Une jolie surprise a précédé la soirée anniversaire proprement dite avec le pianiste Bill Carrothers, qui était le soir précédent à Paris au Duc des Lombards et avait bien envie de profiter de son petit séjour en Europe. Le président de l’AJMI Jean-Paul Ricard en a eu vent par un ami commun et aussitôt dit, aussitôt fait, c’est Gérard de Haro des studios de la Buissonne où le pianiste enregistre souvent ses disques, qui l’a invité. L’an dernier c’étaient les studios qui fêtaient leur 30° anniversaire.
Le pianiste a quitté son Michigan et la ville de Mass City où il réside, sous deux mètres de neige et a livré un magnifique concert solo de plus d’une heure. Il a quitté ses lourdes chaussures et va jouer quasiment dans la pénombre avec deux bougies, assis sur une chaise car il n’aime pas les tabourets, hésitant et paraissant improviser à chaque morceau, baladant quelques instants ses mains au-dessus des touches après s’être détendu la nuque et les épaules tout en parlant dans sa barbe naissante avec un accent américain coupé au couteau que j’ai eu bien du mal à traduire, sauf les ok, ok ! Puis il se lance tout heureux de l’idée malicieuse qui lui est venue et qui va se concrétiser par des cascades de notes. Lui aussi va fêter quarante ans de piano. Né en 1964, il est sur scène depuis 1979 et on peut dire qu’il compte parmi les dix meilleurs pianistes mondiaux. Quelques standards, mais réinterprétés, démultipliés et nous voilà égarés…les influences viennent à la fois du classique, du blues et de maîtres tels que Thelonius Monk ou Billy Strayhorn. Ses disques solo sont d’ailleurs une merveille de sensibilité et de rêveries auxquelles il nous a conviés ce soir-là. Un seul regret : qu’il ne chante pas, car sa voix proche de celle de Chet Baker, est une petite merveille comme dans le disque Love and Longing.
Le lendemain soir, le public est au rendez-vous, malgré la lourde atmosphère de contestation des Gilets Jaunes ayant envahi le centre-ville. Retour au calme heureusement qui permet à chacun de venir dès 18hs pour le premier concert donné dans la salle John Coltrane au rez-de-chaussée du Théâtre du Chêne Noir. Salle qui accueillit avec la complicité de Gérard Gelas directeur du théâtre, les premiers concerts de l’AJMI. Dont le tout premier en février 1978 avec Michel Petrucciani ! Ce n’est qu’en 1985 que l’AJMI continua les concerts en ce lieu pendant 10 ans avant de s’installer dans la salle définitive de la Manutention. Tout amateur éclairé de jazz jeune ou moins jeune, traîne ou a traîné ses guêtres à l’Ajmi. Car le club organise non seulement des concerts, mais également des jam sessions et des conférences animées par son toujours dynamique Président Jean-Paul Ricard, sans oublier son label indépendant. Les équipes changent, le Président reste ! Et cette année, c’est une nouvelle équipe qui est arrivée dont la directrice Aïda Belhamd qui emmènera l’AJMI vers les cinquante ans !
Le trio du guitariste Rémi Charmasson, du contrebassiste Bernard Santacruz et du batteur Bruno Bertrand a le privilège d’ouvrir le bal. Rémi, Bernard et Bruno sont des musiciens et amis de longue date qui ont fait leur premiers pas à l’AJMI et ont eu ensuite la carrière que chacun connait. Une grande émotion évidemment ! A l’époque c’était Bernard Jean à la batterie qui a ensuite choisi le vibraphone. White Horses, composition de Bernard Santacruz entame le concert, écrite en 2008 et très souvent jouée par la suite, extrêmement mélodique en ce qui concerne la contrebasse. Ici Et Là poursuit le concert, composition ancienne de presque 30 ans en duo avec le contrebassiste Claude Tchamitchian dans le disque Caminando, , de même que Salik, entendu avec le quartet du contrebassiste en 2014 dans Migrants qui venait de se créer à l’Ajmi. Suit un puissant solo de batterie avec un tambour qui roule comme un battement de cœur tout le long d’une très jolie composition de Jim Pepper, saxophoniste d’origine indienne disparu en 1992, avec des versions chantées dont les paroles très poétiques « je suis allongé au bord de l’eau et la rivière coule dans mon cerveau... » sont dans Witchi Tai-To titre qui a inspiré pas mal de musiciens de jazz. Rémi Charmasson n’a jamais caché son amour des grands espaces américains et de films comme « Et au milieu coule une rivière », ni de certains auteurs comme Jim Harrison. On le ressent tout à fait dans ce concert qui continue avec une composition de leur ami commun d’origine américaine, le violoncelliste Eric Longsworth, appelée One Day… où tout un chacun est appelé à poursuivre cette idée. Un jour…la musique adoucira vraiment les gens, on peut toujours rêver et c’est à cela que ce très beau concert nous a invités ce soir.
En seconde partie arrive le quintet d’Henri Texier présenté par Jean Paul Ricard, Gérard Gelas le directeur du Théâtre du Chêne Noir et Aida Belhamd. Qui mieux qu’Henri Texier pouvait boucler la boucle des quarante ans ? Un des plus grands musiciens de jazz actuel à la carrière si riche tant nationale qu’internationale, un des premiers musiciens que le Théâtre du Chêne Noir a accueilli au début des années 80 à la salle Benoit XII. Mais le souvenir le plus fort de Jean Paul Ricard (je n’y étais pas hélas !) est le concert qu’Henri Texier a donné dans la salle Antonin Artaud avec Joe Lovano et Steve Swallow ! C’était donc une évidence de programmer ce musicien en ce lieu grâce à quarante ans de fidélité entre le Théâtre du Chêne Noir et l’AJMI, une belle aventure humaine qui continue à faire vivre un art libre !
Comme ce fut évidemment un magnifique concert. Le Sand Quintet est composé à côté d’Henri Texier de son fils Sébastien Texier au saxophone alto et clarinette, Vincent Lê Quang aux saxophones ténor et soprano, Manu Codja à la guitare et Gautier Garrigue à la batterie. Henri Texier a un son vraiment unique reconnaissable à tous les coups. Une contrebasse qui chante, une sonorité incomparable qui entame en solo le concert et déjà on se régale avec Les Là-Bas, ancienne composition de 1977 dans le disque Varech. Suivent deux nouvelles compositions d’un seul tenant Sand Woman de l’album du même nom sorti au début de cette année et Hungry Man. Berbère quant à lui, remporte toujours autant l’adhésion ( de l’album African Flashback avec Aldo Romano et Louis Sclavis en 2005), tout comme Indians et Amir, anciennes compositions jouées en suite, revisitées dans l’album Sand Woman. Nouveaux éclairages et nouvelles textures amenés par ce quintet de choc plein de jeunesse. Il fallait voir les visages de ces jeunes musiciens, les sourires complices, le plaisir palpable de jouer ensemble autour du patriarche protecteur les présentant avec amour en posant sa main sur leurs épaules. Ah le son de Manu Codja toujours emballant ! Les duos palpitants de Vincent Lê Quang et Sébastien Texier ! Le talent fou du jeune Gautier Garrigue qui s’est lancé à plusieurs reprises dans des soli époustouflants au placement impeccable ! Rappel sur un petit clin d’œil à Charlie Haden avec le bien nommé Quand tout s’arrête de l’album Amir. Des tubes intemporels finalement qui résisteront au temps sous la houlette d’un Henri Texier toujours aussi dynamique grâce au choix pertinent des musiciens qui l’accompagnent.
Joyeux anniversaire l’AJMI et rendez-vous dans 10 ans pour fêter les 50 ans !
Pour aller plus loin : https://www.chenenoir.fr/
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