Avec Troubadours (à Caen le 10 décembre), le saxophoniste Sylvain Rifflet nous transporte dans un Moyen-Âge enchanteur tout en restant bien ancré dans son époque. Un beau projet pour ce musicien qui aime à démonter/remonter la mécanique du Temps.
Grand auditorium du Conservatoire de Caen (Calvados)
Mardi 10 décembre 2019 - 20h00
La pochette de l’album Mechanics de Sylvain Rifflet (Jazz Village - 2015) reprenait "Le Mécanicien du Temps" un dessin de François Schuiten. Illustration parfaite pour représenter la quête d’un saxophoniste et compositeur toujours en route pour de nouveaux projets. Le Temps dans sa dimension chronométrique essentielle pour le musicien vivant entre mesures, tempo, durées et évidemment les cycles, préoccupation au centre des recherches de Steve Reich, Terry Riley et tant d’autres dans les musiques dites répétitives. C’est ce qu’a exploré Sylvain Rifflet avec le quartet de Mechanics : penser la musique répétitive dans des formats pas trop étirés tout en inscrivant l’improvisation dans une démarche héritée du jazz. Avant cela, le même quartet s’était appelé Alphabet, autre forme d’organisation et autre mécanique combinatoire. Le Temps et son déroulement organisé était également très présent dans Perpetuuum Mobile (Jazz Village - 2014), le projet qui intégrait le saxophoniste américain Jon Irabagon...
Et il y a le temps long, le temps historique à l’échelle de l’existence du jazz pour Re:Focus (Verve - 2017), hommage à Stan Getz qui débutait par la course effrénée de Night Run dans un tourbillon de cordes.
Cette fois, avec Troubadours, Sylvain Rifflet se projette dans les œuvres de poètes-musiciens du Moyen-Âge (du XIè au XIVè siècle). Il lui fallait déconstruire la mécanique de ces pièces aux formes apparemment simples pour disposer de nouveaux espaces de jeu : une musique modale avec des instruments acoustiques associant anches, cuivre, percussions et un bourdon.
Ce projet lui donnait une nouvelle occasion d’emprunt à la musique indienne en réutilisant la Shruti Box (déjà présente avec Mechanics) et l’harmonium, instruments à soufflet qui assurent ce rôle de bourdon. En studio, ces instruments furent ajoutés par superposition. En concert, Sandrine Marchetti délaisse son fidèle piano pour le petit clavier de l’harmonium dont le soufflet est relié par une cordelette à celui de la shruti box, sa voisine sur scène ! La musique du XXIè siècle redevient ainsi mécanique, actionnée avec des bouts de ficelle ! La décroissance est en marche !
Le disque, disons-le, a un côté sournoisement addictif : la musique coule, on écoute ces histoires sans paroles contées par des musiciens complices et impliqués dans le projet. Les pièces fascinent, captivent et peuvent surprendre par un apparent anachronisme... Et puis on y revient et on y découvre toujours des subtilités passées inaperçues.
Il manquait donc la dimension du concert et cette belle idée d’une programmation dans le cadre du volet jazz des mardis de l’Orchestre de Caen.
Dans Troubadours, outre Sandrine Marchetti déjà nommée, on retrouve le bricoleur de génie, musicien jusqu’au bout de la scie, de la lime et du tournevis, Benjamin Flament. Son "flamentophone" est l’hybridation d’une batterie et d’un incroyable assemblage de métaux sonores sur une table pliable et transportable ! Il y a là tout ce qu’il faut pour évoquer les percussions du Moyen-Âge et leur ajouter les couleurs et les subtilités rythmiques de notre siècle.
En face de lui, le trompettiste Verneri Pohjola, musicien clé de cette formation et ami de longue date de Sylvain Rifflet qui a trouvé avec Troubadours une occasion de jouer ensemble sur les scènes françaises. Belle idée car Verneri Pohjola, frère d’Ilmari (tromboniste de Gourmet, lire ici !) et fils de Pekka (contrebassiste - 1952-2008) est un musicien de référence du jazz scandinave trop peu entendu en France (découvert en 2008 pour notre part à l’EuropaJazz Festival). Le trompettiste est un habitué du dialogue avec son compatriote percussionniste Mika Kallio et la confrontation courtoise avec Benjamin Flament est particulièrement constructive pour l’ensemble.
Au programme de cette soirée, la déclinaison scénique (y compris le manteau de troubadour du leader en remplacement du manteau rouge de Mechanics) de la musique enregistrée pour ce projet. Dans ce dispositif, avec l’harmonium avec la présence de Sandrine Marchetti (dans le rôle de la trobairitz, version féminine du troubadour), la musique prend inévitablement une autre dimension. Un concert qui s’achève en solo de ténor (auto-accompagné à la shruti-box !) pour un retour au jazz avec le magnifique"The Peacocks" de Jimmy Rowles (qui conclut également le disque).
Cette fois encore, on apprécie l’absence de partitions qui libèrent l’espace et les musiciens : voilà une musique bien "intégrée" ! On imagine qu’avec plus de concerts à leur actif, les membres de ce quartet pourront prendre un peu de distance par rapport aux compositions et laisser plus d’espaces à l’improvisation en libérant l’expression des solistes... L’action du temps va huiler un peu plus cette belle mécanique qui nous transporte loin des codes de notre monde électrisé. Une riche idée en tout cas ! À suivre de près...
Troubadours :
Sylvain Rifflet : saxophone ténor, clarinette, shruti-box, compositions / Verneri Pohjola : trompette / Sandrine Marchetti : harmonium + shruti-box / Benjamin Flament : flamentophone, percussions
NB : Pour les normands qui ont manqué le concert de Caen, vous retrouverez Troubadours au mois de mai dans un festival de la Manche... À vous de deviner où !
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