C’était il y a 50 ans... Début juin 1969, quatre jeunes musiciens venant de Chicago débarquent à Paris avec armes et bagages. Et de bagages il y en a ! qui contiennent une impressionnante quantité d’instruments... Ainsi naquit l’Art Ensemble of Chicago.
Début juin 1969 : à l’instigation de Claude Delcloo, batteur et directeur de publication de la revue d’art Actuel (1e version), quatre jeunes musiciens quasi inconnus venant de Chicago débarquent à Paris avec armes et bagages. Et de bagages il y en a ! qui contiennent une impressionnante quantité d’instruments, en particulier des percussions de toutes tailles et de toutes origines. Ces musiciens sont membres de l’Association for the Advancement of Creative Musicians (AACM), créée à Chicago en 1965 à l’initiative du pianiste Richard Abrams. Ils s’appellent Roscoe Mitchell et Joseph Jarman (anches multiples), Lester Bowie (trompette) et Malachi Favors (contrebasse) et, de 1966 à 1968, ont enregistré, dans des combinaisons diverses, le contenu de six albums pour les labels indépendants Delmark et Nessa.
Lorsqu’ils arrivent à Paris, ils n’ont pas encore de nom et, pendant quelques temps, certains les appelleront AACM de Chicago. Puis ils deviendront rapidement l’ Art Ensemble of Chicago , soit le Roscoe Mitchell Art Ensemble plus Joseph Jarman.
Dès le 12 juin, ils sont sur la scène du Théâtre du Lucernaire, et le 23, enregistrent au Studio Saravah leur premier disque, “A Jackson in your House”, pour la future fameuse collection Byg/Actuel. Trois jours plus tard, le 26, le contenu de trois albums est mis en boîte pour RCA Freedom. Le 28, rejoints par Anthony Braxton et Steve McCall, ils participent à un festival Actuel à l’American Center, partageant le plateau avec d’autres musiciens free fraîchement débarqués dans la capitale.
Le 7 juillet, ils enregistrent pour Pathé-Marconi “People in Sorrow”, qui non seulement constitue l’un des plus grands disques de la new thing (unanimement récompensé par les grands prix annuels), et que je n’hésite pas, depuis 50 ans, à placer parmi les sommets de l’Histoire du jazz toutes époques confondues. Suivent d’autres publications pour Byg, Saravah, America, etc., avec parfois des invités comme Brigitte Fontaine, Areski, Leo Smith (membre du Braxton 4tet), ou encore la grande chanteuse Fontella Bass (Madame Bowie), ainsi que nombre de performances comme celle, tumultueuse, donnée au festival d’Amougies fin octobre...
Effectuant alors mon service militaire, je suivais leurs aventures copieusement commentées dans Jazz Hot, Jazz Magazine et Actuel qui, chaque mois, ouvraient largement leurs pages à cette actualité frénétique.
Aussi, peu après ma libération, je me précipitais à la Maison de l’ORTF (comme on disait) le 28 février 1970 pour faire connaissance de visu avec le phénomène Art Ensemble. J’en fus émerveillé : voir ces quatre “acteurs musicaux” costumés, grimés, évoluant avec grâce et précision au milieu de leur “magasin de porcelaine” qui occupait tout le plateau de la salle 104, constituait un spectacle fascinant. Mais, en dépassant l’aspect visuel, on se rendait compte que celui-ci était essentiellement au service de la musique, laquelle occupait l’espace en une polyphonie à la fois savante et naturelle qui bouleversait totalement ce que l’on avait pu entendre jusque-là, y compris dans les expressions et créations les plus avant-gardistes. Tout en s’inscrivant profondément dans la grande tradition afro-américaine, les membres de l’Art Ensemble déployaient leur Great Black Music, comme ils l’appelaient, vers des horizons inouïs – le quartette d’Anthony Braxton travaillait aussi dans des sphères voisines. Alors que les musiciens les plus avancés, Ornette Coleman, Cecil Taylor, Albert Ayler, Sunny Murray... fonctionnaient toujours comme leurs aînés au niveau de l’organisation du groupe, l’Art Ensemble de Chicago brisait tous les repères. On n’avait encore jamais entendu ça !
Le mois suivant, Don Moye, venu d’Italie avec Steve Lacy, complétait l’orchestre en occupant une place de batteur-percussionniste fixe.
À la fin de l’année 1971, après plus de deux ans d’activités incessantes en France et en Europe, l’Art Ensemble retournait aux États-Unis. Petit à petit, leur musique allait gagner le monde entier.
Malachi Favors Maghostut (27/08/1937-30/01/2004)
Shaku Joseph Jarman (14/09/1937-09/01/2019)
Roscoe Mitchell (né le 03/08/1940)
Lester Bowie (11/10/1941-08/11/1999)
Famoudou Don Moye (né le 23/05/1946)
Retrait de Jarman de 1993 à 2003
Trio Mitchell-Favors-Moye après le décès de Bowie en 1999
Quartet avec le retour de Jarman en 2003
Trio Mitchell-Jarman-Moye après le décès de Malachi Favors en 2004
Quintet avec Corey Wilkes (tp) et Jaribu Shahid (b)
Retrait définitif de Jarman en 2006
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La dernière fois que j’eus l’immense bonheur d’assister à l’un de leurs concerts, c’était à Vitrolles le 7 juillet 2007. Aux côtés de Roscoe Mitchell et de Famoudou Don Moye, se trouvaient le trompettiste Rasul Siddik (Leo Smith était prévu) et le contrebassiste Harrison Bankhead (à la place de Jaribu Shahid). Ce merveilleux moment me donna l’occasion d’écrire mon premier article sur l’excellent site qui, depuis, a l’amitié de m’ouvrir ses colonnes pour quelque chronique ponctuelle (cf. Culturejazz, 31/08/2007).
Pour fêter leurs 50 ans de complicité musicale, Roscoe Mitchell et Famoudou Don Moye n’ont pas fait les choses à moitié. Ils ont réuni un ensemble de quinze musiciens et chanteurs plus un chef d’orchestre. Le premier disque a été réalisé en studio à Ann Arbor (MI) entre le 16 et le 20 octobre 2018, le second restitue le concert donné ce même 20 octobre à la Bethlehem United Church of Christ, toujours à Ann Arbor. Douze compositions originales (dont une de Lester Bowie) ont été exécutées en studio par des formations à géométrie variable, l’ensemble des musiciens étant néanmoins largement sollicité. Cinq sont reprises (avec de nombreuses variations) lors du concert, auxquelles s’ajoutent Tutankhamun de Malachi Favors, qui donnait le titre de leur second disque 50 ans plus tôt, et Odwalla/The Theme de Roscoe Mitchell qui conclut chacun de leurs concerts.
Ce qui frappe dès le début de l’écoute, pour qui est habitué au quartette ou au quintette, ce sont les magnifiques couleurs sonores que permet la palette instrumentale, en particulier une forte présence des cordes (un quatuor violon-alto-violoncelle-contrebasse), ainsi que la place laissée aux voix et aux percussions. Le côté assez majestueux et spatial, aérien (toujours ce sens de l’espace de l’AEC), s’ouvre toutefois sur de nombreuses brèches : improvisations collectives, rythmes appuyés et tempos variés, incrustations free... ce qui ne nuit aucunement à l’unité du disque, parfaitement équilibré. Cette unité se renforce durant le concert qui présente, cette fois tous ensemble, les musiciens de l’orchestre (moins deux voix, un percussionniste et le conductor).
En résumé, cette publication particulièrement soignée nous offre le résultat d’un travail élaboré somptueux. L’orchestre a beau être multicolore, il s’agit bien d’une nouvelle œuvre et d’un témoignage fort de la Grande Musique Noire. Vu ce que nombre de grands festivals nous proposent comme têtes d’affiches en guise de jazz, l’écoute de ce double CD est, pour tous les vrais amateurs, une nécessité absolue.
The Art Ensemble of Chicago : "We Are on the Edge"
« Dedicated to Lester Bowie, Shaku Joseph Jarman and Malachi Favors Maghostut / A 50th Anniversary Celebration » PI Recordings PI80 - OUI !
Roscoe Mitchell (saxophones sopranino, soprano & alto)
Famoudou Don Moye (drums, percussions)
Moor Mother (Camae Ayewa) (voix, poésie – CD1), Rodolfo Cordova-Lebron (voix – CD1)
Hugh Ragin, Fred Berry (trompette, bugle)
Nicole Mitchell (piccolo, flûte & flûte basse)
Christina Wheeler (voix, autoharp, synthé, sampler, electronics...)
Jean Cook (violon), Edward Yoon Kwon (alto), Tomeka Reid (violoncelle), Silvia Bolognesi (contrebasse)
Jaribu Shahid, Junius Paul (contrebasse)
Dùdu Kouaté (percussions – CD1)
Enoch Williamson (percussions), Titos Sompa (vocal, percussions)
Stephen Rush (chef d’orchestre - CD1)
Un grand merci à notre camarade Christian Ducasse pour les photos qui complètent l’illustration de cet article !