Un livre où il est question de musique, de pratique amateure, d’émotion, d’histoire de la musique et donc aussi un peu de jazz.
Pas vraiment un livre sur des musiciens (Sartre,Nietzsche et Barthes [1] au piano) et pas davantage un ouvrage sur le jazz, on s’en doute (et pourtant avec Sartre Le jazz,c’est comme les bananes…, ). Alors pourquoi cet intérêt soudain pour un livre hors–sujet ? A cause de sa réédition en poche d’abord. Le toucher des philosophes de François Noudelman avait déjà fait parler de lui, lors de sa première parution en 2008 chez Gallimard. Ensuite parce qu’il s’agit de musique et plus particulièrement de musiciens amateurs et que ce livre est formidablement écrit.
Précisons enfin que l’auteur est aussi philosophe et pianiste à ses heures.
Car amateurs musiciens ou amateurs de musique voire de jazz, nous en sommes tous plus ou moins là, qu’il s’agisse ou nom d’un jardin secret. Et c’est en cela aussi que se livre réjouit y compris le néophyte.
Apprendre ainsi que notre Jean Sol Parte national qui vitupérait contre l’ordre bourgeois au profit de l’ordre maoïste, qui donnait des entretiens à propos de nos musiciens contemporains, Stockhausen, Xenakis, Boulez, Berio… tout en consacrant plusieurs heures par jour au piano à déchiffrer des partitions de Chopin afin de les interpréter (écouter Mozart suffisait avec le "grand timonier" chinois pour se retrouver déporté) ou mieux encore qu’il s’époumonait dans l’intimité à chanter le célèbre air du Roi de Thulée de Gounod : voilà qui en un sens étonne, réjouit, émeut, rassure… c’est selon.
C’est que l’écrivain philosophe prolonge le lien imaginaire tissé avec l’enfance (la musique d’église avec son grand-père et celle que sa mère jouait au piano, à la maison) et que la pratique du piano vaut pour lui comme échappée du réel ; ce réel qui le somme de donner son avis sur Hiroshima, Staline, la guerre au Vietnam, le militantisme…
Avec Nietzsche pour qui Sans musique la vie serait une erreur (tout le monde a pu le lire à la belle saison sur certains T-shirts) se joue la concurrence avec Wagner qu’il adulera avant de quitter son influence. Par ailleurs la correspondance de Cosima révélera qu’elle riait bien avec son mari compositeur des prétentions musicales du philosophe ami. Et pourtant –contrairement à Sartre- Nietszche compose quelques 70 œuvres (musiques chorales, vocales, symphoniques). Plus encore, interné en hôpital psychiatrique après l‘épisode du cheval de Turin, il n’en poursuit pas moins pour autant sa pratique du piano à raison de deux heures par jour. Et lui aussi finit par préférer Carmen à Parsifal !
Pour Roland Barthes également, réhabilitation de l’amateurisme contre la pratique mondaine du piano avec également des réminiscences de l’enfance (il est l’auteur d’un court texte Piano souvenir rédigé l’année de sa mort.). Comme Sartre, il dialogue avec Webern, Pousseur et Boulez mais, comme lui, n’aime rien tant que jouer la célèbre Variation de Mozart Ah vous dirais-je maman.
Puérils nos héros littéraires ? Non simplement, ainsi que l’avance d’entrée de jeu l’auteur de ce Toucher des philosophes, un autre rapport à la grande Histoire se noue plus polémique et plus intime à la fois ainsi qu’une volonté de suspendre le temps de celle-ci. Nous songeons en écrivant ces lignes à une phrase que nous avait confiée le trompettiste-linguiste, new-yorkais-antillais Jacques Coursil, Il faut déshistoriciser le jazz au moment où celui-ci, selon lui, semblait courir après l’Histoire au début des années 80.
La musique se tait toujours ; elle ne s’encombre d’aucun discours …écrira Barthes de son côté.
Une conclusion s’impose à propos de ces trois pratiques musicales amateurs à la fois reliées à l’enfance et déliées de toute raison théorique : la victoire de l’émotion, des affects sur les idées... et l’histoire officielle en quelque sorte. Qui ne s’en réjouirait !
C’est probablement ce qu’à sa manière -maladroite et peu inspirée- voulait signifier Sartre à propos du jazz à l’occasion d’un concert. Le jazz comme musique vivante, musique de l’instant, de l’inspiration, de l’improviste, de l’improvisation. Et cela même si le jazz fait d’abord sous sa plume son apparition à travers de son personnage de La Nausée en train d’écouter Some of these days composé –écrira-t-il par un juif et chanté par une négresse à voix rauque ainsi que la pureté du saxophone dont le très sartrien critique de jazz de Télérama , Michel Contat -et lui aussi musicien semi- professionnel dans sa jeunesse suisse- rectifiera dans un article consacré à Sartre et le jazz : Cet air cité dans La Nausée a été composé par un Afro-Américain et chanté par une Blanche. Et le saxophone était en réalité une clarinette ! )
Mais c’est bien à un concert réel cependant que notre écrivain assiste lorsqu’il commet sa comparaison hasardeuse : Le jazz, c’est comme les bananes, ça se consomme sur place. Dans un club à New York en 1945, au Nick’s Bar exactement. Ceci pour dire que le jazz est une musique vivante qui se joue et se vit sur scène. Ainsi que le note F. Noudelman : Plus inspiré, il a aussi défini le jazz, à l’instar du cinéma, comme "la musique de l’avenir". À son retour à Paris, Sartre rencontre Charlie Parker et Miles Davis grâce à Michelle et Boris Vian, l’auteur précisément du Jean Sol Partre de L’Écume des jours.
Au total, dans cet ouvrage, le jazz semble bien loin en tant que genre musical -en dehors de l’intérêt bien réel pour l’un d’entre eux. Demeure cependant la pratique instrumentale commune à tous les amateurs de musique du monde, tous genres confondus.
Et puis n’oublions pas que Chopin -né le 1er mars 1810 ainsi que l’écrirait notre collègue en jazz- se livrait souvent à l’improvisation qui donnait lieu à de célèbres batailles entre musiciens, à l’instar des "batailles de sax" en jazz tandis que Jean Sébastien Bach aimait lui-même improviser (à ce titre son interprète Glenn Gould pourrait être perçu comme le continuateur de ce refus de la partition à la lettre).
Le toucher des philosophes. Sartre, Nietzsche et Barthes au piano - François Noudelman - Première parution en 2008 - Collection Folio essais (n° 589), Gallimard - 224 pages - ISBN : 9782070456703 -
[1] Qui ne cesse de faire parler de lui, si l’on peut dire, avec cet autre ouvrage à succès, de fiction cette fois-ci, réédité tout récemment lui aussi en format poche La septième fonction du langage où R. Barthes est bien le seul épargné au sein des intellectuels à la mode des années 70 qui servent de toile de fond au polar décapant et plutôt réussi sous la plume de Laurent Binet.