chantante, et la pulsation de Nigel Morris (dm), lors d’un concert en 1983, avec notamment un premier Gheim de 34 minutes formidables. Ce concert, publié naguère par Ogun, est complété par trois belles faces en studio : « Gheim » (Emanem 5034). Le saxophoniste Lol Coxhill, grand spécialiste du soprano dialoguait en 2011 avec Michel Doneda sur le même instrument. Cela se passait aux Instants Chavirés à Montreuil, et les deux sopranistes n’en étaient pas à leur première rencontre. Par contre ce sera la dernière, Coxhill nous quittant peu de temps après. Ces deux improvisateurs, totalement conscients et impliqués nous offrent une musique difficile mais exigeante : « Sitting On Your Stairs » (Emanem 5028).

Bobby BRADFORD & John CARTER Ensemble : "Nouturn"
Bobby BRADFORD & John CARTER Ensemble : "Nouturn"
Dark Tree

Nous terminons cette première séquence avec deux très grands musiciens afro-américains, Bobby Bradford et John Carter. En commençant, chronologiquement, par une petite entorse, car c’est l’excellent label français Dark Tree qui publie un concert de 1975 en quintette, où le cornettiste et le saxophoniste-clarinettiste sont accompagné par Roberto Miranda et Stanley Carter (b) et William Jeffrey (dm). Que retenir de ce document formidable (même si les contrebasses sont un peu loin) ? Un solo de soprano de Carter époustouflant, un jeu de cornet recherché et novateur de Bradford… et surtout une musique qui s’invente dans l’instant, un laboratoire où s’élabore, dans l’urgence mais sans précipitation, l’une des musiques importantes de l’époque : « Nouturn » (Dark Tree DT(RS)05) (OUI, on aime !). John Carter (mort en 1991, sans doute l’un des plus grands clarinettistes que le jazz ait connu) et Bobby Bradford (toujours bien vivant, qui était des débuts du groupe d’Ornette Coleman mais dont les circonstances l’ont fait manquer plusieurs rendez-vous « historiques » – toujours l’Histoire !), sont passés à côté de la gloire et de la reconnaissance. Je les considère pour ma part comme faisant partie des musiciens les plus injustement sous-estimés de cette Histoire du jazz. On ne peut malheureusement plus y faire grand-chose si ce n’est de parler d’eux lorsque l’occasion s’en présente. En voici une double avec deux concerts, l’un de 1979, l’autre de 1982, où les deux musiciens se retrouvent en duo pour une série de pièces composées/improvisées magistrales.

John CARTER & Bobby BRADFORD : "Tandem"
John CARTER & Bobby BRADFORD : "Tandem"
Emanem

Là encore, on reste confondu devant le jeu de clarinette de Carter, sa justesse incroyable, son spectre sonore infini, ses suraigus précis, ses notes médiums et graves pleines et rondes, auxquels répond le jeu constamment inspiré et juste de Bradford au cornet. Rappelons que leur « Tandem », titre de l’album, existait depuis 1969 (Emanem 5204 – 2 CD) (OUI, on aime !).

Le label portugais Clean Feed est l’un des plus actifs en Europe dans le domaine des nouvelles musiques et, si leur impressionnant catalogue déborde largement des frontières du pays, il nous permet également de découvrir d’excellents musiciens d’une scène nationale que l’on connaît peu par ici. Ainsi celle du saxophoniste ténor Rodrigo Amado et sa puissance de jeu au service d’une musique tendue, forte et qui progresse dans la dimension spatiale, à laquelle contribue l’à-propos du guitariste Manuel Mota. Des musiciens à découvrir et un disque superbe : « Wire Quartet » (Clean Feed CF297CD) (OUI, on aime !).

Rodrigo AMADO : "Wire Quartet"
Rodrigo AMADO : "Wire Quartet"
Clean Feed

Retenons aussi le très joli duo franco-hollandais Matthieu Donarier (saxes) et Albert van Veenendaal (piano), ce dernier habitué à la formule, notamment avec la saxophoniste Esmée Olthuis (nous en avons parlé à plusieurs reprises). Tout au long des douze thèmes mélodiques de l’un et de l’autre, les deux musiciens sont dans une osmose parfaite et « collent » à leur musique : « The Visible Ones » (Clean Feed CF296CD).
Je choisis pour terminer trois disques de musiciens américains. D’abord le jazz post free solide et ouvert du quartette du bassiste Eric Revis, avec notamment Darius Jones au sax-alto, et la visite bienvenue de Brandford Marsalis sur deux pièces : « In Memory Of Things Yet Seen » (Clean Feed CF294CD). Nous retrouvons ensuite le grand guitariste Joe Morris à la tête d’un trio d’amis : Mat Maneri (vln alto), Chris Lightcap (b) et Gerald Cleaver (dm). Comme toujours avec lui (eux), la musique est d’une qualité superlative. Et non seulement le jeu de guitare est toujours surprenant, constamment inventif, et totalement original, mais c’est un régal de le suivre dans ses phrases, ses méandres, et sa beauté formelle : « Balance » (Clean Feed CF306CD). Quant au bassiste Adam Lane, il a réuni un Full Thottle Orchestra, octette international qui joue un jazz arrangé bien écrit, entraînant, tout à fait réjouissant, et qui sonne ! « Live in Ljubljana » (Clean Feed CF307CD).
Trois autres disques américains dignes d’intérêt, voire singuliers, vont clôturer notre brève présentation ; ils sont publiés par Pi Recordings. Le premier, paru sous le nom du batteur Tyshawn Sorey, est des plus surprenants. Compositeur (!) des quatre pièces, il n’apparaît, hormis une courte intervention basique presque intempestive, que très sporadiquement, avec quelques bruissements de cymbales ou frottis de caisse claire aux balais, laissant le pianiste classique/contemporain Cory Smythe développer un jeu d’une grande clarté, souvent intimiste, parfois répétitif, et où s’installent de longs moments de silence, souvent rejoint par la contrebasse (pizzicato ou archet) de Christopher Tordini. Le très long A Love Song (plus d’une demi-heure) laisse ainsi le piano seul durant vingt minutes, avant que la basse n’entre en jeu, tandis que la batterie, réduite au minimum, n’est audible que quelques minutes, laissant le piano continuer son lent cheminement jusqu’à la fin. Étonnant et fascinant, j’ai écouté ce disque trois jours de suite : « Alloy » (PI 56). Né à Chicago, le trompettiste et joueur de santur (sorte de sitar) américano-iraquien Amir ElSaffar travaille sur ses deux origines. Il en résulte un vrai projet musical qui dépasse de beaucoup nombre de productions world music. C’est bien fait, séduisant, et son sextette bien nommé Two Rivers Ensemble doit être très apprécié. « Crisis » (PI 59).

Henri THREADGILL's ZOOID : "In for a Penny, In for a Pound"
Henri THREADGILL’s ZOOID : "In for a Penny, In for a Pound"
PI Recordings

Et nous garderons pour la bonne bouche l’album de deux CD (à la durée très mesurée) du quintette Henry Threadgill Zooid : Jose Davila (tb, tu), Liberty Ellman (g), Christopher Hoffman (cello) et Elliot Humberto Kavee (dm, perc). À la fois ouverte, structurée, complexe et limpide, exigeante et savante, la musique du saxophoniste, flûtiste et compositeur est d’une grande beauté. Son art de l’équilibre, de l’arrangement, des alliances et des combinaisons instrumentales multiples, alors qu’il n’y a que cinq ou six instruments (pas de basse), représente un des sommets du jazz créatif contemporain. Threadgill, 72 ans, ancien de l’AACM de Chicago, dans la lignée de l’Art Ensemble et, dans une moindre mesure, d’Anthony Braxton, est un des musiciens afro-américains majeurs de notre époque, il est grand temps de lui donner sa place dans l’Histoire du jazz. « In for a Penny, In for a Pound » (PI 58) (OUI, on aime !).