Gérard Rouy était à Berlin les 31 octobre et 1er novembre pour le Festival Soundscapes.
Cette manifestation consacrée à la musique improvisée contemporaine regroupe des musiciens de renommée internationale.
Festival SoundScapes #4
Kulturquartier Berlin
31 octobre & 1er novembre 2023
Précisons d’abord qu’il ne s’agit pas véritablement ici d’un festival de « jazz », tel que ce terme est généralement entendu, mais d’un festival d’improvisation « libre » (également dénommée composition instantanée — cf. l’Instant Composers Pool (ICP), association coopérative fondée en 1967 aux Pays-Bas par Willem Breuker, Misha Mengelberg et Han Bennink) présentant à Berlin sur deux soirées 19 musiciens de musique improvisée contemporaine de renommée internationale. Le saxophoniste finlandais installé à Berlin Harri Sjöström est le fondateur et le directeur musical de l’évènement.
« Il y a plusieurs dizaines d’années, explique Harri Sjöström, j’avais déjà en tête l’idée d’organiser des choses avec différents musiciens de différentes générations venant de différents pays. Ça a commencé quand j’étais à Vienne dans les années 80 et même plus tôt quand j’étudiais la musique en Amérique en 1975 et que je voulais faire venir en Finlande des musiciens qui n’étaient pas connus. »
Ce festival, pourtant, n’a pas lieu régulièrement. « Tout dépend de l’aide que je peux obtenir, ajoute le saxophoniste finlandais basé à Berlin. Les différentes éditions ont eu lieu en 2016, puis en 2018, 2021 et celui-ci en 2023. J’aimerais avoir une régularité, peut-être tous les deux ans, voire tous les ans, mais ça n’a pas été possible jusqu’ici. Et ça ne se passe pas dans les mêmes lieux. Je ne sais pas ce qui se passera la prochaine fois et où, seul le temps le dira. La surprise, comme ça s’est passé à la fois pour le public et les musiciens, joue un rôle important pour moi. Nous verrons et attendons avec impatience. . »
L’édition 2023 réunissait des pionniers et innovateurs légendaires de la scène européenne de la musique improvisée et des musiciens et compositeurs de la jeune génération au sein d’une large multiplicité de formations, allant du quartet au tutti, se succédant après chaque prestation d’une vingtaine de minutes. Tout se déroulait dans un ancien crématorium, une construction octogonale dotée d’une architecture particulière, d’une atmosphère unique et d’une excellente acoustique, situé au milieu d’un large espace culturel renommé à Berlin. Les musiciens se produisaient au centre de l’espace au milieu du public qui les entourait.
« C’était la première fois que le festival se déroulait dans ce lieu, explique le directeur musical, je voulais juste trouver un espace qui ait une bonne acoustique, le concept est précisément que ce type de musique se développe dans un espace particulièrement intéressant sur le plan acoustique, je veux aussi relever le défi que les musiciens et le public se retrouvent dans un espace où les vibrations sonores peuvent véritablement se développer et sonner convenablement. »
Les pionniers invités cette année étaient Andrea Centazzo, Giancarlo Schiaffini, Philipp Wachsmann et Harri Sjöström. Andrea Centazzo (percussion, électronique), fondateur du label ICTUS, s’est produit avec Steve Lacy, Don Cherry, Evan Parker, Albert Mangelsdorff et Fred Frith, parmi d’autres, il a étudié la musique à l’Université de Bologne et vit actuellement à Los Angeles. Le tromboniste Giancarlo Schiaffini a étudié la composition avec Stockhausen, Ligeti, Globokar et la musique électronique avec Franco Evangelisti. Compositeur, interprète de musique contemporaine et improvisateur, c’est l’un des inventeurs du free jazz en Italie, il s’est produit avec John Cage, Luigi Nono, Giacinto Scelsi entre autres. Co-fondateur de l’ensemble de chambre Nuove Forme Sonore et de l’Italian Instabile Orchestra, il vit à Rome. Le violoniste Philipp Wachsmann est né en Uganda, il a étudié avec Nadia Boulanger, Henri Pousseur, Pierre Boulez. Co-fondateur du label de musique improvisée britannique Bead Records, il a enregistré plus de 100 albums, certains sur ECM, et vit à Oxford. Le saxophoniste finlandais Harri Sjöström, enfin, a participé à des workshops avec John Cage, George Russel et Bill Dixon, il a travaillé avec Derek Bailey, Paul Lovens, John Russell, Paul Rutherford, entre autres, et entre 1990 et 2016 il a été étroitement impliqué dans un grand nombre de projets avec Cecil Taylor dirigeant un grand orchestre à Berlin, lui proposant notamment de créer un European Quintet, qui durera et se produira pendant trois ans, avec Tristan Honsinger (cello), Teppo Hauta-aho (b), Paul Lovens (dm) et lui même. Il a créé de nombreux ensembles de musique improvisée contemporaine, tel que par exemple Quintet Moderne, il vit à Berlin depuis 1985.
Parmi les musiciens plus jeunes invités à ce festival, je connaissais le batteur australien Tony Buck installé à Berlin, le contrebassiste John Edwards qui vit à Londres, le saxophoniste et clarinettiste allemand Frank Gratkowski qui vit à Berlin, la joueuse de synthétiseur américaine Liz Kosack (qui se produit toujours masquée !) vivant à New York et à Berlin, le tromboniste sicilien Sebi Tramontana installé à Munich, la vibraphoniste belge Els Vandeweyer qui vit à Berlin et je savais (vaguement) qui était la trompettiste berlinoise Liz Allbee. Mais j’avoue n’avoir jamais entendu parler du vibraphoniste de Milan Sergio Armaroli, de la pianiste autrichienne Elisabeth Harnik, de la corniste grecque installée à Berlin Elena Margarita Kakaliagou, de l’accordéoniste finlandais Veli Kujala, du batteur finlandais Olavi Louhivuori, du pianiste italien vivant en Finlande Libero Mureddu, du violoncelliste portugais installé à Berlin Guilherme Rodriges et de la flûtiste italienne basée à Helsinki Livia Schweizer. Toutes et tous excellents musiciens dotés d’une imagination et d’une qualité d’écoute mutuelle exceptionnels.
Chaque soirée consistait en 9 groupes divisés en deux sets, chaque groupe ne devait pas jouer plus de 15 minutes, entre les deux sets il y avait une pause d’environ 20 minutes. « C’est idéal que chaque groupe joue des pièces courtes, car les musiciens produisent alors une sorte de dramaturgie, et les changements de groupes deviennent intéressants, j’aime les changements et les surprises, y compris des changements brusques, on peut avoir un morceau vif et plein d’énergie suivi par une pièce très minimaliste, on peut trouver des relations avec le théâtre composé de différentes scènes, j’aime beaucoup cette succession de pièces courtes, qui peuvent même parfois être très courtes. »
L’un des grands intérêts de l’improvisation « libre » (les guillemets sont de rigueur selon moi, car chaque musicien a sa propre histoire, sa propre mémoire, sa propre émotion…) réside précisément dans la fragilité inhérente à sa procédure foncièrement spontanée, imprévisible et personnelle. Car, évidemment (comme dans toutes les formes musicales), tel concert de musique improvisée peut apparaître « réussi », voire totalement magique, alors que tel autre le sera moins. Il s’agit d’un mystérieux procédé démocratique d’expression collective et égalitaire en temps réel (uniquement ?) basé sur une intense interaction, d’où sont exclues toutes formes d’égo et de hiérarchie (pas de « soliste », pas d’« accompagnateur »). J’ai personnellement beaucoup apprécié le premier concert du premier jour, un sextet composé de Olavi Louhivuori (dm), Libero Mureddu (p), Frank Gratkowski (as, b-cl), Phil Wachsmann (vl), John Edwards (b) et Livia Schweizer (fl).
« Quand j’essaie de construire une programmation, poursuit Harri Sjöström, il y a une sorte d’alchimie dans le choix des musiciens, il s’agit d’une aptitude de capacités à l’écoute mutuelle, et aussi bien sûr d’une volonté de prendre le risque de se jeter à l’eau et de voir ce qui ses passe sans avoir peur. Je ne connais pas forcément les musiciens avant de les inviter pour un festival, il se peut que je n’aie joué qu’une seule fois avec eux, ou que quelqu’un m’ait dit que tel musicien est intéressant, ou qu’un musicien me propose de jouer avec lui, alors je vais d’abord l’écouter pour savoir ce qu’il fait. Un point très important est que chacun prenne un vrai plaisir de participer à cet évènement, je pense que l’énergie de ce plaisir, de cette joie, est essentielle. Quand je monte un festival, l’acoustique de l’espace où il va se dérouler est très important, ainsi que le mélange de générations entre les musiciens, et enfin l’amitié, c’est comme ça que ça marche. Je pense vraiment que quand les musiciens prennent du plaisir dans ce qu’ils font, ça va rejaillir sur le public ».
Texte et photos © Gérard Rouy