Thelonious Monk (10 octobre 1917 - 17 février 1982), pianiste et compositeur. C’est par lui que Pierre Gros a abordé le jazz en étant adolescent. C’est par lui qu’il est allé ensuite de découverte en découverte avec, toujours, cette ombre qu’il sentait planer même quand Monk n’était pas présent sur les disques, chez Rollins, Miles et les autres. Une passion qu’il a souhaité faire partager...

Le blues, cette musique qui touche ton âme d’adolescent. Sam Lightning’Hopkins, Muddy Waters, BB King, Otis Rush, Elmore James, Brel, les suites de violoncelle de J.S Bach tout ça est pour toi taillé dans le même bois. Tu ne fais aucune distinction. À cet âge tu ne te poses pas la question et plus tard tu t‘apercevras que d’autres le font, tu te sentiras alors bêtement coupable en te demandant s’il faut ne pas aimer ce que tu aimes mais que tu aimes quand même.
Tu jettes une oreille vers les stars anglaises et même les plus grandes te semblent un peu fades, certes tu aimes leurs mélodies mais tes copains eux disent que c’est génial alors tu fais comme si. Tu préfères et de loin Jimi Hendrix, sa musique te plaît au plus haut point, son coté radical et son ascendance amérindienne t’intriguent. Tu essaies sans y croire de reproduire sur ta guitare ce que tu entends, d’ailleurs tu sais que ce n’est pas ton instrument de prédilection mais tu n’avais que ça à portée de mains, et même si tu vénères Django qui pour toi est avant tout un musicien sans égal, ton oreille est attirée par les graves dont tu aimes la profondeur.
On te refile la partition de Blue Monk que tu déchiffres avec le plus grand mal et tu penses que monk ça veut dire moine. Cette musique t’attire sans que tu arrives à en déterminer la raison ; Tu n’as même pas remarqué le subtil décalage rythmique de la mélodie sur lequel tu butes encore et encore et dont on ne t’a même pas parlé. Tu en prendras conscience un jour quand tu seras grand.
Tu passes devant un magasin de disques et tu lis sur la pochette d’un vinyle « Thelonious Monk », tu l’achètes et dés la première note du blues ton esprit est happé, ce n’est pas que tu sois tétanisé, non mais tu aimes ça sans retenue ; les mots manquent pour décrire ce que tu ressens. Tu aimes l’espace, le minimalisme, la déconstruction, les chausse-trappes, les ruptures, les dissonances du pianiste, tu aimes le son du batteur, sa charleston, ses roulements, tu adores les lignes chantantes du contrebassiste, son solo d’une immense simplicité, tout cela est extraordinaire pour toi. Tu as conscience, même si tu ne connais pas encore bien le terme que tu es face à la quintessence d’un art. Pour retrouver la forme blues de 12 mesures tu comptes sur tes doigts, mais tu te laisses emporter par l’incroyable liberté, le sens de l’espace du pianiste, tu tombes dans ses pièges et il te faudra plusieurs années pour t’y retrouver. Et pendant que tu y es tu passes à la plage suivante et tu comprends d’un même élan que Just a Gigolo n’est pas un rock and roll mais une chanson déchirante, d’ailleurs tu ignores que son origine est autrichienne.
Tu ne le sais pas encore mais il s’agit pour toi de quelque chose qui s’ouvre et la découverte du saxophoniste ténor qui joue sur Let’s call this, sera l’occasion d’aller vers un ailleurs. Tu épuiseras jusqu’à la corde ses enregistrements en trio, paradoxalement ceux sans piano. Tu t’intéresseras à ses collaborations avec un trompettiste que tu adoreras immédiatement et dont tu découvriras la version de ’Round Midnight dans laquelle joue cet autre saxophoniste qui semble en colère, on te dira qu’il faut l’aimer et que ne pas l’aimer est une très grande faute. Rouge de honte, tu mettras du temps à l’apprécier, et puis tu n’aimes pas son coté mystique-religieux, ça t’irrite au plus haut point car ce n’est pas pour toi l’essentiel.

Par là même tu apprends que Thelonious n’est pas moine, que son ombre n’est jamais très loin de tout ce monde qui s’agite, qu’il est surnommé le grand prêtre du bop par ses pairs, mais là ça te fait sourire et tu entends parler de jams mythiques avec Kenny Clarke et Charlie Christian dans un obscur club de Harlem, de Coleman Hawkins qui a su déceler en lui ce pourquoi nous allons l’aimer, tu imagines les Parker, Dizzy, Rollins, Coltrane, Miles, admiratifs, peut-être même craintifs, observer par dessus son épaule et ses drôles de chapeaux, ses incroyables bagues, ces mélodies abruptes, ces harmonies qui sonnent comme autant de tâches de couleurs sur la toile. Lui, grognant devant ces pilleurs d’idées.
Pour toi il ne pouvait être que pianiste, aurait-il été musicien s’il n’avait pas rencontré le piano ? Plus tard tu entendras des controverses sur sa capacité à en jouer, la question et sa réponse te semblent totalement hors sujet : ce que tu aimes chez lui c’est avant tout son utilisation du silence, sa capacité à refuser ou ne pas vouloir choisir entre deux notes. Là semble résider l’intérêt suprême de sa musique qui va au delà des notes et des mots. Essayer encore et encore, peut être est-ce sa façon à lui de dire non au monde des décideurs qui l’entourent ? Ce monde qui veut que l’on tranche et fasse des choix sans retours.
À exprimer l’indicible, tu le sais aujourd’hui il s’obstinera, jamais il ne renoncera, et le silence finira par s’imposer.
Maintenant, tu l’imagines tel un Bartleby chez la baronne Pannonica, assis devant l’immense baie vitrée, regardant la ville par delà l’Hudson River, observant les lumières, la multitude de points blancs, noirs, gris qui courent partout allant nulle part. La brume du matin, l’éclat des voix, le regard tendu vers l’horizon à regarder ce que nous ne voulons pas voir encore et encore.


Il serait trop long ici de faire l’inventaire des enregistrements de Thelonious Monk. Pour la simple et unique raison que rien n’est anodin chez un artiste de cette importance qu’on l’apprécie ou pas. Tout juste pourrions-nous dire que les premiers enregistrements chez Blue Note valent surtout par l’énoncé de la presque totalité du corpus monkien plus que par ses solistes mis à part Monk lui même et le vibraphoniste Milt Jackson dont on ne souligne jamais assez l’importance. Soulignons également les pièces solo qui jalonnent l’ensemble de son œuvre enregistrée…
L’énumération des réinterprétations de ses pièces par d’autres instrumentistes serait encore plus fastidieuse mais remarquons le disque en trio de Tommy Flanagan (Thélonica), l’Evidence de Steve Lacy avec Don Cherry, les disques de Paul Motian, le Carmen sings Monk de Carmen McRae, on en oublie…