Gérard Rouy a sorti de ses précieuses archives un blindfold test réalisé en 1986 avec le guitariste Philippe Deschepper.
Autodidacte, il débute (guitare et banjo) dans des orchestres de jazz new-orleans. À Lille, parallèlement à des études d’art plastique, il découvre la musique improvisée et se consacre définivement au jazz, se produit dans un groupe de Jean-François Pauvros, au sein du quartet du pianiste Pierre Hennebelle et fonde avec le batteur Jacques Mahieux et le bassiste Jean-Luc Ponthieux un trio qui deviendra EAO avec le saxophoniste allemand Martin Fredebeul.
À la Boite à Musiques lilloise, il est « découvert » par Henri Texier qu’il rejoint à Paris en 1981 pour participer à la création de son quartet. Dès lors, il s’associe à d’autres défricheurs (Portal, Sclavis, Tchamitchian…), se produit avec le Big band de guitares de Gérard Marais, la Compagnie Lubat et fonde l’Impossible Trio avec Michel Godard et le percussionniste Youval Micenmacher.
Tout en s’impliquant activement dans la sculpture (notamment avec le vidéaste Kamel Maad), on le retrouve dans les groupes d’Yves Robert et de Dominique Pifarély, comme soliste invité de l’ONJ (1986, 1989) et membre du quintette de Jacques Di Donato (1992).
Installé à Marseille, on l’entend en compagnie du guitariste Rémi Charmasson, des contrebassistes Bernard Santacruz, Guillaume Séguron et Barre Phillips, des batteurs Denis Fournier et Samuel Silvant, de la pianiste Christine Wodrascka, etc.
Participant en sideman à de nombreux enregistrements, Philippe Deschepper est également leader de « Sad Novi Sad » (avec, entre autres, Steve Swallow et Jacques Mahieux, 1986), « Attention Escalier » (en solo, 1996), « (un)written » (avec Olivier Benoit et Laurent Hoevenaers, 2000) et prépare actuellement un album en duo avec le guitariste Noël Akchoté sur Ayler Records qui devrait sortir à la rentrée prochaine.
Pour ce blindfold test réalisé en 1986, il fut invité à entendre et identifier sept fameux guitaristes de la jazzosphère internationale.
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JOHN ABERCROMBIE : « Fluid Connection » (BASF Z 23311). Enrico Rava (tp, lead), Abercrombie (g), Bruce Johnson (b), Chip White (dm), 1973.
Ça sonne un peu comme « Bitches Brew » ou « Jack Johnson » mais, évidemment, ce n’est
pas Miles. Il ne se passe pas grand-chose, ils jouent sur un accord. Mais j’aime bien le guita-
riste, son jeu à la pédale wha-wha est très rigolo, c’est très marqué par le McLaughlin du
début, des phrases très rapides, des pentatoniques dans tous les coins. Ça pourrait être Aber-
crombie il y a dix ou quinze ans, le trompettiste ressemble à Rava (...) Abercrombie a tellement
évolué depuis ! Ce que j’aime chez lui depuis le fabuleux « Gateway », c’est le son, cette mai-
trise du son électrique et des effets, notamment de la reverb. Son phrasé est toujours magnitı-
que et il prend tellement de risques quand il choruse,il a tout assimilé de Bill Evans jus-
qu’au rock.
JOHN SCOFIELD : « Out like a light » (Enja 4038). Scofield (g), Steve Swallow (b), Adam Nussbaum (dm), 1981.
C’est Scofield, Swallow, Nussbaum. J’ai découvert ce groupe en concert au Musée d’Art Mo-
derne il y a cinq ou six ans. Scofield a un son plus plus méchant qu’Abercrombie, plus bluesy,
mais ils ont tous les deux une approche complètement ouverte de l’harmonie, ils savent faire
chanter une guitare électrique. Ce quil y a de fabuleux dans ce trio, c’est que j’écoute aussi
bien Swallow que Scofield. Autant Scofield joue à la limite extrême des accords, autant
Swallow est toujours « dedans », il fait des choses très simples et, lui aussi, quel son ! Swal-
low est un grand poète, je l’ai rencontré grâce à Henri Texier qui l’avait invité pour une tournée
avec le quartette. Je connaissais tous ses disques avec Gary Burton, Carla Bley, Art Far-
mer, Jim Hall... Ç’a été un réel plaisir de me retrouver sur scène à côté de lui. Curieuse-
ment, sa venue en France avec un groupe français n’a pas eu beaucoup d’échos dans la presse.
Tout le monde connaît la silhouette recroquevillée sur un tabouret de bar du bassiste de
Carla Bley, mais c’est à se demander si les gens écoutent réellement ce qu’il joue. Et puis quel
compositeur ! On va peut-être le découvrir maintenant quil joue debout et qu’il a rasé sa
barbe. Philippe Vincent, qui venait de créer son label Ida Records, m’avait proposé d’enregis-
trer sous mon nom avec de préférence un musicien américain. J’ai retardé l’échéance, parce
que c’était la première fois que je me trouvais en position de leader, mais je ne pouvais pas
laisser passer cette chance. J’ai téléphoné à Steve qui a accepté tout de suite de participer à
quelques plages. Je lui ai donc envoyé quelques compositions et on s’est retrouvé six mois plus tard. Steve joue merveilleusement, il s’est vraiment investi à fond pendant trois jours avec une grande générosité. C’est un disque où je voulais réunir des amis, des gens avec qui je travaille depuis longtemps dans la même direction : Jacques Mahieux est présent dans tout le disque, c’est le batteur avec qui j’ai partagé le plus de musique depuis EAO, le quartette Texier, le big band de guitares et des tas d’autres groupes. J’ai aussi utilisé beaucoup de bassistes : Ponthieux, Texier, Godard,... je me suis toujours senti très proche des bassistes, et c’est grâce à Henri Texier que je suis musicien professionnel ! Je ne pense pas que ce soit un disque de guitariste, sauf peut-être les réminiscences folky dans les thèmes et les tonalités – dues au fait que je compose sur la guitare. J’ai voulu faire quelque chose avec des mélodies, avec des choses plus formelles peut-être, moins éclatées ou excessives que celles que je fais sur scène. En fait,
c’est un peu la musique que je joue chez moi au calme.
GÉRARD MARAIS : « Moosemeat (Marge 13). Marais (g), Claude Barthélemy (b), Stu Martin (dm, lead), 1979.
C’est le disque que Marais et Barthé ont fait avec Stu Martin. Personne ne connaît ce disque
et c’est un scandale. C’est très proche du « Lifetime » de Tony Williams, c’est sauvage, très élec-
trique, j’adore ça. Je me sens assez proche de Marais, on a à peu près le même background musical, je joue dans son big band depuis cinq ans, on ne tourne pas assez, pourtant c’est un orchestre qui mérite un peu plus. Réunir huit guitaristes est un exploit, il existe une sorte de fraternité chez les guitaristes, et même si on joue dans des styles différents, on a tous foutu les pieds en dehors du jazz, on a tous plus ou moins aimé les mêmes choses : les Beatles, Coltrane et Hendrix en gros.
LARRY CORYELL : « Toku Do » (Sandra SMP 2110). Chet Baker (tp, lead), Wolfgang Lackerschmid (vibes), Coryell (g), Buster Williams (b), Tony Williams (dm). 1979.
J’aime bien le mec qui joue du bugle, c’est quelqu’un comme Art Farmer ou Chet Baker.
C’est très classique, le guitariste joue dans la tradition mais le bassiste est sur-amplifié, il y a
quelque chose d’anachronique de jouer cette musique-là aujourd’hui (...) Tony Williams est I’un de mes batteurs préférés mais là, il ne m’emballe pas du tout. Pour Larry Coryell, c’est pareil, je préférais ce qu’il faisait avant avec Gary Burton. C’est lui et McLaughlin qui m’ont fait découvrir le rock, les albums « Spaces » et « Extrapolation » étaient fabuleux. Depuis, McLaughlin s’est embourgeoisé, je le préférais plus déchiré, comme avec Miles ou dans ce disque terrible, « Where Fortune Smiles ». Je tiens cependant à dire que c’est lui le plus fort sur l’instrument depuis des années.
FRED FRITH : « Bones » (Celluloid 6597). Frith (g), Bill LaswelI (b), Fred Maher (dm), 1981.
C’est une musique à la fois très drôle et très violente, un peu comme la musique d’Ornette.
Ça doit être Fred Frith avec la bande à Laswell, je connais ce disque. Fred Frith, je l’ai déjà en-
tendu dans différents contextes, rock et free. J’aimais bien sa façon de trafiquer ses guitares.
Comme Hans Reichel. Ce qui me touche le plus dans les musiques improvisées, outre l’origina-
lité du discours, c’est le rattachement à une tradition populaire donc à un chant, à un rythme
même détournés, pervertis. Mais quand les formes deviennent illisibles, ça devient des
objets de musée, des « expériences » qui se vivent le temps d’un concert. Les disques « free »
que j’ai, je ne les écoute pratiquement jamais. Mais écouter en concert Bennink, Portal, Man-
gelsdorff, Mengelberg, Conrad Bauer ou Derek Bailey, c’est inoubliable.
BILL FRISELL : « It should have happened a long time ago » (Ecm 1283). Joe Lovano (ts), Frisell (g), Paul Motian (dm, lead), 1984.
J’adore ça, je suis un inconditionnel de Motian, sa musique me bouleverse. J’ai découvert Fri-
sell dans le quintette de Motian. Son jeu me passionne toujours autant, il s’est fait un son
tellement personnel avec beaucoup de delay, en contrôlant les attaques à la pédale de volume...
c’est entre la cora africaine, Hendrix et la guitare hawaiienne. Il y a quelque chose de très
naif, de très tendre et de très orchestral dans son jeu. Des formules non conventionnelles comme celles-là forcent à aller chercher ailleurs l’énergie, c’est ce que j’adore dans notre trio
avec Michel Godard et Youval Micenmacher.
PAT METHENY : « Rejoicing » (Ecm 1271). Metheny (g), Charlie Haden (b), Billy Higgins (dm), 1984.
C’est un trio fantastique, ils jouent un vieux thème d’Horace Silver et Metheny respecte
complètement l’esprit de cette ballade magnifique. C’est quand il joue acoustique qu’on se
rend compte de la maitrise de Metheny, c’est un surdoué, et puis, le disque avec Ornette, quel
chef-d’euvre ! La guitare-synthé, ça me fait rigoler, j’en ai essayé une et c’est amusant de
faire des sections de cuivres tout seul mais si on veut aller plus loin que le gadget, il faut une
fortune. J’aime bien la guitare électrique, c’est un instrument si riche de possibilités, sans par-
ler de la guitare acoustique. Des types comme Abercrombie, Scofield ou Metheny ont déjà un
son à la guitare acoustique où ils sont immédiatement reconnaissables. Frisell, par exemple,
s’est récemment séparé de sa guitare-synthé pour revenir à l’électrique, ce qui est un signe.
Le problème se pose de la même façon pour composer, faut-il absolument avoir un ordina-
teur pour composer aujourd’hui ?
Photographies et propos recueillis : © Gérard Rouy