Entretien réalisé au Studio RivBea à New York en 1972.
Dans la première partie de cet entretien, Samuel Carthorne “Sam” Rivers revient en détail sur ses débuts à Boston, ses premières influences et la découverte du bebop. Il évoque également sa rencontre déterminante avec Cecil Taylor, avec qui il est venu pour la première fois en Europe en 1969, en particulier à la Fondation Maeght à St-Paul-de-Vence. Saxophoniste, flûtiste, pianiste, compositeur, il était alors aussi professeur à la Wesleyan University (African-American Music Department) de Middletown et avait enregistré dans les années 60 des albums déterminants sur Blue Note. Avec sa femme Beatrice, il créait en 1971 le Studio RivBea dans l’East Village de New York, participait en 1972 au quartet Conference of the birds de Dave Holland (avec Anthony Braxton et Altschul), constituait au début des années 80 l’ensemble d’instruments à anches Winds of Manhattan et jouait avec Dizzy Gillespie dans le grand orchestre constitué pour les soixante-dix ans du trompettiste (1987). À partir de la fin des années 70, il fut amené à venir travailler régulièrement en France, grâce à Gérard Terronès qui devint son agent artistique et lui monta de nombreuses tournées, notamment avec son trio composé de Dave Holland et Barry Altschul. Il enregistra pour les labels « Fluid » et « Blue Marge » (Futura). Il se fit ensuite assez rare tant sur scène que sur disque pour enfin réapparaître aux côtés du pianiste Tony Hymas mais aussi de Noël Akchoté, Paul Rogers, Jacques Thollot dans les années 90. Hymas composa à son intention un Eight Day Journal, suite de huit tableaux dont il était le soliste, qui fit l’objet d’un album sur nato. Sur la même étiquette, les deux hommes enregistrèrent également en duo Winter Garden qui fit l’objet d’un film de la réalisatrice Pascale Ferran. Retiré en Floride, Rivers enregistra à la tête du RivBea Orchestra (1998).
Je suis né dans I’Oklahoma en 1923. Mon père chantait dans le Silverstone Quartet, un groupe issu des Fisk Jubilee Singers. Ma mère, qui était pianiste, accompagnait le quartette. Ils voyageaient beaucoup, et je suis né pendant une tournée. lls habitaient alors Chicago, mais ils n’eurent pas le temps d’y retourner, je suis né avant... Vers trois ou quatre ans, j’ai étudié le violon, et à cinq ans je jouais déjà en concert à l’église. Puis je me suis mis au piano. Jusqu’à ce que j’aille au collège, je jouais du piano et du violon. Après la mort de mon père, ma mère travailla comme enseignante à North Little Rock, et je me retrouvai à la St Bartholomew School de Little Rock. Pour entrer dans l’orchestre de l’école, il fallait que je connaisse d’autres instruments. J’étudiai donc le trombone. Au bout de deux ans, je savais jouer du trombone, des saxes baryton et soprano. Le trombone était mon instrument principal — je donnais des leçons à des collégiens plus jeunes que moi, je défilais dans les rues avec l’orchestre... À quinze ans, après avoir passé mes examens, je suis parti pour un collège de Hawkins, au Texas. C’est là que j’ai joué pour la première fois du ténor. Un jour, un saxophoniste de l’orchestre est tombé malade et j’ai pris son ténor. Tout le temps qu’a duré sa maladie, j’ai joué à sa place. J’ai alors commencé de laisser tomber le trombone, qui m’apparaissait de plus en plus comme un instrument limité, peu mobile... J’arrivais à mieux m’exprimer au ténor. A la fin des années 40, j’étais vraiment un saxophoniste ténor. Puis je suis allé à l’armée, dans la marine. J’ai continué de jouer du saxe, pas dans un orchestre militaire mais en ville — j’avais de la chance, car les musiciens de l’orchestre n’avaient pas le droit de jouer en ville... Je suis resté là trois ans, c’était en Californie. C’est là, j’ai participé à mon premier festival de jazz, avec l’orchestre de blues de Jimmy Witherspoon... A l’époque, j’écoutais surtout Coleman Hawkins, Lester Young, Ben Webster, Chu Berry, Dick Wilson, Jimmy Forrest, Eddie « Lockjaw » Davis, Louis Jordan...
Juste avant d’être démobilisé, je suis tombé sur un de ces disques, un V-disc, qui étaient gravés uniquement pour l‘armée et circulaient dans toutes les bases. C’était l’époque de la grève du syndicat des musiciens — pendant la deuxième guerre mondiale, il n’y a pas eu de disques produits commercialement... J’ai donc posé ce disque sur le plateau — c’était l’orchestre de Billy Eckstine, en 45 ou 46 — et j’ai entendu arriver un trompettiste, le plus grand que j’avais jamais entendu, Dizzy Gillespie qui jouait « ou-li-o-ba-ba-bi-dou-bi-bi-ou… ». Je n’avais jamais entendu une trompette faire ça, pas même Roy Eldridge, qui était pourtant à la pointe. C’était vraiment quelque chose de nouveau... Puis j’ai été libéré. Or vous savez que la Californie a toujours eu un train de retard en ce qui concerne la musique — c’est sur la côte Est que ça bougeait. Je suis allé à Boston, chez mon frère. Diz et Bird avaient joué au Minton’s de New York et je n’en avais rien su. Je « découvris » Bird ! Groovin’ High ! J’étais encore marqué par Hawkins et Lester, mais dans les solos j’essayais d’accentuer mon individualité. Je ne les copiais pas note pour note, je jouais les accords après avoir écouté chaque note de leur jeu... Nous faisons une musique de tradition orale, on ne peut pas l’étudier sur une feuille de papier, il faut l’écouter. Elle se transmet de la même façon que les traditions africaines — alors que dans la tradition européenne, tout doit être transcrit sur papier. On apprend le jazz par les disques plutôt que par un quelconque enseignement académique. S’il n’y avait pas le disque, il n’y aurait pas de jazz, à moins qu’un maître communique directement son expérience à son élève, comme cela se passe dans les civilisations dites « illettrées »...
Bird était un monstre, il devint mon idole. Je l’ai rencontré à Boston, alors que je suivais les cours du Conservatoire de Musique. Je n’étais pas encore allé à New York, c’était trop difficile — la seule école de musique était Juilliard. À Boston, les écoles étaient meilleures et plus nombreuses. Tout en faisant mes études, je jouais avec des musiciens comme Jaki Byard, Quincy Jones, Gigi Gryce, Ken Mclntyre, qui était encore un gamin, Joe Gordon, Paul Gonsalves et d’autres bons musiciens. Nous avions une sorte de big band qui jouait la musique « d’avant-garde » de l’époque : le bebop. Je me souviens que nous jouions des séquences « free ». C’était à la fin des années 40. Byard faisait des arrangements, ainsi qu’un autre type, Hampton Reeves, qui est devenu compositeur et arrangeur pour B.B. King. Même des musiciens de New York venaient dans notre local. On faisait des batailles musicales, des jam-sessions, chacun soufflait tant qu’il pouvait... Les musiciens de Boston avec qui je travaillais étaient de meilleurs initiateurs que ceux de New York. New York est différent de toutes les autres villes, il y est toujours plus dur de s’en sortir. On ne devrait y venir que quand on est absolument prêt. Mais beaucoup de musiciens débarquent alors qu’ils ne sont pas prêts du tout, c’est pourquoi ils ont tant de problèmes. À Boston, j’ai pu travailler, étudier. Il y avait aussi Alan Dawson, Charlie Mariano, Herb Pomeroy, Serge Chaloff, Dick Twardzik, un excellent pianiste qui est mort très jeune... J’ai aimé jouer avec eux et vivre cette époque. Ça m’a permis d’avoir des bases solides, ce qui manque à beaucoup de musiciens qui arrivent aujourd’hui à New York et se jettent dans l’avant-garde — ils sont limités par leur manque de connaissances, de l’histoire de la musique, de l’harmonie... Nous, nous n’étions pas si bêtes, nous cherchions à tout connaître. Aujourd’hui, je connais peu de musiciens d’avant-garde qui savent jouer le blues. Il leur manque d’être passés par ces étapes, ils ont rejeté tout ce qui s’est passé avant Ornette Coleman. Ils commencent de s’en rendre compte et étudient maintenant ce qu’ils auraient dû connaître il y a dix ans, les années 50 ou 40... Non, oubliez tout ce que je viens de dire, je ne veux médire de personne. Je voulais seulement insister sur cette tendance, naturelle, à rejeter ce qui a été fait dans le passé dans le but de construire quelque chose de neuf. Il y a des gens qui pensent que c’est nécessaire... En tout cas, Parker eut sur moi un effet décisif, et aussi Dexter Gordon, Hawkins, Lester, Art Tatum et tous ceux que j’ai pu entendre. En 52, j’ai quitté Boston pour une tournée avec [le chanteur et guitariste de blues] T-Bone Walker. Puis j’ai passé deux ans en Floride à écrire des compositions et des arrangements pour des danseurs, des chanteurs... À Boston. j’avais travaillé aussi dans le grand orchestre de Herb Pomeroy, un bon orchestre. composé de professeurs du Berklee College of Music. En même temps, je jouais avec mon quartette qui comprenait Tony Williams. Il avait treize ans. On jouait dans un bistro de Harvard Square, à Cambridge... Je pense encore à ce que je vous disais à propos du blues. En fait, s’ils ne jouent pas vraiment le blues de façon traditionnelle, ils en ont le « feeling », ce qu’ils font est un substitut du blues... À Boston, j’ai joué aussi avec Maxim Brown, Wilson Pickett, Jerry Butler, B.B. King... Pendant que j’étais en tournée avec T-Bone, George Coleman quitta le groupe de Miles Davis et Miles [NDLR : à la demande de Tony Williams] fit appel à moi. Je quittai donc T-Bone... En 1964, nous sommes allés jouer au Japon. Il y a d’ailleurs eu un disque publié au Japon « Miles in Tokyo ». Puis Wayne Shorter est arrivé et je suis allé avec Andrew Hill. Vers 67, j’ai créé mon propre groupe ainsi qu’un big band. Nous n’avons jamais enregistré. J’ai seulement fait des enregistrements privés des musiques que j’avais écrites il y a dix ans. J’ai ensuite un peu travaillé avec McCoy Tyner, et surtout avec Cecil Taylor. J’ai vraiment aimé jouer avec lui. Il a une telle énergie. J’aurais aimé rester avec lui, mais je ne voulais plus quitter New York.
Que pensez-vous de l’attitude de la critique à votre égard ?
Chaque fois que je lis quelque chose sur moi, c’est du genre : « Il est influencé par Sonny Rollins... par Coltrane... par l’avant-garde… » Rollins et Coltrane sont des géants, mais je n’ai jamais été « influencé » par eux ! J’ai suivi la même route qu’eux, je suis aussi vieux qu’eux... Quand un critique écrit que je sonne comme Coltrane, que je viens de Coltrane, il ne sait pas de quoi il parle. Ce n’est pas vrai, il suffit d’écouter. Ce qui est marrant avec les critiques, c’est qu’ils se croient obligés de vous ranger dans une catégorie. Pour eux, il est inconcevable qu’un type soit, comme moi, dans le métier depuis treize ans et puisse faire sa propre musique. Ils sont censés tout connaître, tous les musiciens et le style de chacun, mais moi Ils m’ont oublié. Au début de ma carrière, à Boston, j’ai fait une sorte de dépression nerveuse parce que je sentais ce rejet : on engageait d’autres musiciens en sachant que j’étais disponible, et je me demandais pourquoi ils faisaient ça —ils savaient que les types qu’ils prenaient étaient moins bons que moi... J’ai fini par craquer. Après quelques années de traitement psychiatrique, je me suis calmé. Aujourd’hui, ça n’a plus d’importance, j’ai trouvé une sorte de paix intérieure. Mais, en essayant d’être aussi objectif que possible, je constate que depuis la fin des années 40 je n’ai pas cessé de me développer musicalement... Je suis de la même génération que Mingus, j’aurai bientôt cinquante ans. J’ai écouté Coleman Hawkins, je me souviens de Sidney Bechet, du grand orchestre de Louis Armstrong... Alors quand j’entends un critique dire que je suis influencé par tous ces jeunes types... Ils m’ont inspiré, ça oui. Albert Ayler m’a inspiré, Archie Shepp, Pharoah Sanders m’ont inspiré — mais pas « influencé ». À force de travail, ma musique a progressé. Après avoir complétement analysé Bird, j’ai eu besoin d’autre chose. Hawkins avait un style difficile, Lester a un beau style, très simple, et Bird, un style très complexe. J’ai transcrit leurs solos, tout en travaillant aussi le style de piano d’Art Tatum.
J’ai passé plus de temps au piano que sur tout autre instrument. Je faisais dix heures de piano par jour, alors qu’avant cela je ne consacrais que huit heures au saxophone. J’ai écouté Bud Powell, mais surtout Tatum. J’ai sans doute été influencé aussi par l’enseignement classique que j’avais reçu, puisque le piano a été mon premier instrument... Et puis j’ai entendu Cecil Taylor. C’est vraiment le maître. Il m’a inspiré mais pas influencé, car dans les années 60 mon style était déjà développé. Je n’ai pas sauté à pieds joints dans un style, comme beaucoup de musiciens qui font des copies de Coltrane parce qu’ils n’ont pas su faire la syn- thèse de leurs influences. Ils se sont contentés de mélanger Coltrane, Rollins, Parker.… Il faut plutôt écouter tout le monde afin de pouvoir sortir naturellement de soi-même. Il ne faut pas se laisser dominer par une influence. C’est l’erreur de beaucoup de jeunes musiciens... Qui est à la mode en ce moment ? Pharoah Sanders ? Eh bien, ils vont se mettre à crier avec leur ténor. Aujourd’hui, la plupart des jeunes ténors essaient de crier. ils n’ont pas un jeu « technique », ils n’ont pas la connaissance de leur instrument... Dans mon jeu, il y a tous les musiciens que j’ai entendus, et ça m’agace d’entendre des critiques dire que je suis « influencé » par tel ou tel nouveau venu.
Dans la mesure où vous travaillez aujourd’hui en petite formation et aussi avec le « RivBea Orchestra » ou les « Winds of Manhattan », pouvez-vous préciser en quoi ces activités diffèrent l’une de l’autre ?
Avec le trio, nous ne faisons que jouer. Nous entrons dans Ia musique et en explorons Ia substance. Avec une plus grande organisation, il faut écrire la musique. J’écris donc des compositions. C’est différent et complémentaire. En trio, c’est vraiment définitif, on ne peut se reposer sur personne, il faut jouer, sinon tout s’écroule. Avec le big band, on a toujours un soutien.
Comment les musiciens arrivent-ils à survivre à New York aujourd’hui ?
Il y en a très peu qui s’en sortent. La plupart ont beaucoup de difficultés, les plus âgés comme les plus jeunes. Si certains arrivent à avoir un niveau de vie décent, ce n’est pas en jouant du jazz. Ils enseignent, jouent pour la télévision, font du studio. Quand je suis arrivé à New York, je me suis aperçu que plus j’essayais de m’améliorer, moins je trouvais de travail. Très bizarre...
Qu’est-ce qui vous a décidé à transformer votre cave en un local ouvert aux musiciens et au public ?
Ma volonté de jouer. Pour répéter, il aurait fallu transporter tout le matériel de l’orchestre jusqu’à un local, ou en louer un pour dix ou quinze dollars de l’heure. J’ai préféré utiliser l’endroit où je vis. Au moment du New York Musicians’ Festival, l’an dernier, on m’a demandé si je pouvais ouvrir mon local pour faire quelques concerts. J’ai accepté. Je suis maintenant engagé là-dedans et ça me pose des problèmes de temps. Il m’est difficile de m’occuper à Ia fois des concerts, des répétitions et des cours que je donne à l’université.
Comment choisissez-vous les musiciens qui jouent au Studio Rivbea ? Accepteriez-vous que Dave Brubeck, par exemple, y donne un concert ?
Bien sûr. Je suis toujours d’accord quand il est question de musique. J’envisage d’avoir un quatuor à cordes classique, de la folk music... Il n’y aura pas de rock parce qu’ils n’ont pas besoin de moi, ils n’ont pas de problèmes matériels. Il y aura aussi de la musique d’Extrème-Orient. À l’Université de Middletown, où j’enseigne, il y a un programme intitulé « Musique du monde ». Outre les professeurs de musique afro-américaine, iI y a des Indiens, des Japonais, des Chinois, des Indonésiens, et tous connaissent des musiciens de leur pays... Je prévois aussi du théâtre, de la danse, des expositions de peinture. Mais ce n’est plus assez grand, je voudrais déménager, trouver une grande maison, qui serait ouverte à tous les arts... J’ai été inspiré, je vous l’ai dit, par tous les bons musiciens que j’ai entendus, mais quand j’étais plus jeune, j’ai dû parfois jouer avec des musiciens qui avaient moins de talent, et c’est très mauvais pour un musicien. Il se laisse aller, s’amollit. Quand je suis arrivé à New York, j’ai dû faire face, en concert. à ce genre de situation — des gens qui ne pouvaient pas vraiment jouer. J’ai décidé de ne compter que sur moi-même. Maintenant, j’arrive à atteindre en jouant un très haut niveau de concentration. Ce qui se passe autour n’a plus d’importance. De plus, à force d’étudier en ayant toujours autour de moi des gosses qui font du bruit, j’ai développé un solide pouvoir de concentration. Je vais de l’avant, même si je suis seul à jouer. Cecil Taylor est comme ça. Peu importe que le reste du groupe ne joue pas ou joue mal, je ne vais pas les laisser me foutre par terre. Bien sûr, même si je joue comme d’habitude, le fait que les autres sonnent mal sera déterminant quant à la sonorité de l’ensemble, et certains auront l’impression que je joue moins bien.
Vous avez pris part à deux révolutions musicales, le bop et le free. Laquelle a été la plus enthousiasmante ?
Ce que je peux dire, c’est que j’ai le même enthousiasme qu’avant... bien que ce soit moins enthousiasmant pour moi. C’est difficile à expliquer. Si les anciens ne m’avaient pas montré la voie, je ne serais pas au point où j’en suis. Au risque d’être jugé égoïste et prétentieux, je dirai que si je n’avais jamais entendu tous ces musiciens dits « nouveaux », je serais quand même en train de faire ce que je fais maintenant. Si je suis arrivé à ce point, la musique libre, c’est au terme d’une évolution, alors que beaucoup de jeunes ont sauté là-dedans, et ont raté du même coup beaucoup d’autres choses. Je les comprends, mais c’est dommage... Si je peux jouer aussi bien du ténor que de la flûte, du soprano ou du piano, si je compose et écris des arrangements, c’est parce que j’ai passé ma vie à étudier, à rêver éveillé. Je n’ai rien fait d’autre. Comparé à ces types qui courent en tous sens et se bousculent, je devrais me considérer comme un paresseux — je suis resté allongé et j’ai fait des exercices. j’ai passé ma vie à méditer. Je ne sais pas si je suis agressif ou non. Ce dont je suis certain, c’est que je suis complet dans tout ce que je fais. Je sais ce que je fais et cela me donne une sorte de paix intérieure. Même quand j’étais jeune, j’ai évité la drogue et tous ces trucs. Je fume des cigarettes, mais je ne bois jamais d’alcool. J’ai toujours l’esprit clair. J’évite tout ce qui pourrait m’intoxiquer ou me faire du mal. J’ai bu un peu quand j’étais jeune, mais j’ai cessé. Je sais que je joue mieux quand je ne bois pas. C’est très rare de voir un musicien sobre. Il y a tant de pressions, ils ont besoin de boire. Même Caruso, le chanteur d’opéra, il lui fallait toujours un verre de vin avant de commencer. Ça leur donne une sorte de hardiesse, de confiance supplémentaire, mais l’alcool n’a jamais aidé quiconque à jouer. Combien de musiciens sont morts d’une maladie de foie ? Regardez-moi : la meilleure santé du monde, pas un seul cheveu gris. Je fais seulement des exercices, du yoga. J’évite tout ce qui peut me causer du souci. Il faut pouvoir contrôler la situation... Oui, j’ai de la chance. Je passe beaucoup de temps à composer. J’ai une trentaine de compositions qui sont prêtes, et chacune correspond à un concert, ou à un album double. Je suis prêt à saturer le marché musical !
Dans quel sens, selon vous, le jazz peut-il encore évoluer aujourd’hui ?
Je ne sais pas. Je ne vois plus aujourd‘hui de réelles innovations, la musique semble tendre vers la perfection. Il y aura bien sûr de nouveaux musiciens, chacun avec son style, mais je ne pense pas qu’il y aura une nouvelle « avant-garde ». Moi, par exemple. j’essaie d’atteindre une sorte de perfection improvisée, une improvisation fluide, une perfection spontanée... Mais des gens qui créeront des choses neuves, comme l’ont fait Cecil Taylor et Ornette Coleman, Charlie Parker et Dizzy Gillespie, Lester Young avec Count Basie. Coleman Hawkins avec Fletcher Henderson. je crois que ça n’arrivera plus. Ou alors ça dépasse mon imagination. Je suis ouvert à tout, sauf à l’électronique. C’est artificiel... Les synthétiseurs, Stockhausen... Des courants nouveaux, qui changeraient radicalement la musique ? J’en doute. Je pense que la mutation se fera plutôt vers une recherche de la perfection, chacun selon son style. A moins qu’il y ait régression. Après le « dixieland revival », ce pourrait être un « bebop revival ». Il me semble que tout a été dit et que les musiciens doivent maintenant utiliser le matériau dont ils disposent pour créer de la belle musique. Il n’y aura plus de chambardement, tous les chambardements ont été faits. Ce qui est amusant, c’est que la musique actuelle ressemble de plus en plus à celle de l’époque New Orleans à ses débuts. Quand les types de La Nouvelle-Orléans commencèrent de jouer, ne sachant pas lire la musique, le trompettiste jouait la mélodie et les autres n’avaient qu’à pren- dre des chorus. C’était comme de la musique de profanes. Le vrai dixieland est plus proche de l’avant-garde actuelle que toute autre musique... Plutôt que de nouveaux pionniers, il y aura simplement des gens qui produiront de la musique, un peu comme cela se passe en musique classique européenne — ils ne travaillent que sur des choses qui ont déjà été faites. Il y a même des gens qui ont dit que la musique classique était morte avec Beethoven. D’autres ont dit la même chose à propos de Stravinsky, puis de Schoenberg. Peut-être qu’en jazz les révolutions se sont arrêtées avec Cecil Taylor, et la musique revient maintenant à ce qu’elle était avant. Je suis peut-être dépassé. mais je ne vois n’en d’autre, que cette recherche de la perfection — et le jazz pourrait devenir un grand art comme la musique européenne classique. J’espère me tromper, car une nouvelle remise en question serait très excitante...
Vous êtes venu en Europe en 69 avec Cecil Taylor. Pensez-vous y revenir ?
Oui, si j’arrive à résoudre les problèmes économiques que ça pose. Vous savez, il n’y a pas tellement longtemps, j’étais inscrit au chômage. Quand j’étais plus jeune. je passais mon temps à travailler. C’était dur... Le jour, je faisais mes exercices, je jouais la nuit. En plus, j’étudiais dans un orchestre symphonique, je jouais de l’alto, du violon alto, je n’ai plus le temps aujourd’hui. Même chose pour le hautbois... Je préfére travailler à fond mes quatre instruments. Avant chaque concert, je répète deux heures... Il y a encore une chose que je voudrais vous dire : c’est Cecil Taylor qui m’a donné le courage de jouer selon mes convictions. Avant de travailler avec lui, je m’inquiétais toujours de savoir si je jouais trop longtemps, j‘avais peur de devoir terminer mon solo avant d’avoir pu dire tout ce que je voulais. J’ai été foutu à la porte de deux groupes où l’on trouvait que je jouais trop longtemps. Puis j‘ai rencontré Cecil, et Andrew Hill. Avec Andrew, ç’a été une nouvelle période d’enrichissement, j’ai commencé à m’éveilIer, à jouer vraiment. Je n’ai plus eu l’impression de jouer trop longtemps. Avec Cecil, ça a continué : pas de limites ! On pouvait vraiment s’exprimer, il était ouvert. Depuis, je refuse de me retenir. Quand on dit « musicien de jazz », on pense souvent « soliste » ou « improvisateur », c’est-à-dire un type qui se lève pour prendre un solo de cinq ou dix minutes. Ça ne veut rien dire ! Il n’a rien pu prouver. Mais tout le monde est ravi. En fait, c’est seulement quand on joue trente-cinq ou quarante minutes qu’on peut créer quelque chose. N’importe qui peut être original en dix minutes. Pourtant ça fait partie de l’histoire du jazz, Ça date de l’époque de Kansas City, les longs solos, les jam-sessions. On jouait jusqu’à ce qu’on commence de se répéter, et la section rythmique s’arrêtait...
Aujourd’hui, avec l’avant-garde, le travail des critiques est de plus en plus difficile, ils n’ont plus de normes pour porter des jugements. Certains commencent d’apparaître, parce que cette musique existe quand même depuis plus de dix ans. Les critiques commencent à accepter l’avant-garde. après l’avoir longtemps rejetée. Il y en a qui la refusent encore, parfois, avec de bonnes raisons — je connais beaucoup de « musiciens d’avant-garde » qui ne sont vraiment pas musiciens... Vous connaissez l’exemple du peintre qui trempe la tête et les pieds d’un singe dans un pot de peinture, puis le lâche sur une toile. Le résultat peut être un chef-d’œuvre, mais ça a quand même été fait par un singe. Quand j’avais, comme certains de ces musiciens, vingt-deux ou vingt-trois ans, je composais déjà, je connaissais l’harmonie, les changements d’accords, je savais ce que je pouvais jouer. Eux, ils sont souvent complètement ignorants. ll ne faut pas se laisser aller seulement au gré des instincts, il faut apprendre. L’instinct participe de la musique, mais il n’y a pas que ça. Nous sommes des êtres humains, avec un cerveau. L’autre jour, j’ai rencontré un type qui voulait étudier la musique. Il disait : « Je veux avoir affaire à l’aspect émotionnel de la musique ». Je lui ai dit : « À ton niveau, tu ne dois pas t’occuper de l’aspect émotionnel. Tout doit être froid, calculé, tu dois apprendre à jouer de ton instrument, do-ré-mi-fa-sol… Il n’y a pas d’émotion là-dedans. Tu dois maîtriser ton outil avant de laisser paraître une quelconque émotion. Ou alors commence à crier tout de suite. Il faut choisir. Do septième, ça fait ça, si sixième, ça fait ça, cette gamme, ça fait ça... L’émotion vient après. Il peut toujours se mettre à hurler. Mais après ? On ne peut aller nulle part ailleurs. Je m’aperçois que je suis aujourd’hui un musicien d’avant-garde, qu’ils ont tous autour de moi entre vingt-sept et trente-deux ans et que j’aurai bientôt cinquante ans.
Propos recueillis et photographies : Gérard Rouy