Ce petit parcours hexagonal commence par du jazz. Cela va de soi, dira-t-on, sur un site qui est dévolu à cette musique. Pas forcément, répondrai-je, car le jazz ne se rencontre pas toujours où on croit le trouver. Pas seulement parce que l’on colle l’étiquette jazz sur n’importe quoi (une grande spécialité des festivals), mais surtout, et c’est plus subtil, parce que des disques qui ont toutes les apparences du jazz ne véhiculent rien de son héritage, tandis que d’autres, à première vue – écoute – plus éloignée, restent dans l’esprit. Toute l’histoire de la nouvelle musique européenne, depuis cinquante ans, représente une longue suite de ces contradictions. Et la France est particulièrement bien placée pour en donner tous les exemples.

Le quartette Lucky Dog, composé de Frédéric Borey (ts, ss), Yoann Loustalot (tp, flhn), Yoni Zelnik (cb) et Frédéric Pasqua (dm), se situe délibérément dans la tradition du jazz, en particulier dans une lignée Steve Lacy/Don Cherry, ou le merveilleux défunt quartette Old And New Dreams (dont Cherry faisait partie) comme ils le revendiquent. Cet excellent disque a été recensé dans la Pile de disques de mai 2018. « Live at the Jacques Pelzer Jazz Club » (Fresh Sound New Talent FSNT-542 - distr. Socadisc).

Movezom, c’est-à-dire François Malandrin (dm, machines, compositions et arrangements) revendique clairement l’héritage afro-américain à travers l’esprit de John Coltrane et non pas le jeu formel. Le disque est très largement vocal, orienté diction/rap et anglais/français. Et parmi ces gens qui donnent de la voix sur un habillage sonore superbe, on a la surprise de retrouver Abiodun Oyewole, membre original des Last Poets (il figurait dans le premier album qui fut une révélation et fit date). Côté saxophones, il a demandé à Alexandra Grimal, Ricardo Izquiero, Thomas de Pourquery et Boris Blanchet d’intervenir ponctuellement, de même que le Welcome String Quartet. Tout cela donne une très belle et originale réalisation, déjà présentée sur notre site dans la Pile d’avril 2018. « Revisiting The Trane » (Futura GER 43).

L’album précédent est l’un des trois disques posthumes produits par notre regretté ami Gérard Terronès. Le second présente le duo Daniel Beaussier (saxos, hautbois, cor anglais, clarinettes et flûtes) et Manu Pékar (guitares). Avec l’apport de Jean-Lou Descamps (violon, objets) sur 16 pièces, et de Pierre Marcault (percussions sur deux), ils proposent vingt-six courtes séquences titrées par des prénoms et des initiales qui sont plus que de simples hommages à de grands musiciens, mais la réunion d’une vaste famille dans une même communion, de Lester Y. (0’45) à Gil E. (4’54). «  For (and More) » (Futura SON 07).

Enfin, le saxophoniste Michel Fernandez, accompagné par le piano cristallin mais profond de Joël Sicard, et par une solide rythmique, François Gallix (cb) et Nicolas Serret (dm), poursuit ce qu’il y a de meilleur en jazz : un quartette soudé et impliqué, un saxo soprano coltranien, un ténor puissant, et à l’arrivée un merveilleux disque enraciné, intemporel, donc moderne. Exactement ce qu’a toujours insufflé Terronès. « Brazza Cry » (Impro 09). OUI !

Si un musicien (par ailleurs preneur de son réputé) illustre bien le dilemme jazz ou pas jazz, c’est bien Jean-Marc Foussat. Pour beaucoup, sa musique, expérimentale, contemporaine, électroacoustique et tout ce que vous voudrez, n’est pas du jazz. Or, Jean-Marc est un vrai et grand amateur de jazz et de musique afro-américaine sous toutes ses formes et de toutes les époques. Alors ?
Suivons-le, d’abord en trio. Le musicien portugais Joao Camoes (alto -violon- et mey -instrument turc à anche double), Jean-Luc Cappozzo (trompette, bugle et “harmonic” flûte) et Jean-Marc Foussat (electronics, “other devices” et voix) improvisent, avec beaucoup de concentration, une musique fine, précise, intériorisée, subtile et sensible, mais aussi forte et savoureuse, dont la densité accroche l’auditeur. On remarquera comment se marie l’électronique de Jean-Marc avec les instruments purement acoustiques ; il ne les couvre jamais, et ceci est valable pour tous les disques dont il est l’instigateur ou auxquels il participe. « Autres paysages » (Clean Feed CF456CD).

Chanteuse puissante et musicienne chinoise renommée, Bao Luo rencontre Jean-Marc Foussat qui fournit derrière elle un background parfait au synthé, déployant parfois un spectre sonore énorme, auquel s’ajoute un gros travail de studio (effets de gong, myriade de “petits” sons multi-phoniques, etc.). Si sa voix exceptionnelle fascine, Bao Luo joue également du gu-zheng (sorte de cithare chinoise) et de la flûte dans deux des cinq pièces très variées qui composent ce disque dont la musique nous fait accéder à un autre rapport au temps. « Surface calme » (Fou Records FR-CD28).

Et revoilà Jean-Marc Foussat et son dispositif électro-acoustique en compagnie de Matthias Mahler au trombone et Nicolas Souchal à la trompette et au bugle, ce qui forme le groupe Pavillon Rouge. Une musique free inventive qui démontre un nouvelle fois le”liant” qu’apporte Jean-Marc aux deux souffleurs et les contrastes qui en découlent. « Solution n°5  » (LFDS Records 006).

.

Dans un “genre” voisin, Jean-Marc Foussat rencontre Quentin Rollet, le fils (saxo sopranino et alto, synthé, voix), et Christian Rollet, le père (batterie, percussions) pour une séquence free assez rude, mais spontanée et très vivante. « Entrée des Puys de Grêle » (Bisou/fou Records BIS-007-U).

.

Et voilà que l’ami Christian Rollet profite de la situation et des micros de Jean-Marc (qu’il complétera avec ceux de Thierry Cousin) pour réaliser son premier disque en solo. Un pur disque de batterie-percussions au sens premier du terme, qui ne cherche pas à faire “joli”. Donc, pas d’instruments “mélodiques” dans ces improvisations où sourd le vécu du musicien, mais une frappe déterminée, des sons bruts, des rythmes, des structures et, comme l’écrit Christian, une « temporalité intime, turbulente ou sereine sans autre enjeu qu’elle-même ». Un parfait résumé de toute sa vie de batteur et de musicien. « Calamity Roll in the Dark » (ARFI CC02 – distrib. Abeille Musique, Les Allumés du Jazz).

Joe McPhee enregistra sa première composition, O’ C.T., avec Clifford Thornton en 1967 dans l’album « Freedom & Unity » qui était d’ailleurs le premier disque du tromboniste (à pistons) disparu prématurément en 1983. Cinquante ans plus tard, dans le cadre du Nickelsdorf Festival, il a souhaité rendre hommage à son maître en réunissant, autour de son trombone et de son saxo ténor, un Clifford Thornton Memorial Quartet : Daunik Lazro (baryton et ténor), Jean-Marc Foussat (synthé analogique) et Makoto Sato (batterie). Soit une longue improvisation collective progressive extrêmement “forte”, puissante et intense durant laquelle les musiciens sont particulièrement impliqués. Un rappel conclut ce beau concert, et un texte de McPhee et des photos d’époque accompagnent cette parution « Sweet Oranges » (Not Two MW-971-2). OUI !

Le trombone solo a été une discipline très appréciée depuis des décennies et, à la suite d’Albert Mangelsdorff, il a connu ses virtuoses comme Paul Rutherford, Wolter Wierbos ou encore Yves Robert. Christiane Bopp, exceptionnelle instrumentiste, s’inscrit dans cette lignée et la dépasse même avec des effets de cor de chasse ou un jeu mêlant voix et instrument. Il ne s’agit pas de “bruitage” mais d’exploration musicale à travers la coulisse. « Noyau de lune » (Fou Records FR-CD29).

Actions Soniques est le résultat d’un projet initié par le guitariste Dominique Répécaud (par ailleurs organisateur du festival Music Action de Vandoeuvre) qui nous a quitté en 2016 quelques mois après cet enregistrement. Ses quatre compères, Daunik Lazro (saxo baryton), Géraldine Keller (voix), et le duo Kristoff K. Roll (Carole Rieussec et J-Kristoff Camps aux matériaux sonores multiples), se sont donné beaucoup de mal pour réaliser ce disque en sa mémoire. Il y a en effet un gros travail de montage et de mixage : incrustation d’éléments divers, nombreux effets, environnement sonore “peu tranquille”... À la fois cohérent et morcelé, ce disque inconfortable demande une écoute exigente. «  Actions Soniques » (Vand’Oeuvre 1850 - distrib. Metamkine, Les Allumés du Jazz

Les quatre productions du jeune label Gigantonium ont fait l’objet de recensions sur notre site (Pile de disques de mars pour les deux premiers, de mai pour le troisième, et Appeal d’octobre pour le dernier) auquel je renvoie le lecteur. Mais je tenais à les inclure dans cette revue.
TBPN (abréviations de trombone et piano) est un duo formé par Xavier Camarasa (piano et piano préparé) et Matthias Mahler (trombone) que l’on a tous les deux rencontrés auprès de... Jean-Marc Foussat ! Deux formats, cinq parties, 29’ et tout est dit, du moins l’essentiel – la concision est une qualité. Bravo pour ce disque épatant et plein de trouvailles. «  TBPN » (Gigantonium GIG003TBP1).

Tout aussi captivant, le disque de Clément Janinet, O.U.R.S., initiales du titre Ornette Under the Repetitive Skies, se réfère au « lyrisme des mélodies du free jazz » et s’inspire également des musiques répétitives. Et c’est intéressant, car le free jazz n’a jamais eu la réputation d’être mélodique, à tord, et le violoniste nous le démontre parfaitement. Évoluant la plupart du temps en quartette, avec Hugues Mayot (saxo ténor/clarinette), Joachim Florent (contrebasse), Emmanuel Scarpa (batterie), il reçoit parfois le renfort de Gilles Coronado (guitare) et de Mario Boisseau (violoncelle). Il en résulte un disque extrêmement bien fait, élaboré et équilibré. Beau travail ! « O.U.R.S. » (Gigantonium GIG002OUR1).

Conçu comme un 33 tours (Face A et Face B), et enregistré par Foussat, ce nouveau disque de Jean-Brice Godet contient « 8 études pour dictaphones, radios et clarinettes » et s’avère un beau bricolage mêlant discussions, messages téléphoniques, bruitages de toutes sortes, frottements, grattouillis, bouts de chansons enregistrées sur cassette, etc., jusqu’au déluge final – inventaire impossible – et... clarinettes ! « Épiphanies » (Gigantonium GIG004GOD1).

Dans le disque suivant, pensé et concocté par Sylvain Darrifourcq, on ne butine pas, on ne farfouille pas, on fonce, jusqu’à « l’évitement du point d’arrivée », son objectif. Aussi l’on est saisi dès l’entame sur les chapeaux de roues, par le rythme puissant et soutenu, et le gros son des trois protagonistes, la batterie du leader, et les violon et violoncelle des frères Théo et Valentin Ceccaldi. Ce rythme insistant (obsédant ?) s’interrompt parfois d’un coup par quelque pizzicato ou ébauche de mélodie, avant de reprendre de plus belle. Puis on est suspendu à un battement sourd – tourne-t-on à vide ? – avant que l’implacable tempo nous emporte à nouveau. Épuisant ? Inconfortable ? Peut-être, mais à coup sûr original. « In Love With - Coïtus Interruptus » - (Gigantonium GIG006ILW1).

Un disque, remarquable, qui vient de me parvenir – je n’ai donc pas pu encore en apprécier toutes les richesses – illustre une autre voie : celle des rencontres du jazz et de la musique contemporaine, dite “occidentale”. Ce n’est pas une nouveauté, et si certains ont réussi à dépasser la synthèse (Anthony Braxton, Butch Morris, John Wolf Brennan, Alexei Aigui, parmi les noms qui me viennent spontanément), d’autres s’y sont cassés les dents et n’en sont restés qu’à la surface. À cela s’ajoute l’éternel dilemme entre composition et improvisation que résout Mosaïques , composé par François Cotinaud et Benjamin de la Fuente, le résultat d’un travail de soundpainting, un « langage de composition en temps réel » – François vous explique tout cela très bien dans son texte de livret. Ce travail se situe dans le prolongement de “l’œuvre ouverte” pratiquée notamment par John Cage et Earle Brown, à partir de combinaisons multiples qui peuvent varier à chaque interprétation. Huit pièces/séquences forment donc Mosaïques (multiples ”morceaux” qui s’assemblent), joué par l’Ensemble Multilatérale (flûtes, hautbois, clarinettes, trompette, trombone, percussions, harpe, piano, violon, violoncelle), soit dix musiciens qui peuvent déployer une palette de sons des plus variés, contrastés et, bien sûr, colorés. Une somptueuse réalisation. « Mosaïques » (Musivi MJB 022CD - distr. Musea - Metz). OUI !

Je conclurais volontiers cet inventaire panoramique par un trio de piano jazz. Un vrai, tout simplement. Totalement nourri de la grande tradition et, en même temps, plein de fraîcheur. Ce Second souffle de Jean-Pascal Moget serait, parait-il, son premier disque. Moget, pianiste, compositeur de l’ensemble du répertoire, Philippe Monge (cb) et Baptiste de Chabaneix (dm) nous démontrent indiscutablement que l’on peut s’inscrire dans l’histoire du jazz, voire la revisiter, sans vouloir nous faire croire que l’on est en train de tout inventer. Ils jouent le jazz intemporel. Point. « Second souffle  » (Chanteloup Musique CMD011 - UVM Distribution).