Opéra jazz baroque

Samedi 4 mai 2019

Lady M, ce soir, c’est l’évènement du printemps, il y a plus de musiciens dans la salle que sur scène.
Vêtus de noir : ticheurte et longue jupe, ils s’installent en premier quartier de lune, le leader à la pointe du dispositif : Marc Ducret, guitares et compositions, Samuel Blaser trombone, Sylvain Bardiau trompette et bugle, Catherine Delaunay clarinette et cor de basset, Liudas Mockunas saxophones et clarinette basse, Régis Huby violons, Bruno Ducret violoncelle, Joachim Florent contrebasse et Sylvain Darrifourcq percussions, batterie, électronique. Au pupitre-son, Céline Grangey.

Sur l’installation horizontale ( il faut grimper dans son drone virtuel pour la voir, la guitare allongée sur le dos et ses bidouilles), Ducret lance un bourdon métallico-circulaire. (Oui, cette installation fut utilisé avec Sara Lee Lefevre dans Morse). Ils cheminent, on voit le chemin, cahoteux, boisé, des fougères aigle par ci, des bouquets de compagnon rouge par là, une flaque d’eau à enjamber. Ils cheminent. Les quatre souffleurs et le quatuor à cordes, liés par le drummer, le vent en moins on dirait la horde du contrevent.
Ducret se fend d’un solo volubile, clair, précis : "je vous rappelle pourquoi on est là, d’où on vient, où on va. Droit devant straight ahead tous ensemble !!"
Oui, c’est une valse, à tout le moins un déplacement ternaire : appui sur une jambe, déplacement du centre de gravité, appui sur l’autre jambe, trois temps. Ils arrivent quelque part : un pont-levis ? Une barrière d’octroi ? Un vigile leur demande qui va là.
La trompette le lui dit : "c’est nous connard, tu dors ? On est tous là, appelle ton chef, crétin, bouge-toi ».
Entre Rodrigo Ferreira, haute stature, jupe noire, châle rouge sur les épaules, barbe de quelques jours. Contreténor, SVP. Une voix qui saisit. Une voix kinesthésique. Comme il jacte en anglais et que le niveau moyen du français moyen contient parking, sandwich et feuque, il convient d’imaginer. Il est venu dire quoi, le lascar en rouge ? Qu’on lui a fait des misères ? Que les gilets jaunes n’ont pas voulu qu’il s’installe au milieu d’eux, comme un coquelicot précoce ? Que sa chérie, hein, sa chérie.... ?
Ne mentez pas dans la salle : qui a compris ce qu’il chante ?
Le trio trompette-basse-batterie ponctue sa tchatche. Pour le calmer ? Pour le contenir ? Pour reformuler « mais dis-donc, c’est quoi ton problème finally ? ».
Puis la guitare et le sax soprano : le ton monte, ils vont pas se laisser faire qu’ils lui disent, t’es qui toi ?
Il leur répond, ils persévèrent : tumulte !!
Avec sa voix perchée, il leur cloue le bec. Il veut bien causer mais pas avec n’importe qui ; avec la trompette il veut bien. Voilà : unisson, unissons, unissons-nous. Quelle entente soudaine et surprenante et délicieuse !
Le trombone, a cappela, vient ponctuer cette belle entente d’une une virgule géante.
Il sort, le contre ténor.
Elle entre, Lea Trommenschlager, la soprano, jaune et rouge. Elle, qu’on se dit, les gilets jaunes l’ont prise à bras le corps, ça se voit, il y a des traces ( il faut lire les Furtifs de Alain Damasio ).
Alors donc, elle nous le dit : « sexe me, feel me ». Est-il raisonnable de sortir ces mots-sons de leur contexte qui ferait croire qu’elle raconte des cochoncetés ? À moins qu’elle ne parle de la fin du monde, de la fin du mois et de la fin de la nuit ? Son histoire dure un temps certain, elle regarde Ducret qui pilote l’aventure sans partition, tout dans la tête les paroles à la bouche. Un regard hophophop !
Comme ces musiciens sont d’abord des zicos de jazz donc des improvisateurs, on entend le bassiste, la clarinette, le sax soprano, le trio guitare-basse-batterie aussi, plusieurs fois. Et pas pour faire joli, pour un sérieux moment de joyeuse gambade. Des moments d’une grande douceur agissent comme un liniment sur un hématome parce que la tension est extrême. Pas un bruit dans la salle comble, pas UN bruit. Apnée générale.
Le costaud revient ; c’est connu, après les entretiens individuels, il faut se mettre ensemble autour de la table. Un harceleur et sa harcelée ? Un commercial et son client ? Un macroniais et une macroniaise ?
Encore une fois, on ne peut qu’imaginer leur propos : une fin de repas où on continue de tuer le temps et la bouteille de Côte Rôtie, les aventures des dernières vacances à Cuba dans une résidence étoilée à l’abri des clôtures, une présentation à deux voix du programme pour les Européennes ?
Oui, c’est frustrant de ne pas comprendre ce qu’ils chantent. Pas de livret à consulter discrètement, pas de voisin qui fait l’interprète en temps réel, pas de sous-titrage projeté au fond de la scène.
On a beau dire qu’il s’agit du monologue de Lady Mac Beth, acte V, ça ne suffit pas.
Heureusement, la musique peut tout. Du verbe au son, de l’écrit à l’ouï, en pleine synesthésie bricolée. Chacun aura vibré encore plus au délicieux duo trompette-clarinette, improvisé d’abord puis écrit avant que Ducret ne retourne vers sa guitare préparée et le bourdon du début. Qui bourdonne, ourdonne, onne, ne, …...
On prend une grande bouffée d’air avant d’applaudir trèèèèèès fort.


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Pan Piper
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