"Après une tournée en Palestine, j’ai compris que l’évocation de ce plateau du Golan était sensible, à la fois merveilleuse et douloureuse" écrit le contrebassiste Hubert Dupont. De là est née la musique de ce nouveau disque...
Longtemps, le jazz, né de la convergence harmonieuse de différents courants musicaux [écoutez les mémoires de Jelly Roll Morton, qui prétendait l’avoir inventé], a absorbé, utilisé les musiques avec lesquelles il entrait en contact, comme les musiques haïtienne, brésilienne et cubaine, le flamenco, la musique savante occidentale, faisant siens certains procédés musicaux, mais les assimilant dans son propre langage, au dépit parfois des musiciens des styles ainsi pillés. Dans les années 90 du siècle passé, on a assisté peu à peu à l’inversion du mouvement, des musiciens de jazz jouaient avec des musiciens d’autres traditions et n’y apparaissaient plus que comme des ingrédients, Mclaughlin avec Hariprasad Charusia a été un des plus fameux exemples (ECM) ; on peut aussi penser à Wayne Shorter chez Milton Nascimiento (Minas, EMI-Brazil). Depuis, c’est à foison que des musiques sont proposées sous l’étiquette de jazz, dont la jazzité est lointaine. On a pu entendre récemment sur France-Musique, enregistré au Festival de Marciac, un groupe ainsi présenté :“le percussionniste indien Trilok Gurtu, le cubain Omar Sosa et le sarde Paolo Fresu”, qui a joué un morceau indien, puis un cubain, mais pas de musique sarde, ni de jazz. Ils sont tous les trois polyvalents, excellents musiciens et “versatiles”, ce qui fait que la musique s’écoute plaisamment, mais le jazz n’y est guère plus qu’une épice.
Le dernier disque de Hubert Dupont se place dans cette perspective. Lui-même se revendique, à justes titres, du jazz et des nouvelles musiques improvisées, mais la musique qu’il nous propose et qu’il a écrite, n’a que de lointains liens avec le jazz, c’est une musique arabe “progressiste” -qui subira peut-être les foudres de traditionalistes de ces milieux musicaux-, avec quelques ingrédients de jazz, un riff par-ci, une mélodie qui pourrait être jouée dans un contexte rythmique souignant (plages 3 et 4), un solo de oud qui n’est pas pensable sans le jazz, avec une interaction d’une articulation jazzeuse avec une percussion orientale (plage 3 et 4).
Le rythme dans la musique occidentale savante est dans la musique elle-même, dans la mélodie et l’harmonie. On ne peut même pas penser les séparer. Dans le jazz, il existe une “section rythmique", qui peut jouer seule -on connaît l’épisode de The Man I Love sur le disque de Miles Davis, le fameux “trou de Monk”. C’est, par ailleurs le principe des disques “Minus one” qui permettent aux étudiants d’improviser avec une section rythmique. La batterie est le principal apport organologique du jazz ; en français, on disait même,dans les années 30 “un jazz” pour la désigner. Le rythme est spécifiquement donné par cette section, même si l’on peut produire du jazz sans, c’est cependant en la sous-entendant. La musique d’Hubert Dupont est très marquée rythmiquement, d’une façon qui entraîne les musiciens impérativement, et ce n’est pas vers le jazz.
Il reste que la musique est belle. Elle plaira à ceux qui connaissent déjà ce que fait Hubert Dupont -ce disque a été enregistré en public. Chaque morceau est introduit par un solo instrumental plutôt rythmique (percussion, oud, contrebasse), suivi du thème joué par les instruments fluides (clarinette, flûte,violon) et de solos ; le thème 4 est joué d’emblée. Le percussionniste et le joueur de oud sont omniprésents et ont l’occasion de s’exprimer dans de longs solos, ainsi que le lideur. Le clarinettiste semble parfois mal à l’aise avec le rythme, comme dans la plage 2, où son jeu est haché, comme percussif, mais il s’adapte vite à la fluidité de la musique. Le violoniste est un grand instrumentiste ; la flûtiste est formidable, jouant une musique inventive et fort dynamique ; son long solo de la plage 5 est une merveille [On pourra l’entendre avec son propre groupe le 25/11/2016 à la Dynamo de Banlieues Bleues - Pantin, 93]. Tout le groupe s’entend à merveille pour jouer les arrangements de cette musique très structurée ; on peut noter quelques passages d’ensemble comme à la fin de la plage 2, après un long solo de percussion.
Une question pratique se pose : ou ranger ce disque, avec ceux d’Hubert Dupont, dans le jazz, dans un autre antre de ma discothèque, après ... Asmahan.
Hubert DUPONT : "Golan Al Joulan vol.1"
> Ultrabolic - Ultrack UTK1004 / Musea (parution le 11/10/2016)
Hubert Dupont : contrebasse, compositions / Youssef Hbeisch : riq, bendir, derboukas, percussion / Ahmad Al Khatib : oud / Naïssam Jalal : flûte / Zied Zouari : violon / Matthieu Donarier : clarinette.
01. Haïfa La Nuit - Pt.1 / 02. Haïfa La Nuit - Pt.2 / 03. Turquoise / 04. Tusi - Pt. 2 / 05. Morning Promise / 06. Pass Pass // Enregistré à Muisques au Comptoir, Fontenay-sous-Bois en octobre 2015.
Pas de texte de pochette. Il est dommage que l’interview de Hubert Dupont, communiqué à la presse, ne soit pas inclus dans le disque.