Il y a au moins deux manières de penser un festival : la concentration de concerts (et d’animations périphériques) avec l’impact populaire et médiatique (voire l’overdose !) qui en découle ou l’irrigation culturelle d’un territoire par la diffusion de concerts sur une plus longue durée. L’Europa Jazz Festival s’affirme clairement comme festival "irriguant" et cela très largement puisque les concerts, sur un mois, couvrent trente villes et cinq départements en associant des tournées régionales ou départementales à des temps forts localisés.
En clôture, les derniers concerts se concentrent sur la ville du Mans, entre la collégiale St Pierre La Cour, au centre-ville, l’ITEMM [1], très excentré (un point faible sans doute à cause des transports...) et l’abbaye de l’Epau dans un cadre enchanteur. La structure serait vide sans un programme construit avec toute la connaissance du jazz et des musiques innovantes d’Armand Meignan et de son équipe. Une programmation sans visée de marketing trop criant, sans concessions à la facilité, toute centrée sur la volonté de servir des musiques créatives diverses.
Du vendredi 11 mai jusqu’au soir du dimanche 13, nous avons assisté aux douze derniers concerts de cette édition 2007.
Une tendance se confirme : le retour vers la solidité des structures abordées avec plus ou moins de liberté, d’impertinence, de rigueur. Ainsi, le Vienna Art Orchestra qui avait tant bousculé l’écriture orchestrale depuis la fin des années 70, fait figure aujourd’hui de majestueuse fabrique de swing novateur et incandescent... Son Visionnaries & dreams, nouveau programme pour le trentenaire de l’orchestre est sidérant de force et d’équilibre.
Même tendance pour Alexander Von Schlippenbach qui semble avoir tourné la page du Globe Unity Orchestra et de ses orages improvisés pour feuilleter le livre du jazz à rebours et s’arrêter à Thelonious Monk dont il a repris l’œuvre intégrale à la tête d’un quintet pour Monk’s casino. Il nous livre, sans sonoristaion ni partitions, une lecture personnelle et respectueuse des principaux thèmes du pianiste : la liberté totalement assumée dans le respect des structures mélodiques et harmoniques. Axel Dörner (trompette), Rudi Mahall (clarinette basse), Jan Roder (contrebasse) et Uli Jenessen (batterie) sont investis dans ce projet avec une aisance qui se manifeste par un enthousiasme espiègle et le plaisir du jeu (au sens large). Un concert bien plus dynamique que le sympathique "free pépère" des Nouveaux Monstres (Bourquin / Francioli / Schneider / Clerc) qui précédaient.
Sur des bases très écrites mais plus "actuelles", Vincent Courtois fait cohabiter avec bonheur et sensibilité des chansons nébuleuses portées par la voix de Jeanne Added et un travail abouti sur la manière sonore au delà de l’utilisation conventionnelle des instruments avec un usage équilibré de textures électroniques (on remarque Marc Baron ici autant bruitiste que saxophoniste). Un agréable moment de fraîcheur et de créativité avant le concert soporifique du quintet de Carla Bley heureusement sauvé par une vieille composition Ad infinitum en souvenir de l’époque luxuriante de la compositrice dans les années 60 et 70.
Les musiciens hollandais ont depuis longtemps trouvé l’équilibre entre structure et liberté grâce à Willem Breuker, en particulier. Son Kollektief a joué avec force et courage, en l’absence du leader retenu en Hollande par la maladie mais présent à travers une lettre sensible et courageuse lue par Armand Meignan en ouverture du concert : un moment de vive émotion. Le trio Braam / DeJoode / Vatcher, venu des Pays-Bas lui aussi, propose une des formules en trio les plus réjouissantes du moment. Du stride au free, rien ne résiste à leur furieuse envie de jouer sur des compositions qui sont autant de tremplins pour toutes leurs acrobaties "triangulaires". Jubilatoire...
L’art du duo atteint son apogée avec les retrouvailles du pianiste Enrico Pieranunzi et du contrebassiste Riccardo del Fra avec en tête la mémoire commune de leur association avec Chet Baker, autrefois, et une manière raffinée de respecter les codes pour mieux les transgresser en douceur. Un magnifique moment de dialogue élégant et plein de finesse et de subtilités. Venait ensuite la belle surprise de ce festival 2006 : l’octet de Sylvia Versini. Il est tentant de rapprocher cette compositrice de son homologue américaine Maria Schneider. Elles ont en commun un goût pour les compositions largement inscrites dans la continuité historique du jazz. Seulement, Sylvia Versini a choisi la difficulté en se limitant à un ensemble de huit musiciens (et non un véritable big-band à la palette plus vaste).
Son écriture, subtile, dansante (à l’image de sa direction d’orchestre, toute en légèreté et en ondulations) joue sur les associations de timbres, sans tomber dans le piège de la complexité "intellectualisée" comme nombre de grandes formations actuelles. Parmi les solistes, on remarquera le très brillant Christophe Leloil à la trompette ainsi que le saxophoniste Jean-Marc Baccarini. Avis aux programmateurs de France et d’ailleurs : Sylvia Versini, un nom à retenir !
Enfin, on n’oubliera pas que l’Europa Jazz reste très attaché aux vertus de l’improvisation la plus libre comme ont pu la pratiquer Axel Dörner et Jean-Luc Cappozzo (12 mai à midi) sur leurs trompettes déclinées de façon parfois fantaisistes. Une confrérie du souffle vécue à deux comme un beau voyage imaginaire. Les cordes croisées du trio Bernard Santacruz (contrebasse) / Christine Wodrascka (piano) / Philippe Deschepper (guitare) donnèrent de belles vibrations pour ce Palimpseste, création qui est avant tout la réunion réussie de trois improvisateurs. On se souviendra plus particulièrement de la rencontre entre deux conceptions de l’improvisation : l’une issue de la tradition afro-américaine avec le fabuleux batteur et persussionniste qu’est Hamid Drake, l’autre venue d’une culture plus européenne de la guitare avec Raymond Boni. Ce concert a été enregistré et méritera d’être réécouté tant la communication entre les deux protagonistes a été fertile. Les improvisateurs n’ont décidément pas dit leur dernier mot et c’est tant mieux pour garder l’esprit en éveil !
Le final de cette édition 2007 à nouveau très européen aura permis de retrouver des musiciens souvent (bien) connus mais toujours passionnants. Encore une moisson de beaux moments en attendant l’année prochaine !
> Lien :
[1] ITEMM Institut Technologique Européen des Métiers de la Musique. 71, avenue Olivier Messiaen 72000 LE MANS